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Kemal Gözler, Le pouvoir de révision constitutionnelle, Villeneuve d'Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 1997, 2 volumes, 774 pages.
Kemal Gözler, Le pouvoir de révision constitutionnelle, Thèse pour le doctorat en droit, Directeur de recherches: Prof. Dmitri Georges Lavroff, Université Montesquieu - Bordeaux IV, Faculté de droit, des sciences sociales et politiques, 1995, 774 p.
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Après avoir vu dans le chapitre précédent l'inventaire des limites à la révision constitutionnelle inscrites dans les textes constitutionnels, dans ce chapitre, nous nous poserons la question de la valeur juridique de ces limites. Nous verrons d'abord les données du débat doctrinal classique sur cette question (Section 1). Ensuite nous essayerons de faire une appréciation générale de la question (Section 2).
Le débat doctrinal classique sur la question de la valeur juridique des limites à la révision constitutionnelle inscrites dans les textes constitutionnels s'articule essentiellement au tour de deux thèses contradictoires. Selon la première thèse, ces limites sont privées de toute valeur juridique, alors que selon la deuxième, elles ont la valeur juridique. Nous verrons d'abord ces deux thèses contradictoires (Sous‑section 1). Ensuite nous examinerons les deux questions suivantes qui occupent une place particulière dans ce débat : celle de savoir si le pouvoir de révision peut surmonter des limites à la révision constitutionnelle inscrites dans les textes constitutionnels par les révisions successives et celle de savoir si ces limites sont sanctionnées en cas de leur transgression (Sous‑section 2).
A propos de la valeur juridique des limites à la révision constitutionnelle inscrites dans les textes constitutionnels, dans la doctrine classique du droit constitutionnel, on a soutenu en général deux thèses contradictoires. Selon la première thèse, ces limites sont privées de toute valeur juridique, par conséquent elles ne lient pas le pouvoir de révision constitutionnelle. Par contre selon la deuxième, ces limites ont la valeur juridique et par conséquent elles s'imposent à l'exercice de ce pouvoir.
Nous verrons d'abord l'exposé, ensuite, la critique de cette thèse.
Selon cette thèse qui est d'ailleurs, très répandue dans la doctrine[1], les limites à la révision constitutionnelle inscrites dans le texte constitutionnel sont privées de toute valeur juridique. En d'autres termes, dans cette thèse, les dispositions de la constitution qui prévoient des limites à la révision constitutionnelle ne sont pas perçues comme des normes juridiques pleinement obligatoires, mais comme des « idées », ou des « souhaits politiques » sans force juridique[2]. Bref elles ne sont que des « barrières de papier »[3]. Par conséquent, elles ne s'imposent pas à l'exercice du pouvoir de révision constitutionnelle.
I. Avant de voir les arguments sur lesquels cette thèse s'étaye, il convient de remarquer que cette thèse qui nie la valeur juridique des limites à la révision constitutionnelle résulte en effet de la thèse de la permanence exclusive du pouvoir constituant originaire. Comme nous l'avons vu plus haut[4], les défenseurs de cette thèse nient l'existence même d'un pouvoir de révision constitutionnelle. Selon eux, chaque fois que l'on a besoin de réviser la constitution, c'est toujours le même pouvoir originaire qui apparaît. Ainsi, les auteurs qui n'acceptent pas l'existence d'un pouvoir de révision constitutionnelle distinct du pouvoir constituant originaire n'acceptent pas non plus la valeur juridique des dispositions de la constitution qui prévoient des limites à l'exercice de ce pouvoir. En effet, pour eux, ce problème ne se pose même pas, parce qu'il n'existe pas de pouvoir de révision constitutionnelle à limiter.
C'est pourquoi, les arguments invoqués en faveur de la thèse de la permanence exclusive du pouvoir constituant originaire, autrement dit, celle de la négation de l'existence du pouvoir de révision constitutionnelle, peuvent aussi être avancés en faveur de la thèse selon laquelle les limites à la révision constitutionnelle sont privées de toute valeur juridique. Nous avons vu ces arguments dans le titre préliminaire[5]. C'est pourquoi nous ne n'y revenons pas.
II. Maintenant, voyons les autres arguments sur lesquels s'étaye la thèse niant la valeur juridique des limites à la révision constitutionnelle[6].
1. L'argument le plus habituel invoqué en faveur de cette thèse consiste à dire qu'une génération ne peut lier les générations futures[7]. Les auteurs de la constitution initiale ne peuvent imposer leurs vues aux générations suivantes. Les défenseurs de cette idée s'inspirent en effet essentiellement de la théorie de Thomas Jefferson, selon laquelle
« chaque génération est indépendante de celle à laquelle elle succède, comme celle-là même l'était de la génération qui l'a précédée. Elle a, comme l'une et l'autre, le droit de se choisir la forme de gouvernement, qu'elle juge le plus favorable à son bonheur, et par conséquent, d'accommoder aux circonstances dans lesquelles elle se trouve placée, les institutions qu'elle a reçues de ses pères »[8].
Ainsi, pour Jefferson, « les morts n'ont pas de droits. Ils ne sont rien ». En faveur de cette idée, il est également coutume de citer l'article 28 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 24 juin 1793[9]. Selon cet article,
« un peuple a toujours le droit de revoir, de réformer et de réviser sa Constitution. Une génération ne peut assujettir à ses lois les générations futures ».
2. Le deuxième argument consiste à dire que les constitutions sont préparées dans les conditions politiques, sociales à un moment donné. Ces conditions changent toujours conformément à l'évolution sociale. Par conséquent les constitutions aussi doivent s'adapter à ces conditions changées[10].
3. Selon un troisième argument, la valeur de ces limites dépend en effet des circonstances de force. Si les tendances de changement dans la société augmentent, de toute façon, ces limites seront supprimées un jour. Car les révolutions sont inévitables[11]. Les dispositions intangibles de la constitution ne sauraient empêcher une révolution[12]. Si ces dispositions ne sont pas révisables par les moyens réguliers, elles seront révisées par les voies révolutionnaires[13]. Par conséquent, pour de ne pas préparer le terrain aux révolutions, et pour que le système ne soit pas complètement bloqué, la constitution doit être révisable dans toutes ses parties[14].
4. Ensuite, selon les défenseurs de cette thèse, le pouvoir constituant d'aujourd'hui ne peut lier le pouvoir constituant de l'avenir[15]. « Le pouvoir constituant qui s'exerce à un moment donné n'est pas supérieur au pouvoir constituant qui s'exercera dans l'avenir et ne prétendre le restreindre »[16]. D'ailleurs selon Georges Vedel « le pouvoir constituant étant le pouvoir suprême de l'Etat ne peut être lié même par lui-même »[17]. « Le constituant originaire ne dispose pas de pouvoir de lier le titulaire du pouvoir de révision »[18].
5. Un autre argument qui est souvent invoqué pour condamner la valeur juridique de ces limites, c'est l'illégitimité de mettre des entraves à l'exercice de la souveraineté du peuple[19]. D'après les défenseurs de cet argument, les limites à la révision constitutionnelle sont inconciliables avec le principe de la souveraineté nationale. Par exemple, selon Julien Laferrière, « s'interdire de modifier sa Constitution serait de la part de la nation, renoncer à l'élément essentiel de sa souveraineté »[20]. Il invoque cet argument surtout pour les interdictions de réviser la constitution pendant un certain délai. Ainsi selon Julien Laferrière,
« théoriquement, il est douteux qu'une constitution puisse exclure, même pour un certain délai, la possibilité de sa révision, ce qui revient à supprimer chez la nation, pendant cette période l'exercice du pouvoir constituant »[21].
Cet argument a été réaffirmé récemment par Georges Vedel : « Le souverain ne peut se lier lui-même. En vertu de sa souveraineté, il peut changer à tout moment la norme qui interdit de changer » [22].
6. Encore, selon Julien Laferrière « juridiquement la constitution est une loi ; or, de par sa nature, la loi est un acte perpétuellement modifiable »[23]. D'après lui « le système des constitutions rigides doit comporter la possibilité d'entreprendre à tout moment... la révision dont l'opinion publique éprouve la nécessité »[24]. D'ailleurs, comme le remarque Marie-Françoise Rigaux, « le droit lui-même est conçu comme un ensemble de règles susceptibles de changer : elles peuvent être abrogées, modifiées, elles peuvent être suspendues d'application, faire l'objet de régimes transitoires »[25]. D'autre part, dans le même ligne, le principe de logique juridique « non-contradiction » a été invoqué par Paolo Biscaretti Di Ruffia, en faveur de cette thèse. Selon ce principe « la norme postérieure dans le temps pourrait toujours modifier ou abroger la norme antérieure d'égale efficacité »[26].
7. L'un des premiers auteurs qui défendent cette thèse, c'est W. Burckhardt. Il soutient que la révision constitutionnelle ne peut être liée à aucune règle impérative préétablie. Ainsi les dispositions relatives à la révision de la constitution n'ont point la valeur de règles de droit véritables[27]. Selon W. Burckhardt, la constitution originaire est un res facti et son autorité est purement factuelle, par conséquent les révisions constitutionnelles ultérieures ne peuvent pas davantage être subordonnées à une règle de droit proprement dit et demeurent nécessairement res facti, non juris[28].
Argument essentiel de W. Burckhardt, invoqué pour démontrer le caractère extra‑juridique des révisions constitutionnelles, est le suivant :
« les fondateurs d'une Constitution quelconque n'ont point qualité pour en réglementer les révisions futures : il leur faudrait, à cet effet, un pouvoir qu'ils ne sauraient se conférer à eux-mêmes »[29].
Ainsi W. Burckhardt déclare que
« les prescriptions que renferme une Constitution touchant sa révision éventuelle, présupposeraient, pour être juridiquement obligatoires, l'existence d'un statut supérieur, qui ait attribué à l'autorité de qui elles émanent, le pouvoir de régler l'exercice futur de la puissance constituante elle-même : or, il n'existe, en dehors et au‑dessus de la Constitution à réviser aucun statut suprême, qui ait pu déférer à qui que ce soit ce pouvoir superconstituant »[30].
Notons qu'en faveur de cette thèse, deux arguments ont été encore avancés : celui selon lequel le pouvoir de révision constitutionnelle a la possibilité des surmonter ces limites par les révisions successives et celui qui soutient l'absence de sanction en cas de leur transgression. Nous allons étudier en détail ces deux arguments plus bas[31]. Car, a notre avis, ces deux arguments posent des questions particulières et par conséquent méritent d'être examinés d'une façon plus approfondie.
I. Nous avons déjà noté que cette thèse qui nie la valeur juridique des limites à la révision constitutionnelle résulte en effet de la thèse de la permanence exclusive du pouvoir constituant originaire. Comme on l'a vu dans le titre préliminaire[32], les défenseurs de cette thèse n'acceptent pas l'existence d'un pouvoir de révision constitutionnelle distinct du pouvoir constituant originaire. Selon eux, chaque fois que l'on a besoin de réviser la constitution c'est toujours le même pouvoir originaire qui apparaît. Quand on leur montre que les constitutions, en réglant leur révision, créent un pouvoir de révision constitutionnelle et qu'ainsi elles prévoient des limites à son exercice, cette fois-ci, les partisans de cette thèse restent obligés, d'une certaine façon, de nier la valeur juridique des dispositions de la constitution qui prévoient des limites à la révision constitutionnelle. Ainsi, le rejet de la valeur juridique de ces limites résulte en effet d'une certaine attitude doctrinale qui consiste à refuser l'existence d'un pouvoir de révision constitutionnelle distinct du pouvoir constituant originaire. En d'autres termes, l'attitude des partisans de cette thèse est édictée par leur conception niant l'existence du pouvoir de révision constitutionnelle. Pour eux, logiquement, il y a une grande difficulté logique à accepter la valeur juridique des dispositions de la constitution qui prévoient des limites à l'exercice du pouvoir de révision constitutionnelle.
En d'autres termes, quand la thèse qui nie l'existence du pouvoir de révision constitutionnelle est démentie par le droit positif, les partisans de cette thèse, au lieu de corriger leur point de vue, ont choisi de nier la valeur juridique des dispositions de la constitution qui réfutent leur thèse. Il est évident que lorsqu'une thèse doctrinale n'est pas confirmée par le droit positif, ce qui doit être révisée, c'est la thèse doctrinale, non pas le droit positif.
Par contre après avoir accepté l'existence d'un pouvoir de révision constitutionnelle distinct du pouvoir constituant originaire, il n'y a pas aucune difficulté logique à accepter la limitation du pouvoir de révision constitutionnelle, ainsi que la valeur juridique des dispositions de la constitution qui prévoient des limites à son exercice.
II. Maintenant nous pouvons passer à critiquer les arguments invoqués en faveur de cette thèse ci-dessus. Mais avant de cela, il convient d'abord de déterminer la portée et le destinataire de ces interdictions.
D'abord, notons que les interdictions de réviser la constitution constituent une immutabilité partielle de la constitution, non pas une immutabilité totale de la constitution. A vrai dire, aucune constitution n'interdit à tout jamais et sur tous les points de sa révision[33]. Les constitutions interdisent leur révision seulement pendant un certain délai ou sur tel ou tel point.
Deuxièmement, ces interdictions sont adressées au pouvoir de révision constitutionnelle, non pas au pouvoir constituant originaire. C'est‑à‑dire qu'ici il y a la limitation du pouvoir de révision constitutionnelle, non pas du pouvoir constituant originaire. En d'autres termes, ces interdictions visent les révisions faites dans le cadre déterminé par la constitution, non pas celles faites par les révolutions ou les coups d'Etat. Les constitutions interdisent leur révision pendant un certain délai, ou sur tel ou tel point par la mise en oeuvre des procédures fixées par elles-mêmes, non pas par les révolutions. Car, comme on l'a déjà indiqué, les révolutions sont des purs faits, qui ne connaissent pas des restrictions juridiques. C'est pourquoi une constitution ne peut ni prévoir, ni interdire sa révision révolutionnaire. Et dans la pratique aussi, les constitutions en général ne contiennent aucune disposition interdisant leur révision révolutionnaire. C'est‑à‑dire que les constitutions en général ne nient pas les révolutions[34]. Les dispositions de la constitution sont adressées aux pouvoirs constitués, y compris au pouvoir de révision constitutionnelle, mais non pas au pouvoir constituant originaire. Ce dernier, étant un pur fait, n'est pas lié par les dispositions de la constitution.
Si l'on prend en considération d'une part que les limites à la révision constitutionnelle sont partielles et d'autre part qu'elles s'adressent au pouvoir de révision constitutionnelle, non pas au pouvoir constituant originaire, une bonne partie de ces arguments invoqués en faveur de la thèse selon laquelle ces limites sont dénuées de valeur juridique s'effondrent.
1. Ainsi si l'on rend compte que ces limites sont partielles, l'argument selon lequel une génération ne peut lier les générations futures s'atténue. Car, ces limites ne lient que les générations futures sur quelques points, non pas sur l'ensemble de la constitution.
Il est évident qu'une génération ne peut lier complètement les générations futures. Cependant les constitutions ne sont pas des textes qui doivent être faits de génération en génération. Elles sont avant tout des textes de stabilité. C'est pourquoi l'intangibilité de ces quelques dispositions peut être jugée comme raisonnable.
D'ailleurs, il y a des auteurs qui n'acceptent pas cet argument de générations futures. Par exemple selon Pierre Pactet,
« il est souhaitable, au contraire, que les constituants fassent ou partagent entre les quelques questions qui leur paraissent essentielles et qui ne peuvent pas être remises en cause sans coup de force et les autres, de beaucoup les plus nombreuses, qui peuvent toujours être modifiées »[35].
Il y a aussi des contre-arguments sur le même thème. On peut ainsi parler de la nécessité d'assurer la continuité entre les générations[36]. D'ailleurs la nation « n'est pas faite uniquement de générations vivantes ; elle regroupe aussi les générations passées et futures »[37]. Par conséquent les générations passées peuvent laisser quelques traces pour les générations futures.
Enfin, il faut noter que les générations futures ont toujours la possibilité de réviser ces dispositions intangibles de la constitution par les moyens révolutionnaires. Car ce qu'interdisent ces dispositions de la constitution, c'est leur révision selon la procédure prévue par la constitution. En d'autres termes, les générations futures peuvent toujours supprimer les limites à la révision constitutionnelle par la mise en oeuvre de leur pouvoir constituant originaire.
2. D'autre part, il est vrai que la société évolue et les conditions sociales, politiques dans lesquelles la constitution a été élaborée changent toujours et par conséquent, la constitution doit s'adapter à ces conditions changées. D'abord notons que les dispositions intangibles de la constitution restent toujours exceptionnelles. En dehors de quelques points essentiels, la forte majorité des dispositions constitutionnelles sont toujours susceptibles d'être révisées en fonction de changements sociaux. D'ailleurs, même la partie intangible, comme on l'a déjà expliqué, peut être changée à tout moment par le pouvoir constituant originaire.
Enfin, comme le remarque Marie-Françoise Rigaux, il faut assurer une certaine stabilité et continuité dans la société qui évolue. Il faut sauvegarder de manière absolue certains principes dans la société mouvante[38]. « La constitution est chargée d'assurer le lien entre la souveraineté politique, les normes sociales et les aspirations existentielles d'une société en mutation constante »[39].
3. Quant à l'argument selon lequel ces interdictions sont toujours révisables par les révolutions, nous pouvons dire que c'est une observation tout à fait juste, mais elle ne concerne pas la portée de ces interdictions. Comme on l'a déjà dit, ces interdictions sont adressées au pouvoir de révision constitutionnelle, non pas au pouvoir constituant originaire. En d'autres termes, elles interdisent la révision des dispositions intangibles par la mise en oeuvre du mode prévu par la constitution. Elles ne concernent nullement la révision de ces dispositions par les modes révolutionnaires.
En d'autres termes comme on va le voir plus loin[40], l'objectif des dispositions intangibles n'est pas d'interdire les révolutions, mais d'éviter les phénomènes révolutionnaires latents qui, sous l'apparence de légalité, bouleverseraient l'ordre des institutions[41]. En d'autres termes, les auteurs de la constitution veulent que ces dispositions ne soient pas remises en cause sans sortir du cadre constitutionnel[42].
4. Ensuite, l'argument qui soutient que le pouvoir constituant d'aujourd'hui ne peut lier le pouvoir constituant de l'avenir résulte en effet du fait que les défenseurs de cet argument n'acceptent pas l'existence d'un pouvoir de révision constitutionnelle distinct du pouvoir constituant originaire. Nous avons vu les idées des ces auteurs dans le titre préliminaire[43]. C'est pourquoi, nous n'y reviendrons pas ici. Mais simplement notons que si l'on accepte l'existence d'un pouvoir de révision constitutionnelle distinct du pouvoir constituant originaire, cet argument ci-dessus s'effondre. Car, dans cette conception, il y a une hiérarchie entre le pouvoir constituant originaire et le pouvoir de révision constitutionnelle. Par conséquent, le pouvoir constituant originaire d'aujourd'hui, étant un pouvoir suprême peut lier le pouvoir de révision constitutionnelle de l'avenir, étant un pouvoir inférieur à lui.
5. Quant à l'argument de la souveraineté invoqué pour démontrer le caractère illimité du pouvoir de révision constitutionnelle, on peut également constater que plusieurs auteurs fondent la limitation du pouvoir de révision constitutionnelle sur un même argument. Par exemple, selon le professeur Olivier Beaud, comme on l'a vu[44], le pouvoir constituant originaire est un pouvoir souverain, tandis que le pouvoir de révision constitutionnelle est un pouvoir non souverain. Ainsi il en déduit le caractère limité du pouvoir de révision[45]. Le président Dmitri Georges Lavroff aussi utilise le même argument. Selon lui,
« la distinction du pouvoir constituant originaire, qui est directement exercé par le souverain, du pouvoir constituant institué, qui est mis en oeuvre par des organes que la constitution a établis et dans les limites des pouvoirs et des conditions de procédure que celle-ci a fixées, est justifiée par la volonté de faire respecter la volonté du souverain par les organes qui ont été créés par lui. Ne pas distinguer le pouvoir originaire directement exercé par le souverain des pouvoirs institués qui sont confiés à des organes créés par la constitution, conduit à nier les pouvoirs du souverain, en tout cas à les amputer au bénéfice des représentants qui agissent en son nom »[46].
Comme on le voit, après avoir fait la distinction du pouvoir constituant originaire et du pouvoir de révision constitutionnelle, l'argument selon lequel les dispositions intangibles de la constitution sont inconciliables avec le principe de la souveraineté nationale s'effondre, car c'est le pouvoir constituant originaire qui est souverain non pas le pouvoir de révision constitutionnelle. Par conséquent, étant un pouvoir non souverain devant le pouvoir constituant originaire, le pouvoir de révision constitutionnelle peut être limité. Et cette limitation ne serait pas contraire au principe de la souveraineté nationale, au contraire c'est la nécessité tirée de ce principe même.
D'ailleurs, comme le disait Carré de Malberg,
« dans le système de la souveraineté nationale, la nation seule, envisagée dans son ensemble organisé, est souveraine : l'un de ses organes, pris séparément, ne peut pas, pour sa part posséder une puissance illimitée. A cet égard, le principe de souveraineté exclusive de la nation exige que la puissance des organes constitués soit déterminée et limitée par une règle supérieure, qui définira les actes dans leur compétence ou, en tout cas, qui imposera à leur activité des bornes qu'ils ne pourront pas dépasser »[47].
De plus, selon certains auteurs, les règles qui empêcheraient un peuple d'exercer ses prérogatives constitutionnelles en toute liberté peuvent être considérées comme légitimes. Car, comme on l'a déjà noté, la nation n'est pas faite seulement de générations vivantes, mais elle regroupe aussi les générations passées et futures[48]. Les générations passées peuvent laisser quelques traces pour les générations futures, en moyen des dispositions intangibles de la constitution.
Enfin, selon Marie-Françoise Rigaux, « que le peuple détienne le pouvoir constituant ne signifie nullement que ce soit là l'unique mode d'expression de sa souveraineté. Celle-ci s'exerce dans tous les pouvoirs qu'il institue et selon la diversité des techniques qu'il prévoit »[49]. La souveraineté populaire se manifeste ainsi au sein du pouvoir législatif, au sein du pouvoir exécutif[50].
Quant à l'argument de l'impossibilité de l'autolimitation du souverain, on peut dire que cet argument s'effondre si l'on prend en considération que les limites à la révision constitutionnelle sont adressées au pouvoir de révision constitutionnelle, non pas au pouvoir constituant originaire. En d'autres termes, il y a ici la limitation du pouvoir de révision constitutionnelle, non pas de l'autolimitation du pouvoir constituant originaire. Par conséquent le pouvoir constituant originaire, étant un pouvoir souverain, peut prévoir des limites à l'exercice du pouvoir de révision constitutionnelle qui est un pouvoir non souverain.
6. Guy Héraud critique l'argument selon lequel « juridiquement la constitution est une loi ; or, de par sa nature la loi est un acte perpétuellement modifiable »[51] en disant que « sans doute la constitution est une loi, Cependant d'un point de vue juridique positif, il n'y a aucune nécessité à concevoir la possibilité de révision constitutionnelle, quand la constitution la prohibe »[52].
D'autre part, le principe de non-contradiction selon lequel « la norme postérieure dans le temps pourrait toujours modifier ou abroger la norme antérieure » ne peut pas être invoqué en faveur de cette thèse. Car ce principe est valable pour les normes occupant le même rang dans la hiérarchie des normes. En d'autres termes, si la règle antérieure occupe un rang supérieur à celui de la règle postérieure dans la hiérarchie des normes, la règle postérieure ne peut modifier la règle antérieure. Dans notre cas, les règles intangibles sont posées par le pouvoir constituant originaire ; et si l'on admet qu'il y a une hiérarchie entre le pouvoir constituant originaire et le pouvoir de révision constitutionnelle, le pouvoir de révision constitutionnelle, étant un pouvoir inférieur à l'autre, ne peut les modifier.
7. Carré de Malberg critique l'argument de Burckhardt qui soutient le caractère extra‑juridique de la révision constitutionnelle. Selon Carré de Malberg, la doctrine de Burckhardt méconnaît le point de vue de la science du droit.
« Une théorie juridique de l'Etat ne peut se baser que sur l'hypothèse du maintien de l'ordre régulier en vigueur : dès qu'on suppose que cet ordre pourrait, à un moment donné, perdre son efficacité, il ne reste plus place pour aucune construction de droit public ; car au cas où les règles de la Constitution viendraient à être mises de coté, on entrerait purement et simplement dans le domaine du hasard et de l'arbitraire. S'il fallait, comme le propose Burckhardt pour la révision, refuser le caractère de règles de droit à toutes celles des prescriptions constitutionnelles qui courent le risque d'être un jour foulées aux pieds, ce critérium aurait pour effet d'ébranler la valeur juridique d'une grande partie des institutions consacrées par la Constitution en vigueur »[53].
Ainsi, tous les arguments invoqués en faveur de la thèse selon laquelle les limites à la révision constitutionnelle sont privées de toute valeur juridique sont en réalité réversibles ou réfutables. Pour cela, comme on vient de le voir, il suffit de prendre en considération, d'une part, le fait que ces limites sont adressées au pouvoir de révision constitutionnelle, non pas au pouvoir constituant originaire, et d'autre part, le fait que ces limites ne constituent qu'une intangibilité partielle de la constitution.
Après avoir ainsi exposé et critiqué la thèse selon laquelle les limites à la révision constitutionnelle sont dénuées de toute valeur juridique, maintenant nous pouvons passer à l'examen de la deuxième thèse sur la valeur juridique des limites à la révision constitutionnelle.
Tout d'abord, notons que comme la première thèse est défendue essentiellement par les auteurs qui défendent la permanence du pouvoir constituant originaire, cette thèse aussi est défendue par les auteurs qui acceptent l'existence du pouvoir de révision constitutionnelle distinct du pouvoir constituant originaire. Car, après avoir accepté l'existence d'un tel pouvoir, il n'y a aucune difficulté logique à accepter la limitation du pouvoir de révision constitutionnelle, ainsi que la valeur juridique des dispositions de la constitution qui prévoient des limites à son exercice.
Bref selon les partisans de cette thèse, le pouvoir de révision constitutionnelle ne peut s'exercer que dans le cadre déterminé par la constitution. Ainsi, les dispositions de la constitution qui déterminent ce cadre ont la valeur juridique, et s'imposent à l'exercice de ce pouvoir. Nous avons déjà examiné les arguments des partisans de cette thèse dans le titre préliminaire sous la question « le pouvoir de révision constitutionnelle est-il limité »[54]. C'est pourquoi nous allons étudier ici les arguments autres que ceux-ci.
D'abord précisons que les arguments de cette thèse sont développés essentiellement à propos des interdictions de réviser la constitution sur tel ou tel point. Les arguments les plus habituels se concentrent sur l'objectif de ces interdictions.
1. Les auteurs notent que les dispositions intangibles de la constitution ont pour objet d'assurer la permanence du régime, autrement dit une certaine stabilité aux institutions[55]. En d'autres termes, « le mobile essentiel qui pousse un constituant à protéger contre toute modification ultérieure certaines des dispositions initiales » de la constitution s'explique par la « vocation de conjurer les désordres d'une société donnée et de faire accroître sans discontinuer l'harmonie de celle-ci »[56]. Les dispositions intangibles de la constitution participent à cet idéal puisqu'elles donnent à l'Etat ses assises doctrinales[57].
Ainsi, Marie-Françoise Rigaux précise que les dispositions intangibles de la constitution ont pour objet de « préserver les bases essentielles d'un Etat contre des atteintes fatales »[58]. « La protection visée par de telles normes s'inspire du souci plus large de maintenir l'harmonie d'une communauté politique »[59].
2. Selon un autre argument, la constitution doit
« prévoir les instruments qui sauvegardent les institutions d'une société contre des assauts incontrôlés menés par des groupes agissant dans leur intérêt exclusif... Dans cette perspective, on ne peut plus dénier de façon aussi péremptoire toute forme d'effectivité à des règles constitutionnelles qui seraient frappées d'intangibilité dans le but de préserver la société contre des bouleversements qu'elle ne saurait maîtriser à défaut d'elles. Il est des moments, dans la vie constitutionnelle d'un Etat, qui peuvent s'accommoder de ce type de dispositions : un garde-fou juridique peut contenir parfois des mouvements dont l'impétuosité engendrerait des bouleversements non jugulables »[60].
La note accompagnant la rédaction définitive de l'article 79, paragraphe 3 de la Loi fondamentale allemande de 1949 explique parfaitement l'objectif des règles intangibles. Selon la note,
« cette disposition a pour but d'éviter que la loi fondamentale puisse être l'objet d'une révision totale ou d'un anéantissement qui, en particulier cacherait sous un voile de légalité, un mouvement révolutionnaire antidémocratique. Un tel article ne saurait empêcher une révolution ; tout mouvement révolutionnaire est susceptible d'engendrer du droit nouveau, mais au moins il ne saurait tirer d'une légitimité ou d'une qualité juridique apparente, les titres d'une légalité nouvelle »[61].
Ainsi Marie-Françoise Rigaux conclut que l'objectif de telles dispositions intangibles est d'« assurer la pérennité de l'ordre (démocratique) de l'Etat contre un mouvement ‘révolutionnaire’ latent qui, sans déchaînement de violence, suivrait les règles prévues pour la révision de la constitution, mais bouleverserait l'ordonnancement constitutionnel estimé fondamental »[62].
En conclusion, on peut dire que l'objectif des dispositions intangibles n'est pas d'interdire les révolutions, mais d'éviter les phénomènes révolutionnaires latents qui, sous une apparence de légalité, bouleverseraient l'ordre des institutions[63]. En d'autres termes, les auteurs de la constitution veulent que ces dispositions ne soient pas remises en cause sans sortir de la constitution[64].
3. Après avoir ainsi déterminé l'objectif des limites à la révision constitutionnelle, maintenant nous pouvons passer à l'examen des autres arguments invoqués par les différents auteurs en faveur de la thèse acceptant la valeur juridique de ces limites.
D'une façon générale, notons que ces arguments consistent à dire que les limites à la révision constitutionnelle s'imposent à l'exercice du pouvoir de révision, car elles sont posées par le pouvoir constituant originaire ; et par conséquent le pouvoir de révision, étant un pouvoir institué par ce pouvoir, est lié par ces limites[65].
A notre connaissance, c'est Adhémar Esmein qui a, pour la première fois, défendu la thèse de la valeur juridique des limites à la révision constitutionnelle, sous la IIIe République, à propos de l'intangibilité de la forme républicaine du gouvernement (le paragraphe 3 de l'article 8 de la loi constitutionnelle du 25 février 1875, ajoutée par l'article 2 de la loi constitutionnelle du 14 août 1884).
Selon Esmein, après la loi constitutionnelle du 14 août 1884, « la portée possible de la révision est limitée sur ce point »[66].
« Il ne faudrait pas, d'ailleurs, dire et croire que l'Assemblée Nationale de révision soit souveraine. Elle exerce, il est vrai, le pouvoir constituant, mais seulement dans la mesure et aux conditions déterminées par les lois constitutionnelles elles-mêmes. En dehors de cette sorte de délégation constitutionnelle, elle est sans titre et sans autorité. Elle ne peut même pas invoquer, pour s'affranchir de ces limitations, un prétendu mandat qu'elle aurait reçu du corps électoral représentant la souveraineté nationale, puisqu'elle n'a pas été spécialement élue en vue de la révision »[67].
En d'autres termes, selon Esmein,
« l'Assemblée Constituante ainsi créée [conformément à la loi constitutionnelle du 25 février 1875] n'aurait pas des pouvoirs illimités. Elle ne pourrait pas changer la forme républicaine du gouvernement, car elle ne tiendrait son existence légale, constitutionnelle, que d'une Constitution qui elle-même contenait cette restriction »[68].
D'autre part, Maurice Hauriou, lui aussi, accorde une valeur juridique à l'interdiction de réviser la forme républicaine du gouvernement prévue par la loi constitutionnelle du 14 août 1884. Selon lui, « il faudrait bien conclure logiquement de ce texte (de 1884) qu'une révision de la constitution modifiant la forme républicaine du gouvernement serait inconstitutionnelle »[69].
Guy Héraud admet l'idée qu'« une bonne Constitution, évidemment, doit prévoir des modes de révision qui permettent un remaniement total... La prohibition des révisions constitutionnelles est vanité de la part du constituant, en même temps que naïve maladresse »[70]. Mais ajoute-t-il, « cette argumentation politique n'a pas de valeur sur le terrain du droit ; d'un point de vue juridique positif il n'y a aucune nécessité à concevoir la possibilité de révision constitutionnelle quand la Constitution la prohibe »[71]. Ainsi, pour Guy Héraud peut-être que certaines des limites à la révision constitutionnelle sont des ordonnancements maladroits, mais non pas anti-juridiques[72]. Par conséquent,
« il n'est pas pertinent de critiquer, sinon d'un point de vue politique, l'état du droit positif. Les procédures politiquement critiquables, ne font qu'utiliser une construction juridique nécessaire à toutes et en particulier à l'explication des procédures satisfaisantes ; aucune argumentation proprement juridique ne permet de récuser la validité des premières »[73].
Egalement, selon Maurice Duverger, juridiquement les limites à la révision constitutionnelle « s'imposent à l'organe de révision : puisqu'il tient son pouvoir de la constitution, il doit la respecter »[74].
Rappelons que Georges Burdeau aussi défend la même thèse à propos des dispositions relatives à l'intangibilité du régime dans son Traité de science politique[75]. Nous avons vu sa théorie dans le titre préliminaire[76]. C'est pourquoi nous n'y revenons pas.
De nos jours, les auteurs acceptent de plus en plus la valeur juridique de l'interdiction de réviser la forme républicaine du gouvernement. Par exemple, Charles Debbasch et ses amis estiment que la thèse qui soutient que l'article 89, alinéa 5, n'a aucune valeur juridique n'est pas fondée. Car, selon eux, « le pouvoir constituant dérivé est obligé de respecter la Constitution en vigueur ; seul le pouvoir constituant originaire qui établit une constitution, pourrait adopter n'importe quelle forme politique »[77]. D'ailleurs ils pensent que « l'autorité de révision étant un pouvoir institué, et non le pouvoir constituant originaire, ne peut, sans commettre de détournement de pouvoir, accomplir une révision contraire à l'esprit qui animait le pouvoir constituant originaire »[78].
Egalement selon Dmitri Georges Lavroff,
« cette interdiction [art.89, al.5] peut être considérée comme ayant une valeur juridique au résultat du raisonnement suivant : le pouvoir de révision de la Constitution est un pouvoir institué, on voit mal comment un pouvoir institué pourrait détruire le texte qui l'institue, car il perdrait du même coup la base de sa légitimité »[79].
En conclusion, selon cette thèse, les dispositions de la constitution qui prévoient des limites à la révision constitutionnelle ont la valeur juridique, c'est‑à‑dire qu'elles s'imposent à l'exercice du pouvoir de révision constitutionnelle. Car, premièrement, ces dispositions ont pour objet d'assurer la permanence du régime, ainsi que de protéger l'ordre de l'Etat contre un mouvement révolutionnaire latent qui, sans déchaînement de violence, suivrait les règles prévues pour la révision de la constitution, mais bouleverserait l'ordonnancement constitutionnel fondamental. Deuxièmement, ces limites sont prévues par la constitution, et le pouvoir de révision constitutionnelle, étant un pouvoir organisé par la constitution, doit nécessairement les respecter.
* * *
L'appréciation générale de ces deux thèses sera faite plus bas, dans la deuxième section de ce chapitre. Nous l'y avons placée, parce que nous allons la faire à la lumière des notions ou des critères qui seront expliquées dans cette section, comme la notion de l'existence matérielle[80], comme les critères de justice[81] et d'efficacité[82].
(Il continue après
les notes de bas de page).
[1]. Joseph Barthélemy et Paul Duez, Traité de droit constitutionnel, Paris, Dalloz, 1933 (Réimpression : Economica, 1985), p.231 ; Julien Laferrière, Manuel de droit constitutionnel, Paris, Editions Domat-Montchrestien, 2e édition, 1947, p.289 ; Vedel, Droit constitutionnel, op. cit., p.117 ; Burdeau, Essai d'une théorie de la révision des lois constitutionnelles, op. cit., p.3‑4 ; Georges Liet-Veaux, Droit constitutionnel, Paris, Editions Rousseau, 1949, p.163 ; Burdeau, Droit constitutionnel, 21e édition par Hamon et Troper op. cit., p.81 ; Debbasch et alii, op. cit., p.93 ; Gicquel, op. cit., p.180.
[2]. Barthélemy et Duez, op. cit., p.231 ; Laferrière, Manuel de droit constitutionnel, op. cit., p.289.
[3]. Liet-Veaux, Droit constitutionnel, op. cit., p.163. L'expression « barrière de papier » est reprise récemment par François Luchaire (L'Union européenne et la Constitution », Revue du droit public, 1992, p.1591).
[4]. Titre préliminaire, Chapitre 2, Section 1, § 1, A.
[5]. Titre préliminaire, Chapitre 2, Section 1, § 1, A.
[6]. Notons que ces arguments ont été développés en France à l'occasion des dispositions d'abord du paragraphe 3 de l'article 8 de la loi constitutionnelle du 25 février 1875 (ajouté par la loi constitutionnelle du 14 août 1884) (« la forme républicaine du Gouvernement ne peut faire l'objet d'une proposition »), ensuite des article 94 (« Au cas d'occupation de tout ou partie du territoire métropolitain par des forces étrangères aucune procédure de révision ne peut être engagée ou poursuivie ») et 95 (« la forme républicaine du Gouvernement ne peut faire l'objet d'une proposition de révision ») de la Constitution de 1946 et enfin de l'article 7 in fine ( « il ne peut faire l'application... de l'article 89 de la Constitution durant la vacance de la Présidence de la République... »), des alinéas 4 (« Aucune procédure de révision ne peut être engagée ou poursuivie lorsqu'il est porté atteinte à l'intégrité du territoire ») et 5 (« la forme républicaine du Gouvernement ne peut faire l'objet d'une révision ») de l'article 89 de la Constitution de 1958.
[7]. Laferrière, Manuel de droit constitutionnel, op. cit., p.288.
[8]. Lettre à Samuel de Kerchival du 12 juillet 1816, Mélanges politiques et littéraires, extraites de mémoires et de la correspondance de Thomas Jefferson, Paris, 1883, t.II, p.287, cité par Arnoult, op. cit., p.7. A ce propos voir également Beaud, La puissance de l'Etat, op. cit., p.410 ; Rigaux, op. cit., p.249.
[9]. Voir par exemple, Rigaux, op. cit., p.235.
[10]. Biscaretti Di Ruffia et Rozmaryn, op. cit., p.56 ; Laferrière, Manuel de droit constitutionnel, op. cit., p.288 ; Rigaux, op. cit., p.237.
[11]. Héraud, L'ordre juridique..., op. cit., p.234.
[12]. Rigaux, op. cit., p.239.
[13]. Laferrière, Manuel de droit constitutionnel, op. cit., p.288.
[14]. D'ailleurs, il faut noter que la révolution se définit par la violation des dispositions relatives à la révision de la constitution en vigueur (Voir Georges Liet‑Veaux, La continuité de droit interne : essai d'une théorie juridique des révolutions, (Thèse pour le doctorat en droit, Faculté de Droit de Rennes) Paris, Sirey, 1942, p.64, 103, 400.
[15]. Vedel, Droit constitutionnel, op. cit., p.117.
[16]. Laferrière, Manuel de droit constitutionnel, op. cit., p.289.
[17]. Vedel, Droit constitutionnel, op. cit., p.117.
[18]. Rigaux, op. cit., p.233.
[19]. Ibid., p.235.
[20]. Laferrière, Manuel de droit constitutionnel, op. cit., p.288.
[21]. Ibid., p.291. A ce propos Gicquel parle d'« image de la souveraineté » (Gicquel, op. cit., p.180).
[22]. Vedel, « Souveraineté et supraconstitutionnalité », op. cit., p.90.
[23]. Laferrière, Manuel de droit constitutionnel, op. cit., p.288.
[24]. Ibid., p. 291.
[25]. Rigaux, op. cit., p.237.
[26]. Biscaretti Di Ruffia et Rozmaryn, op. cit., p.56.
[27]. W. Burckhardt, Kommentar des Schweizerischen Bundesverfassung vom 29. Mai 1874, Bern, 1905, p.7 et s. cité par Carré de Malberg, Contribution..., op. cit., t.II, p.524, note 17.
[28]. Ibid. (cité par Carré de Malberg, Contribution..., op.cit., t.II, p.523). Voir également Rigaux, op. cit., p.36.
[29]. Ibid. (cité par Carré de Malberg, Contribution..., op.cit., t.II, p.523).
[30]. Ibid. (cité par Carré de Malberg, Contribution..., op. cit., t.II, p.523 et Burdeau, Essai d'une théorie de la révision..., op. cit., p.13-14).
[31]. Cette section, Sous-section 2, § 1 et § 2.
[32]. Titre préliminaire, Chapitre 2, Section 1, § 1.
[33]. Vedel, Droit constitutionnel, op. cit., p.117.
[34]. A notre connaissance, il y a seulement deux constitutions qui nient le phénomène révolutionnaire. Les constitutions mexicaine (1917) et vénézuélienne (1961) stipulent que les interventions de fait n'ont aucun effet sur la validité de la constitution. (La Constitution mexicaine du 31 janvier 1917, art.136 : « Cette Constitution ne perdra pas sa force et son effet même si son observation est interrompue par la rébellion » (Amos J. Peaslee, Constitutions of Nations, The Hague, Martinus Nijhoff, 3e édition, 1970, vol. IV, The Americas, p.1353). La Constitution vénézuélienne du 23 janvier 1963, art.250 : « Cette Constitution ne perdra pas son effet même si son observation est interrompue par la force ou si elle est abrogée par les moyens autres que ceux prévus par la Constitution elle-même » (Peaslee, op. cit., vol.IV, p.951).
[35]. Pactet, op. cit., p.78.
[36]. En ce sens, Rigaux, op. cit., p.236-237.
[37]. Ibid., p.249.
[38]. Ibid., p.237.
[39]. Ibid., p.250.
[40]. Voir infra, cette section, § 2.
[41]. Rigaux, op. cit., p.232, 239.
[42]. Ibid., p.241.
[43]. Titre préliminaire, Chapitre 2, Section 1, § 1, A.
[44]. Titre préliminaire, Chapitre 2, Section 2, § 2, B, 2.
[45]. Beaud, La puissance de l'Etat, op. cit., p.319 et s. ; Id., « La souveraineté de l'Etat, la pouvoir constituant et le Traité de Maastricht », op. cit., p.1049 ; Id., « Maastricht et la théorie constitutionnelle », op. cit., p.15.
[46]. Lavroff, Le droit constitutionnel... op. cit., p.99-100. C'est nous qui soulignons.
[47]. Carré de Malberg, Contribution..., op. cit., t.II, p.545-546.
[48]. Rigaux, op. cit., p.249.
[49]. Ibid., p.249.
[50]. Ibid.
[51]. Laferrière, Manuel de droit constitutionnel, op. cit., p.291.
[52]. Héraud, L'ordre juridique..., op. cit., p.254.
[53]. Carré de Malberg, Contribution..., op. cit., t.II, p.525-526, note 17.
[54]. Titre préliminaire, Chapitre 1, Section 2, § 2.
[55]. Laferrière, Manuel de droit constitutionnel, op. cit., p.289 ; Burdeau, Traité de science politique, op. cit., t.IV, p.235.
[56]. Rigaux, op. cit., p.236.
[57]. Ibid., p.237.
[58]. Ibid., p.248.
[59]. Ibid., p.255.
[60]. Ibid., p.241. M.-F. Rigaux note que « l'expérience douloureuse du nazisme pour le monde et pour nombre de citoyens d'Allemagne peut expliquer qu'en 1949 les députés de Bonn aient songé à adopter un article 79, paragraphe 3, restreignant l'objet des révisions ultérieures de la loi fondamentale portant, notamment, sur le respect des droits de l'homme ou des principes démocratiques » (Ibid., p. 241-242).
[61]. Voir le texte allemand in Jahrbuch des offentliches Rechts, Tübingen, Mohr, 1951, B.1, p.586 (séance du 16 décembre 1948) cité par Rigaux, op. cit., p.84 et 232.
[62]. Rigaux, op. cit., p.232.
[63]. Ibid., p.239.
[64]. Ibid., p.241.
[65]. Par exemple : « le pouvoir de révision, par nature institué, est soumis aux règles diverses prévues par le pouvoir constituant originaire » (Rigaux, op. cit., p.234). « De telles interdictions ont une valeur absolue, parce que le pouvoir constituant originaire aurait pu mettre un obstacle de cette nature au pouvoir de révision postérieur, en faisant dépendre la continuité juridique du système normatif tout entier du respect de pareilles normes » (Biscaretti Di Ruffia et Rozmaryn, op. cit., p.56).
[66]. Adhémar Esmein, Eléments de droit constitutionnel français et comparé, 8e édition revue par Henry Nézard, Paris, Sirey, 1928, t.II, p.545.
[67]. Ibid., p.549.
[68]. Ibid., p.554.
[69]. Maurice Hauriou, Précis de droit constitutionnel, Paris, Sirey, 1re édition, 1923, p.297. Notons que, comme on l'a vu dans le titre préliminaire, (Chapitre 2, Section 2, § 2, B) Maurice Hauriou défend le principe de la limitation du pouvoir de révision constitutionnelle en tout état de cause. Il limite le pouvoir de révision constitutionnelle non seulement par la limite matérielle prévue par le texte constitutionnel, mais aussi par d'autres limites non-inscrites dans le texte constitutionnel.
[70]. Héraud, L'ordre juridique..., op. cit., p.233.
[71]. Ibid., p.234.
[72]. Ibid., p.234. Dans le même sens voir Burdeau, Traité de science politique, op. cit., t.IV, p.235 : « Ces restrictions peuvent être imprudentes ou inutiles ; elles sont parfaitement et juridiquement fondées ».
[73]. Héraud, L'ordre juridique..., op. cit., p.235.
[74]. Maurice Duverger, Manuel de droit constitutionnel et de science politique, Paris, P.U.F., 5e édition, 1948, p.195. Pourtant notons que selon Duverger, politiquement ces limites « ne signifient rien, sinon l'obligation de recourir à la révolution pour modifier les dispositions proclamées immuables lors de l'établissement de la constitution » (Ibid.).
[75]. Burdeau, Traité de science politique, op. cit., t.IV, p. 236-239.
[76]. Titre préliminaire, Chapitre 2, Section 2, § 2, B, 1.
[77]. Debbasch et alii, op. cit., p.606.
[78]. Ibid., p.93.
[79]. Lavroff, Le droit constitutionnel..., op. cit., p.106. Rappelons que selon le président Lavroff, « il est toujours possible de recourir au pouvoir constituant originaire qui n'est pas enfermé dans les mêmes limites que le pouvoir institué » (Ibid.). Voir à ce propos supra, Titre préliminaire, Chapitre 2, Section 1, § 1, B, 2.
[80]. Pour l'appréciation faite à la lumière de la notion de l'existence matérielle voir infra, ce chapitre, Section 2, Sous-section 1, § 1, A.
[81]. Pour l'appréciation faite à la lumière du critère de justice (la validité axiologique) voir infra, ce chapitre, Section 2, Sous-section 2, § 2, A.
[82]. Pour l'appréciation faite à la lumière du critère d'efficacité (la validité matérielle) voir infra, ce chapitre, Section 2, Sous-section 2, § 2, B.
Dans cette sous-section, nous allons étudier les deux questions qui occupent une place particulière dans le débat doctrinal classique sur la valeur juridique des limites à la révision constitutionnelle inscrites dans les textes constitutionnels : celle de savoir si le pouvoir de révision constitutionnelle peut surmonter les limites à la révision constitutionnelle par les révisions successives (§ 1) et celle de savoir si ces limites sont sanctionnées en cas de leur transgression (§ 2).
Nous verrons d'abord les thèses en présence (A). Ensuite nous tenterons de faire une appréciation générale de la question (B).
A ce propos, dans la doctrine de droit constitutionnel, il y a deux thèses contradictoires.
Selon cette thèse, qui est d'ailleurs très répandue dans la doctrine, même si les dispositions intangibles de la constitution ont formellement la valeur juridique, le pouvoir de révision constitutionnelle aurait la possibilité de surmonter ces interdictions en deux temps : en abrogeant d'abord la norme interdisant la modification, et puis en révisant la norme dont la révision est interdite. Par exemple en France, le pouvoir de révision peut d'abord abroger l'alinéa 5 de l'article 89 conformément à sa procédure, et peut réviser ensuite la forme républicaine du Gouvernement.
A propos de la valeur juridique de la loi constitutionnelle de 1884 qui interdisait de réviser « la forme républicaine du Gouvernement », une semblable thèse a été pour la première fois développée par Léon Duguit. Il défendait que l'Assemblée nationale de révision peut même changer la forme républicaine du gouvernement. L'un de ses arguments consistait à dire que
« cette disposition a été votée par une assemblée nationale de révision et... par conséquent elle peut être modifiée ou abrogée par une autre assemblée de révision..., par conséquent, si tant que ce texte existe l'assemblée nationale ne peut pas changer la forme du gouvernement, elle n'a qu'à l'abroger, et la chose faite, elle pourra très constitutionnellement changer la forme républicaine du gouvernement »[2].
Ensuite, sous la IVe République, cette thèse a été défendue par Georges Vedel à propos de la valeur juridique de l'article 95 de la Constitution de 1946 prévoyant la même interdiction. Selon Vedel, l'obstacle de l'article 95 peut être levé de la façon suivante : « Il suffit de faire abroger par voie de révision l'article 95 précité ; après quoi l'obstacle étant ainsi levé, une seconde révision peut porter sur la forme républicaine du gouvernement »[3].
Depuis Léon Duguit et Georges Vedel, cet argument est devenu classique et a été cité a peu près par tous les auteurs qui traitent le sujet de la valeur juridique des limites à la révision constitutionnelle[4].
Nous allons discuter longuement le bien-fondé de cette thèse plus bas. Mais notons tout de suite que, si la constitution n'interdit pas la révision de la norme qui prévoit une intangibilité par une règle auto-référentielle (par ex. « Cet article est lui-même exclu de toute révision »), nous aussi nous pensons que le pouvoir de révision constitutionnelle peut surmonter cette intangibilité en deux temps. Car, après avoir abrogé conformément à sa procédure la norme interdisant la révision (par exemple l'alinéa 5 de l'article 89 de la Constitution française), il ne reste aucune disposition juridique en vigueur qui interdit de toucher l'intangibilité (par ex. la forme républicaine). Dans ce deuxième temps, le pouvoir de révision constitutionnelle peut réaliser la révision anciennement interdite. Car, dans cette deuxième phase, il n'existe aucune limite en vigueur qui peut s'imposer à l'exercice du pouvoir de révision constitutionnelle.
Cependant, cette thèse a été contestée par plusieurs auteurs. Alors voyons maintenant ces critiques, comme deuxième thèse, sur notre question.
Selon cette thèse, le pouvoir de révision constitutionnelle ne peut pas toucher la norme dont la révision est interdite même en deux temps. Plusieurs arguments sont invoqués en faveur de cette thèse.
Les auteurs qui défendent cette thèse parlent en général de l'esprit de la constitution, du détournement des normes constitutionnelles, ou de l'hypocrisie de ce procédé.
Par exemple selon Philippe Ardant, dans cette possibilité, « la lettre de la Constitution serait observée mais pourrait-on dire que son esprit ait été respecté? »[5].
Egalement pour Pierre Pactet aussi, la possibilité de surmonter ces limites en deux temps apparaît théorique et douteuse.
« Théorique, dit-il, parce que lorsque les circonstances sont suffisamment graves pour qu'il soit question de passer outre une interdiction constitutionnelle, les titulaires du pouvoir de révision constitutionnelle n'ont généralement pas le loisir de décomposer l'opération en deux temps, ils sont pressés d'aboutir et, de toute manière, le respect de la légalité les préoccupe très peu, comme on l'a bien vu en juillet 1940. Douteuse, affirme-t-il encore, parce qu'il serait trop facile, dans ces conditions, de tourner les dispositions constitutionnelles. En effet, l'argument des deux révisions successives est fallacieux, la vérité étant qu'elles forment un ensemble indissociable, et illicite puisque la première, la plus hypocrite, ne sert qu'à préparer les voies à la seconde. De toute manière, l'esprit du texte est trahi »[6].
A notre avis, les arguments de Pierre Pactet ne sont pas fondés. D'abord son premier argument qui consiste à dire que les titulaires du pouvoir de révision constitutionnelle n'ont généralement pas le loisir de décomposer l'opération de révision en deux temps n'est pas un argument d'ordre juridique. Quant à son deuxième argument, il faut d'abord démontrer que la forme républicaine du gouvernement et l'interdiction de sa révision forment un ensemble indissociable. Cependant Pierre Pactet ne le démontre pas. Sans une telle démonstration, à notre sens, on ne peut pas parler du détournement des dispositions constitutionnelles, ni du caractère illicite de ce procédé. Enfin, son troisième argument, qui consiste à dire que « de toute manière, l'esprit du texte est trahi », nous conduit à un autre problème que nous allons étudier plus loin[7]. On va le voir, l'esprit de la constitution n'est pas une notion objectivement définissable, tout au moins si l'on ne se réfère pas aux dispositions intangibles de la constitution. Et si l'on se réfère a ces dispositions, le troisième argument de Pierre Pactet s'effondre parce qu'il devient syllogistique.
D'autre part, Massimo Luciani aussi refuse la thèse des deux révisions successives par le motif qu'elle est excessivement formaliste et oublie que l'identité de l'Etat est essentiellement forgée par des valeurs fondamentales autour desquelles se forme le consensus unionis. D'où le fait qu'éliminer une de ces valeurs signifie altérer l'identité de l'Etat, c'est‑à‑dire, passer d'une constitution à une autre, pas simplement la modifier[8].
Il nous semble que l'argument de Massimo Luciani est basé essentiellement sur la thèse de supraconstitutionnalité. Car, sans avoir accepté que les valeurs fondamentales dont il parle se trouvent au-dessus de la constitution, on ne peut pas en déduire les conséquences juridiques pour le pouvoir de révision constitutionnelle. Or, comme on va le voir plus bas[9], nous refusons l'existence des normes supraconstitutionnelles.
Plus récemment, Louis Favoreu a refusé la thèse de révisions successives. Il remarque qu'
« une telle démarche, s'apparentant à un détournement de procédure, ne serait sans doute pas acceptée par les juges constitutionnels allemand, autrichien, italien ou espagnol. Même en France, il paraît difficile, politiquement, de procéder ainsi, dès lors que le recours aux lois constitutionnelles tend à se banaliser : ce qui a été fait en 1958, dans une situation exceptionnelle et à l'occasion d'un changement complet de Constitution, est difficilement envisageable en période normale et pour une révision partielle alors surtout que le contexte juridique et l'environnement international ont été profondément modifiés. En définitive donc, le Conseil constitutionnel n'oserait sans doute, en période normale, censurer la démarche ci-dessus décrite ; mais, en période normale, le pouvoir constituant n'oserait pas y procéder »[10]
Otto Pfersmann, en examinant l'alinéa 3 de l'art.79 de la Loi fondamentale allemande, se pose d'abord la question de savoir « quel est le statut de cet alinéa lui‑même ».
« En d'autres termes, cette disposition est-elle auto-référentielle ? Une lecture ‘éliminativiste’ pourrait conclure qu'il suffit de réviser cet alinéa selon la procédure normale pour abroger l'interdiction qu'il entend rendre intangible. Une telle interprétation est souvent et faussement taxée de ‘positiviste’. Ceci est faux, car, on impute ici à une approche positiviste d'introduire une hypothèse additionnelle d'interprétation selon laquelle tout ce qui n'est pas défendu est permis. Or une telle démarche n'est pas positiviste, mais idéaliste, puisqu'elle projette ainsi dans un ordre juridique donné une règle qui lui est de première abord extérieure, car il se pourrait justement que le droit positif en dispose autrement. Mais à défaut d'autres indications, une lecture éliminativiste ne serait pas entièrement exclue. Il serait possible d'avancer que le sens de cette disposition est d'interdire que les limites énoncées soient directement affectées par un amendement constitutionnel. Le législateur qui voudrait déroger à l'intangibilité de la dignité de la personne humaine aurait à franchir un obstacle supplémentaire. Or il ressort clairement du contexte historique de l'élaboration de la Loi fondamentale que les pères constituants n'avaient voulu se contenter d'une si modeste protection, qu'ils avaient au contraire voulu donner à cette disposition le sens d'une interdiction absolue. Il faut donc admettre une règle additionnelle selon laquelle la modification de cet alinéa est également interdite dans le cadre de la Loi fondamentale, faute de quoi cet alinéa serait dépourvu de signification »[11].
Mais Otto Pfersmann constate qu'
« ici se pose un deuxième problème, car on pourrait dire qu'il suffit alors de déroger explicitement par une révision constitutionnelle à cette règle additionnelle (ou à une règle explicite équivalente, si elle figurait dans une constitution : par ex. ‘Cet article est lui-même exclu de toute révision’). Pour se protéger contre cela il faudrait introduire une nouvelle règle interdisant que l'interdiction ne fasse l'objet d'une révision, et ainsi de suite à l'infini. On a parlé de cette occasion du paradoxe de l'auto-référentialité[12] de ce type de règles. Sans pouvoir entrer plus avant dans cette problématique qui exige des développements propres, il nous suffira de remarquer ici que la défense de modification à quelque méta-niveau que ce soit constitue une condition sans laquelle cette disposition serait tout simplement dépourvue de sens »[13].
On vient de voir les deux thèses contradictoires sur la question de savoir si le pouvoir de révision constitutionnelle peut surmonter les limites à la révision constitutionnelle par les révisions successives. Comment peut-on trancher ce débat ?
Nous allons essayer de résoudre cette question essentiellement en nous inspirant du raisonnement d'Otto Pfersmann et ceci sur l'exemple de l'alinéa 5 de l'article 89 de la Constitution française stipulant que « la forme républicaine du Gouvernement ne peut faire l'objet d'une révision ».
D'abord, répétons que selon la thèse des révisions successives, l'interdiction de réviser la forme républicaine du gouvernement peut être surmontée en deux temps : en abrogeant d'abord l'alinéa 5 de l'article 89, en révisant ensuite la forme républicaine. Pour cela il n'y a aucun obstacle juridique, parce que la révision de l'alinéa 5 n'est pas interdite dans la Constitution. Ce qui est interdit, c'est de réviser la forme républicaine, non pas de réviser l'alinéa 5 qui la prévoit. C'est‑à‑dire que l'alinéa 5 lui-même n'est pas exclu de révision.
Cet argument est apparemment logique. Ceci car, le constituant de 1958 avait toujours eu la possibilité d'interdire la révision, non seulement de la forme républicaine, mais aussi de l'alinéa 5 qui prévoit cette interdiction. S'il l'avait voulu, il aurait dû interdire la révision de l'alinéa 5. Puisqu'il ne l'a pas fait, on peut en déduire que le constituant de 1958 a lui-même donné au pouvoir de révision constitutionnelle la possibilité de réviser l'alinéa 5.
En s'inspirant d'Otto Pfersmann, on peut affirmer que cet argument n'est pas tout à fait satisfaisant. En tout cas, cette thèse de la possibilité de surmonter les limites à la révision constitutionnelle en deux temps mérite d'être abordée d'une façon plus détaillée.
En premier lieu, supposons que le pouvoir constituant originaire ait voulu reconnaître une intangibilité absolue à la forme républicaine du gouvernement, et que dans ce but, il ait voulu interdire non seulement la révision de la forme républicaine, mais aussi celle de l'alinéa 5 qui le prévoit. Pour cela, le pouvoir constituant originaire a deux possibilités :
(1) soit il peut ajouter à l'alinéa 5 une deuxième phrase stipulant que « cet alinéa est lui-même exclu de toute révision », c'est‑à‑dire dans la forme d'une règle auto-référentielle[14] ;
(2) soit il peut introduire dans la Constitution une règle additionnelle spécifiant que « l'alinéa 5 de l'article 89 est exclu de toute révision ».
Commençons par la première.
Il est évident que le pouvoir constituant originaire peut ajouter à l'alinéa 5 de l'article 89 la phrase suivante : « Cet alinéa est lui-même exclu de toute révision ». Appelons la nouvelle version de l'alinéa 5, l'« alinéa 5´ ».
Dans ce cas, personne ne peut positivement prétendre que l'interdiction de réviser la forme républicaine peut être surmontée en deux temps. En effet, la forme républicaine est protégée par l'alinéa 5´. Pour modifier la forme républicaine il faut d'abord réviser l'alinéa 5´. Mais ceci est formellement est impossible, car l'alinéa 5´ dit qu'« il est lui-même exclu de toute révision ». C'est‑à‑dire que l'alinéa 5´ est lui-même est un obstacle juridique pour sa révision. Autrement dit, l'interdiction de réviser l'alinéa 5´ résulte de cet alinéa lui-même. C'est pourquoi nous disons que l'alinéa 5´ est auto-référentiel.
Dans cette hypothèse, la réponse à la question de savoir si le pouvoir de révision constitutionnelle peut réviser l'alinéa 5´, est la suivante : Non. Le pouvoir de révision constitutionnelle ne peut pas réviser l'alinéa 5´, car l'alinéa 5´ interdit sa propre révision.
Il faut remarquer que cette phrase est auto-référentielle. Elle fait référence à elle‑même. La deuxième partie de cette phrase répète la première partie : Le pouvoir de révision constitutionnelle ne peut pas réviser l'alinéa 5´, car, l'alinéa 5´ dit que « le pouvoir de révision constitutionnelle ne peut pas réviser l'alinéa 5´ »[15].
Comme on l'a déjà noté, la révision de l'alinéa 5 peut être interdite par une règle additionnelle qui stipule que « l'alinéa 5 (de l'article 89) est exclu de toute révision ». Cette règle peut être mise sous la forme d'un sixième alinéa ajouté à l'article 89, ou bien sous la forme d'un nouvel article introduit dans la Constitution. Quelle que soit sa forme, appelons cette règle additionnelle l' « alinéa 51 ».
Maintenant, continuons notre raisonnement. D'abord comme première hypothèse, prenons l'état actuel de la Constitution française ; et comme deuxième hypothèse, supposons que, dans la Constitution française, il y ait une règle additionnelle (alinéa 51) qui protège l'alinéa 5.
Première hypothèse : il n'existe pas d'alinéa 51.
Dans cette hypothèse, l'alinéa 5 peut être révisé conformément à la procédure normale, parce qu'il n'existe pas d'alinéa 51 qui le protège. C'est‑à‑dire que l'interdiction de réviser la forme républicaine peut être surmontée en deux temps : en abrogeant d'abord l'alinéa 5, et en révisant ensuite la forme républicaine. C'est la thèse de la « double révision » que nous avons vue plus haut.
Deuxième hypothèse : Il existe un alinéa 51.
L'alinéa 5 ne peut pas être révisé, parce que l'alinéa 51 est en vigueur.
Mais, dans cette hypothèse aussi l'interdiction de réviser la forme républicaine du Gouvernement n'est pas absolue. Cette interdiction peut être surmontée en trois temps : en abrogeant d'abord l'alinéa 51, en supprimant deuxièmement l'alinéa 5, et enfin en révisant la forme républicaine[16]. Alors, pour protéger cet alinéa 51, on a besoin d'un alinéa 52 qui prévoit que l'alinéa 51 ne peut pas être révisé. Comme troisième hypothèse, supposons qu'il existe un tel alinéa 52.
Troisième hypothèse : Il existe un alinéa 52.
L'alinéa 51 ne peut pas être révisé, parce que l'alinéa 52 est en vigueur.
Mais, dans cette hypothèse aussi, l'interdiction de réviser la forme républicaine du gouvernement n'est pas absolue. Cette interdiction peut être surmontée en quatre temps : en abrogeant d'abord l'alinéa 52, en abolissant deuxièmement l'alinéa 51, en supprimant troisièmement l'alinéa 5, et en révisant enfin la forme républicaine. Ainsi, pour protéger cet alinéa 52, il faut avoir un alinéa 53 qui protège l'alinéa 52. Même cet alinéa 53, pour se protéger, a besoin d'un alinéa 54, et ainsi de suite à l'infini.
Alors :
- Pour que l'alinéa 5 ne soit pas révisable, il faut
qu'il existe l'alinéa 51
- Pour que l'alinéa 51 ne
soit pas révisable, il faut qu'il existe l'alinéa 52
- Pour que l'alinéa 52 ne
soit pas révisable, il faut qu'il existe l'alinéa 53
.
.
.
- Pour que l'alinéa 5n ne
soit pas révisable, il faut qu'il existe l'alinéa 5n+1
C'est‑à‑dire que pour la valeur n, l'alinéa 5n, pour se protéger, a besoin de l'alinéa 5n+1. Autrement dit, le nième alinéa 5, lui aussi pour se protéger, a besoin d'un n+1ième alinéa 5.
En d'autres termes, même si sont prévues plusieurs règles additionnelles, il y a toujours la possibilité de surmonter l'interdiction. C'est‑à‑dire que s'il y a une règle (par ex. alinéa 5) qui prévoit une intangibilité, on peut surmonter cette intangibilité en deux temps. S'il y a encore une autre règle (par ex. alinéa 51 supposé) qui protège la première règle (par ex. al.5), c'est‑à‑dire s'il y a deux règles qui protègent directement et indirectement la forme républicaine, on peut surmonter cette intangibilité en trois temps et ainsi de suite à l'infini. Pour déterminer alors le nombre de temps dans lequel on peut surmonter l'intangibilité, il faut ajouter « 1 » au nombre de règles relatives à l'intangibilité (l'une prévoit une intangibilité et les autres la protègent). C'est‑à‑dire, s'il y a un nombre « n » de règles qui protègent directement et indirectement le principe intangible, cette intangibilité peut être surmontée en « n+1 » temps.
Alors comme on le voit, même si sont prévues plusieurs règles additionnelles, il y a toujours la possibilité de surmonter l'intangibilité. C'est pourquoi il n'y a pas de différence entre l'existence d'une règle qui prévoit une intangibilité et l'existence d'une règle additionnelle qui interdit la révision de cette règle. Il n'y a pas de différence encore entre l'existence d'une règle qui prévoit une intangibilité et celle de plusieurs règles additionnelles qui se protègent l'une l'autre jusqu'à cette intangibilité. Car, comme on l'a vu, il y a toujours la possibilité de surmonter cette intangibilité en commençant à abroger conformément à la procédure normale de la dernière règle additionnelle vers la première règle qui prévoit l'intangibilité.
Alors comme on le voit, en multipliant les règles additionnelles, on ne résout rien.
Maintenant, rappelons-nous l'argument invoqué en faveur de la thèse de la possibilité de surmonter l'intangibilité en deux temps. Alors, selon cet argument, par la règle prévoyant une intangibilité (par ex. alinéa 5 de l'article 89 : l'interdiction de réviser la forme républicaine), le pouvoir constituant originaire n'a pas voulu assurer une intangibilité absolue à cette interdiction. Car s'il l'avait voulu, il aurait dû adopter une règle additionnelle[17] interdisant la révision de la règle prévoyant l'intangibilité. Puisqu'il ne l'a pas fait, on peut en déduire que le pouvoir constituant originaire a lui‑même permis au pouvoir de révision constitutionnelle de réviser la règle qui prévoit l'intangibilité (par ex. l'alinéa 5).
Ainsi devant notre démonstration ci-dessus cet argument s'effondre. Car, même si le pouvoir constituant originaire avait voulu assurer une intangibilité absolue à une interdiction de réviser la constitution, et dans ce but, même s'il avait adopté plusieurs règles additionnelles protégeant la règle prévoyant cette interdiction, la situation ne change point, parce que, comme on vient de l'expliquer, il y a toujours, pour le pouvoir de révision constitutionnelle, la possibilité de surmonter ces règles additionnelles, même si elles sont très nombreuses. Il lui suffit d'abroger toutes les règles additionnelles en commençant de la dernière jusqu'à la première et enfin de réviser la norme dont la modification est interdite.
Deuxièmement, notons que la logique de la thèse des révisions successives représente un cercle vicieux. Car, en effet, on revient toujours à la situation qui existait au début. L'alinéa 5 pour se protéger a besoin d'une règle additionnelle (alinéa 51). Et la nième règle additionnelle (alinéa 5n), elle aussi, pour se protéger a besoin d'une n+1ième règle additionnelle (alinéa 5n+1). Au début et à la fin de ce raisonnement, c'est toujours la même logique qui se répète : une règle pour se protéger a besoin d'une autre règle.
En résumé, selon le développement ci-dessus, la thèse selon laquelle le pouvoir de révision constitutionnelle a toujours la possibilité de surmonter les interdictions de réviser la constitution sur tel ou tel point par des révisions successives n'est pas satisfaisante, car elle représente un cercle vicieux.
* * *
Conclusion. – 1. Si une constitution prévoit l'intangibilité de l'une de ses dispositions par une règle auto‑référentielle (par ex. : « la forme républicaine du gouvernement et ainsi que cet article lui-même sont exclus de toute révision »), à notre avis, cette disposition bénéficie d'une intangibilité absolue. Car, pour la réviser, il faut d'abord abroger cette disposition ; mais ceci est impossible en vertu de cette disposition elle-même.
2. Par contre, dans l'hypothèse où une constitution prévoit l'intangibilité de l'une de ses dispositions par une règle non auto‑référentielle, c'est‑à‑dire une règle qui n'est pas elle-même exclue de révision (par ex. : l'alinéa 5 de l'article 89 de la Constitution française), notre conclusion est la suivante :
a) Lorsque la règle qui prévoit l'intangibilité reste en vigueur, on ne peut pas directement modifier la norme dont la révision est interdite. Par exemple en France, on ne peut pas directement réviser la forme républicaine du gouvernement, lorsque l'alinéa 5 de l'article 89 est en vigueur. En effet, dans cette hypothèse, du point de vue du droit positif, il n'y a pas de problème. C'est‑à‑dire tant que l'alinéa 5 de l'article 89 est en vigueur, la forme républicaine du gouvernement reste intangible. C'est ce qu'affirment d'ailleurs les défenseurs de la thèse qui soutient la possibilité de surmonter ces limites en deux temps. Par exemple Léon Duguit, principal défenseur de cette thèse, précisait que « tant que ce texte[18] existe l'assemblée nationale ne peut pas changer la forme républicaine du gouvernement »[19].
b) Et si l'on abroge l'alinéa 5 de l'article 89, il ne reste dans la Constitution aucune règle qui prévoit l'interdiction de réviser la forme républicaine du gouvernement. Alors, dans cette hypothèse, non plus, du point de vue du droit positif, il n'y a pas de problème, parce qu'il n'existe aucune règle en vigueur interdisant la révision de la forme républicaine du gouvernement. Par conséquent, dans cette deuxième hypothèse, le problème de la limitation du pouvoir de révision constitutionnelle ne se pose même pas.
A la lumière de cette conclusion, nous pouvons affirmer qu'en France, l'interdiction de réviser la forme républicaine du gouvernement pourrait être surmontée en deux temps, car l'alinéa 5 de l'article 89 de la Constitution n'est pas auto-référentiel. Bref, l'alinéa 5 est une règle comme les autres. Par conséquent, il peut être révisé comme toutes les autres règles de la Constitution conformément à la procédure de révision constitutionnelle.
En conséquence, comme on vient de le montrer, si une constitution n'a pas interdit la révision de l'une de ses dispositions par une règle auto‑référentielle, le pouvoir de révision constitutionnelle a toujours la possibilité de surmonter cette interdiction par les révisions successives Même s'il y a plusieurs règles additionnelles qui protègent cette interdiction, la situation ne change point. Il suffit au pouvoir de révision constitutionnelle d'abroger toutes les règles additionnelles en commençant de la dernière jusqu'à la première et enfin, de réviser la norme dont la modification est interdite.
Mais cela ne signifie pas que les dispositions de la constitution qui prévoient des limites à la révision constitutionnelle sont dénuées de toute valeur juridique. En d'autres termes, il est vrai que les limites à la révision constitutionnelle n'ont pas de valeur juridique absolue, mais elles ont tout de même une valeur juridique relative : tant qu'elles ne sont pas abrogées par une révision préalable, elles s'imposent à l'exercice du pouvoir de révision constitutionnelle.
Dans la doctrine classique du droit constitutionnel, l'autre question qui occupe une place particulière est celle de savoir si les limites à la révision constitutionnelle inscrites dans la constitution sont sanctionnées.
Nous verrons d'abord les thèses qui ont été avancées à propos de cette question (A), ensuite nous essayerons de faire une appréciation générale de la question (B).
Voyons d'abord les données classiques de la problématique sous la forme de deux thèses à propos de la question de l'existence de la sanction des limites à la révision constitutionnelle inscrites dans la constitution en cas de leur transgression.
Sous la IIIe République, à propos de la valeur juridique de l'interdiction de réviser la forme républicaine de l'Etat[20], prévue par l'article 8 de la loi constitutionnelle du 25 février 1875[21], Carré de Malberg soutenait que,
« les prescriptions limitatives de l'art 8 n'ont pas de véritable ‘sanction juridique’. Il est certain, en effet, qu'une limitation constitutionnelle dont l'observation dépend de la bonne volonté de l'organe auquel elle est imposée, n'a pas de valeur juridique proprement dite. Ici, en particulier, la limitation est d'autant moins efficace qu'en cas de doute ou de discussion sur sa portée d'application et sur ses effets, il appartient naturellement à l'Assemblée nationale, en tant qu'organe constituant, et même il n'appartient qu'à elle seule, de trancher ces doutes par sa propre interprétation : car, elle seule a, en principe, qualité pour interpréter les textes constitutionnels. Ainsi, toutes ces observations aboutissent, en définitive, à une même conclusion : c'est que la puissance de l'Assemblée nationale ne se trouve pas sérieusement limitée »[22].
Il convient de signaler que même les partisans de la thèse qui soutient la valeur juridique des limites à la révision constitutionnelle inscrites dans la constitution soulignent la difficulté de trouver une sanction directe de ces limites. Par exemple Pierre Pactet, après avoir rejeté la thèse selon laquelle le pouvoir de révision a la possibilité de surmonter les interdictions en deux temps, « en revanche, dit-il, on est d'obligé d'admettre que si ces interdictions sont transgressées, il n'y a pratiquement aucune sanction possible »[23].
Sous la IIIe République, Esmein cherche à trouver une sanction à l'intangibilité de la forme républicaine[24]. D'abord il se pose la question de savoir « comment la théorie de la révision limitée peut-elle s'imposer au respect de l'Assemblée nationale »[25]. Comme réponse à cette question, « il faut, dit-il, s'en remettre à la conscience des membres de l'Assemblée, au sentiment de la règle, qui presque inévitablement dominera la majorité »[26]. En effet, selon Esmein,
« les Constituants de 1789 semblent avoir partagé cette opinion : car, organisant, dans la Constitution de 1791, le système de révision limitée, ils n'ont trouvé que le serment comme moyen de le faire respecter. En 1884, le moyen employé par la majorité de chacune des deux Chambres, qui adoptaient aussi le même système, a été analogue : il y a eu une sorte de contrat, un engagement d'honneur pris par les membres composant cette majorité, de repousser par la question préalable, à l'Assemblée nationale, toute proposition qui porterait sur un point autre que ceux admis par les résolutions préalables des deux Chambres »[27].
D'ailleurs comme une sanction éventuelle des limites à la révision constitutionnelle, Esmein défendait l'idée de retarder indéfiniment la promulgation des lois constitutionnelles[28]. En effet, Esmein constatait que « le délai dans lequel cette promulgation devrait intervenir n'est pas fixé par la Constitution »[29]. Nous allons examiner cette idée d'Esmein dans la deuxième partie de notre thèse à propos de la question de savoir si le président de la République peut refuser la promulgation d'une loi constitutionnelle contraire aux limites à la révision constitutionnelle[30]. C'est pourquoi, on se contentera ici de le signaler.
En conclusion, selon Esmein
« n'y eût-il aucune sanction directe ou indirecte contre les excès de pouvoir commis par une Assemblée Nationale réunie régulièrement pour opérer la révision, il n'en faudrait pas moins tenir fermement que ses pouvoirs ne sont pas illimités. A un certain degré, la loi nécessairement a pour unique sanction et garantie la conscience des autorités suprêmes chargées d'en faire l'application. La Cour de cassation n'a pas d'autorité qui lui soit supérieure quand il s'agit d'établir l'application des lois aux faits particuliers. Qui dirait cependant que la Cour de cassation peut, de parti pris, donner aux lois une interprétation qu'elle saurait ne peut être exacte? Pour être libres, il faut qu'un peuple et ses représentants s'attachent fermement à cette idée, que la Constitution doit toujours être respectée, tant qu'elle existe, en elle-même et pour elle-même »[31].
A notre avis, la question de savoir si les limites à la révision constitutionnelle inscrites dans les constitutions sont sanctionnées nécessite la solution d'une question plus générale : la question des normes non sanctionnées.
Peut-il exister des normes non sanctionnées dans un ordre juridique ? Sur cette question, dans la théorie du droit, il y a deux thèses opposées.
D'abord, les défenseurs de cette thèse constatent que les ordres juridiques historiques contiennent toujours des normes dépourvues de sanctions[32]. Ces normes non sanctionnées se trouvent surtout dans le domaine du droit constitutionnel[33]. On sait que, dans plusieurs cas, les « constitutions contiennent des dispositions précises, des injonctions claires dont cependant la violation ne peut faire l'objet d'aucune réaction institutionnelle quelconque »[34].
Devant ce problème, « la théorie juridique classique a cru pouvoir sortir de la difficulté en inventant une catégorie étrange qu'elle qualifie de ‘lex imperfecta’ »[35]. Par exemple, Jean Dabin baptise le droit constitutionnel ou le droit international de « droit imparfait »[36].
Dans le même sens, une partie de la théorie juridique moderne maintient la définition de l'ordre juridique comme un ordre de contrainte, tout en acceptant qu'il peut y avoir des normes non sanctionnées dans un ordre juridique grosso modo sanctionné. Selon cette thèse, « la contrainte... est une caractéristique qui peut être attribuée à l'ordre juridique pris dans son ensemble, mais non à chacun de ses éléments »[37]. Ainsi par exemple, d'après Guy Héraud,
« la sanction matérielle organisée est le propre de l'ordre juridique, bien qu'on ne puisse dire de chaque règle le composant qu'elle est effectivement sanctionnée, ni même qu'elle bénéficie à coup sûr d'une possibilité de sanction. La sanction, comme ‘la plus grande force’, est le caractère de l'ordre in globo, et non de ses éléments ut singuli »[38].
Par contre la deuxième thèse, défendue par Hans Kelsen, rejette totalement la catégorie de normes non sanctionnées. Selon lui, il ne pourrait pas y avoir de « normes juridiques dépourvues de sanction, c'est‑à‑dire des normes juridiques qui ordonneraient dans certaines conditions une certaine conduite humaine sans qu'une autre norme institue une sanction pour le cas de non‑obéissance à la première »[39]. Car, d'après Kelsen, une analyse plus serrée montre que les actes qui sont présentés comme des normes non sanctionnées sont, soit, des normes juridiquement irrelevantes, soit, des normes juridiques non indépendantes.
1. Les normes juridiquement irrelevantes. – Il est tout à fait naturel qu'un législateur puisse faire, conformément à sa procédure, un acte qui prescrive une certaine conduite humaine, « sans instituer un acte de contrainte comme sanction pour le cas d'une conduite contraire »[40]. Selon Kelsen,
« en ce cas, si la norme fondamentale supposée est formulée comme une norme qui institue des actes de contrainte, il est impossible de reconnaître à l'acte en question la signification objective correspondant à sa signification subjective ; la norme qui est sa signification subjective ne peut pas être interprétée comme une norme juridique, mais doit être considérée comme juridiquement irrelevante »[41].
En outre, un acte accompli conformément à sa procédure peut être considéré comme juridiquement irrelevant, si la signification de cet acte n'a pas du tout
« le caractère d'une norme qui ordonne ou autorise ou habilite une conduite humaine. Une loi qui a été adoptée d'une façon parfaitement constitutionnelle peut avoir un contenu qui ne représente pas une norme d'aucune sorte, mais qui, par exemple, exprime une théorie religieuse ou politique, ainsi la proposition que le droit émane de Dieu ou que la loi est juste, ou qu'elle réalise l'intérêt du peuple entier »[42].
Ainsi selon Kelsen, « il ne suffit pas que l'acte soit fait suivant une certaine procédure, il faut également et encore qu'il ait une certaine signification subjective »[43] ; c'est‑à‑dire qu'il ait un acte de volonté qui ordonne, autorise ou habilite une conduite humaine. Par conséquent selon Kelsen, on ne peut pas accepter la définition de l'ordre juridique comme simplement un ordre qui est posé conformément à la norme fondamentale, sans y joindre l'élément de contrainte. « Il suit de là, dit-il, qu'il faut rejeter toute définition du droit qui ne le caractérise pas comme un ordre de contrainte »[44].
2. Les normes non indépendantes. – D'autre part, selon Kelsen, la définition de l'ordre juridique comme ordre de contrainte peut être également maintenue à l'égard des normes qui n'instituent pas des actes de contrainte, mais qui donnent simplement le pouvoir de faire des actes, comme par exemple les normes de la constitution qui règlent la procédure de la législation et Cependant qui n'établissent aucune sanction pour le cas où elles ne sont pas observées. Car,
« ce sont des normes non indépendantes, qui simplement déterminent une des conditions auxquelles les actes de contraintes institués par d'autres normes doivent être ordonnés et être exécutés. Ce sont des normes qui attribuent à l'organe de la législation le pouvoir de créer des normes, mais qui n'ordonnent pas cette création de normes ; et, dans cette mesure , des sanctions n'entrent ici absolument pas en ligne de compte. Supposons que les dispositions de la Constitution ne soient pas observées ; il en résulte seulement qu'il ne naît pas de normes juridiques valables ; les normes juridiques ainsi créées sont nulles et annulables »[45].
Ainsi convient-il de parler ici brièvement de la distinction des normes primaires et des normes secondaires. Les normes primaires sont celles qui prescrivent une conduite humaine, tandis que les normes secondaires sont celles qui déterminent de quelle manière ces normes primaires doivent être énoncées[46]. En d'autres termes, les normes secondaires sont des normes de compétence (métanormes) pour établir des normes primaires[47].
Hans Kelsen explique la notion des normes non indépendantes par les termes suivants : « si une norme prescrit une certaine conduite, et si une seconde norme institue une sanction pour le cas d'inobservation de la première, les deux normes sont essentiellement liées l'une à l'autre »[48]. Par exemple les normes qui confèrent à un individu ou à un organe le pouvoir de créer des normes juridiques ont le caractère de normes juridiques non indépendantes[49]. Un exemple illustrera cette catégorie de normes :
« Considérons la situation qui se présente lorsque dans un ordre juridique, le vol est légalement défendu une peine de prison. La condition de la peine ainsi instituée n'est nullement le seul fait qu'un individu a commis un délit. Il faut que le fait du délit soit établi, selon une procédure déterminée par les normes de l'ordre juridique, par le tribunal qui en reçoit le pouvoir à cet effet ; il faut qu'en suite de cette constation, ce tribunal ordonne une peine déterminée par la loi ou par le droit coutumier, et il faut enfin qu'un autre organe exécute cette peine. Le tribunal n'a le pouvoir de prononcer une peine contre le voleur suivant une certaine procédure que lorsqu'une norme générale attachant au vol une certaine peine a été créée suivant une procédure conforme à la Constitution. La norme de la Constitution qui habilite à la création de cette norme générale détermine l'une des conditions auxquelles la sanction est attachée »[50].
On peut ainsi voir apparaître le caractère de normes non indépendantes des règles de la constitution qui donnent le pouvoir de créer des normes générales en réglant l'organisation et la procédure de la législation, ainsi que des règles du Code de procédure pénale qui habilitent à la création de ces normes individuelles. Toutes ces règles ne font que déterminer des conditions dans lesquelles les sanctions pénales doivent être réalisées. « L'accomplissement de tous les actes de contrainte institués par un ordre juridique est conditionné de cette façon »[51]. Ainsi
« la création conforme à la Constitution des normes générales à appliquer par les organes d'application de droit, et la création conforme à la loi des normes individuelles où ces organes ont à appliquer les normes générales, sont des conditions de l'accomplissement des actes de contrainte »[52].
Kelsen conclut en disant qu'« il est juste de caractériser l'ordre juridique comme un ordre de contrainte en dépit du fait que toutes et chacune de ses normes ne statuent pas des actes des contrainte »[53]. Car, premièrement, toutes les « normes qui n'instituent pas elles-mêmes un acte de contrainte sont des normes non indépendantes, puisqu'elles ne valent qu'en liaison avec d'autres qui instituent un acte de contrainte »[54]. Et deuxièmement, « même toutes les normes qui instituent des actes de contrainte n'ordonnent pas toutes une certaine conduite »[55]. Ce sont des normes juridiquement irrelevantes.
En résumé selon cette deuxième thèse, dans un ordre juridique, il ne pourrait pas exister de normes juridiques non sanctionnées. Les normes qui sont présentées comme des normes non sanctionnées sont, en effet soit des normes juridiquement irrelevantes, soit, des normes juridiques non indépendantes.
Maintenant revenons à la question de savoir si les limites à la révision constitutionnelle inscrites dans les textes constitutionnels sont sanctionnées.
On se rappellera que, selon plusieurs auteurs, les limites à la révision constitutionnelle inscrites dans les constitutions sont privées de valeur juridique, car elles ne sont pas sanctionnées. Il est vrai que les constitutions en général ne prévoient pas de sanctions précises pour ces limites en cas de leur transgression. D'ailleurs, même les auteurs qui acceptent la valeur juridique des ces limites avouent qu'une sanction directe et juridique leur paraît impossible à trouver[56]. Alors comment peut-on résoudre cette question ?
On peut envisager deux solutions.
Selon une première solution, on peut maintenir le caractère juridique des limites à la révision constitutionnelle inscrites dans les constitutions, malgré l'absence de sanction, en cas de leur transgression. En d'autres termes, ces limites ont le caractère juridique, même si elles sont dépourvues de sanction. Car, comme on l'a vu plus haut, selon une thèse, il peut y avoir des normes non sanctionnées dans un ordre juridique, pris dans son ensemble, appuyé sur la sanction. D'après cette thèse, la sanction, « est une caractéristique qui peut être attribuée à l'ordre juridique pris dans son ensemble, mais non à chacun de ses éléments »[57]. Par exemple selon Guy Héraud, la sanction « est le caractère de l'ordre juridique in globo, et non de ses éléments ut singuli »[58].
Ainsi selon cette solution, les limites à la révision constitutionnelle inscrites dans les constitutions ont la valeur juridique, bien qu'elles ne soient pas effectivement sanctionnées. En d'autres termes, selon cette interprétation, l'absence de sanction de ces limites n'enlève pas leur valeur juridique. Car, dans cette interprétation, pour qu'une norme ait le caractère juridique, il lui suffit d'appartenir à un ordre juridique déterminé, même s'il n'est pas prévu pour elle de sanction à part en cas de sa transgression. Mais ceci à la seule condition que l'ordre juridique auquel appartient la norme en question, pris dans son ensemble, soit sanctionné. Autrement dit, un ordre juridique in globo sanctionné peut comporter des normes juridiques dépourvues de sanction. Cependant, ces normes non sanctionnées ne sont pas privées de caractère juridique, si elles font partie d'un ordre juridique déterminé.
Les constitutions contiennent souvent des normes non sanctionnées. Selon cette interprétation, puisque ces normes font partie de l'ordre juridique, elles ont la valeur juridique. De plus, ceci est un phénomène tout à fait normal. Parce que dans la pyramide normative, plus on monte vers le sommet, plus on rencontre de normes non sanctionnées. A vrai dire, quand on monte des normes inférieures vers les normes supérieures, la possibilité d'appliquer les sanctions diminue ; et enfin, quand on atteint la source du pouvoir, c'est‑à‑dire le pouvoir constituant originaire, cette possibilité disparaît totalement. A cet égard, on peut même affirmer que la plupart des normes de constitution sont des normes non sanctionnées, car elles se trouvent au sommet de la pyramide normative, c'est‑à‑dire très proches du pouvoir constituant originaire. Cependant cette absence de sanction n'élimine pas leur caractère juridique, car elles se trouvent, non pas en dehors, mais dans la pyramide juridique, et même à son sommet.
Par contre selon la deuxième solution, inspirée de l'interprétation de Kelsen sur les normes non indépendantes, ici, il n'y a qu'un faux problème. Car, les limites à la révision constitutionnelle inscrites dans les constitutions ne sont pas en effet privées de sanctions. Parce que ce sont des normes non indépendantes, autrement dit des normes secondaires. Comme on l'a déjà vu, ces normes sont des normes de compétence pour établir les normes primaires. En d'autres termes, ce sont des normes qui donnent le pouvoir de créer d'autres normes juridiques.
Selon cette solution, les dispositions de la constitution qui règlent la création des lois de révision constitutionnelle, ainsi que celles qui limitent ces mêmes lois sur tel ou tel point ou bien pendant un certain temps, sont de nature de normes secondaires. Car elles sont des normes qui donnent le pouvoir de réviser la constitution ou bien qui limitent ce même pouvoir ; autrement dit elles sont des normes de compétence. Si ces normes ne sont pas observées, il en résulte seulement qu'il ne naît pas de lois de révision constitutionnelle valables. Par conséquent, les lois de révision constitutionnelle ainsi créées sont nulles ou annulables[59].
Mais comment, c'est‑à‑dire par quels organes et suivant quelles procédures ? Dans la deuxième partie de notre thèse, nous allons discuter de ce problème, c'est‑à‑dire celui de l'invalidation des lois de révision constitutionnelle créées contrairement aux dispositions de la constitution qui règlent leur création.
* * *
En conclusion, on ne peut pas catégoriquement affirmer que les dispositions de la constitution qui prévoient des limites à la révision constitutionnelle sont des normes non sanctionnées. Du point de vue de la théorie du droit, elles sont des normes secondaires, et par conséquent elles sont sanctionnées lorsque l'invalidation des lois constitutionnelles édictées contrairement à ces limites est possible. Alors, concernant les sanctions des limites à la révision constitutionnelle, la question-clé est celle de savoir si les lois constitutionnelles contraires aux limites à la révision constitutionnelle peuvent être invalidées. La réponse affirmative à cette question dépend de l'existence d'un contrôle de la constitutionnalité des lois constitutionnelles.
Nous avons examiné le problème du contrôle de la constitutionnalité des lois constitutionnelles, dans la deuxième partie de notre thèse[60], d'abord dans un cadre théorique[61], ensuite sur le plan pratique[62], à partir de la jurisprudence des cours constitutionnelles de différents pays. En se reportant à nos conclusions de la deuxième partie, notons que dans un pays où il y a un contrôle de la constitutionnalité des lois, si la constitution n'interdit pas expressément au juge constitutionnel de se prononcer sur les lois constitutionnelles, le contrôle de la constitutionnalité des lois constitutionnelles ne peut être théoriquement exclu. Le juge constitutionnel peut se déclarer compétent pour contrôler la constitutionnalité des lois constitutionnelles. Comme nous allons voir, les Cours constitutionnelles allemande[63], autrichienne[64] et turque[65] se sont déjà déclarées compétentes pour contrôler la constitutionnalité des lois constitutionnelles. Egalement la Cour suprême des Etats-Unis[66] a contrôlé la constitutionnalité de plusieurs amendements constitutionnels.
Ainsi, dans les pays où le contrôle de la constitutionnalité des lois constitutionnelles est possible, les limites à la révision constitutionnelle seront sanctionnées par la décision de l'organe chargé de ce contrôle.
Par contre, dans les pays où il n'existe pas un tel contrôle (par exemple, en France, en ce qui concerne les lois constitutionnelles adoptées par le peuple à la suite d'un référendum[67]), les limites à la révision constitutionnelle ne sont pas sanctionnées.
En conclusion, nous pensons que l'existence d'un contrôle de la constitutionnalité des lois constitutionnelles est décisive pour la valeur juridique des limites à la révision constitutionnelle inscrites dans les constitutions. Et si ces limites ne sont pas sanctionnées, le pouvoir de révision constitutionnelle a toujours le choix entre s'y conformer et ne pas s'y conformer. Par conséquent ces limites perdraient leur valeur juridique.
Ainsi, affirmons‑nous la conclusion ci-dessus, selon laquelle l'absence de sanction entraîne inévitablement l'absence de valeur juridique des ces limites. Ainsi, répétons encore une fois que dans les pays où il existe le contrôle de la constitutionnalité des lois constitutionnelles, les limites à la révision constitutionnelle seront sanctionnées, et par conséquent, elles ont la valeur juridique ; en revanche, dans les pays où il n'existe pas un tel contrôle, ces limites seront dépourvues de sanction, ainsi que de valeur juridique. Et à la fin de notre deuxième partie, nous apporterons une réponse concrète à la question de savoir dans quels pays les limites à la révision constitutionnelle sont sanctionnées, par conséquent, si elles ont la valeur juridique, et dans quels pays elles ne le sont pas, par conséquent si elles sont privées de valeur juridique.
En conséquence, nous pouvons affirmer que l'argument de l'absence de sanction qui était invoqué en faveur de la thèse selon laquelle les limites à la révision constitutionnelle sont privées de toute valeur juridique ne peut pas être catégoriquement retenu, car il y a des pays où ces limites sont sanctionnées. De plus dans les pays où elles ne sont pas sanctionnées, si la constitution n'interdit pas expressément au juge constitutionnel de se prononcer sur les lois constitutionnelles, le juge constitutionnel se déclarera compétent pour contrôler la constitutionnalité de ces lois. Bref, l'argument de l'absence de sanction s'effondre dans l'hypothèse de l'existence d'un contrôle de la constitutionnalité des lois constitutionnelles.
En dernier lieu, en ce qui concerne la question de sanction, on peut parler d'un dilemme. Car, d'une part, comme on vient de l'expliquer, pour que les limites à la révision constitutionnelle soient valables, elles doivent être sanctionnées par le juge constitutionnel. Et d'autre part, comme on va le voir plus tard, pour que le juge constitutionnel puisse sanctionner ces limites, les dispositions de la constitution qui prévoient des limites à la révision constitutionnelle doivent être valables[68].
En d'autres termes, la validité des limites à la révision constitutionnelle dépend de leur sanction par le contrôle de constitutionnalité. Et leur sanction par le contrôle de constitutionnalité dépend de la validité de ces limites.
C'est pourquoi l'argument de l'absence de sanction est un argument paradoxal. A vrai dire cet argument peut servir à un observateur extérieur qui veut savoir si telle ou telle disposition de la constitution qui prévoit une limite à la révision constitutionnelle est sanctionnée, et par conséquent valable, mais il ne peut pas servir au juge constitutionnel auquel on demande de statuer sur la validité d'une loi constitutionnelle, car s'il se déclare compétent pour se prononcer sur la constitutionnalité de cette loi, cela signifie qu'il accepte la validité des dispositions de la constitution qui prévoient des limites à cette loi constitutionnelle. En d'autres termes, la décision du juge signifie l'application de la sanction.
Alors, dire que pour que les limites à la révision constitutionnelle soient valables, il faut qu'elles soient sanctionnées par le juge constitutionnel, n'a aucun sens du point de vue juge constitutionnel. En effet, la décision du juge constitutionnel signifie l'application de la sanction ; et le juge constitutionnel doit savoir si ces limites sont valables ou non avant de prendre sa décision. En d'autres termes, l'argument de sanction n'est pas un critère utile pour le juge qui veut savoir si ces limites sont valables ou non. C'est pourquoi, l'argument de l'absence de sanction ne peut pas être invoqué devant le juge constitutionnel.
L'un des buts principaux de notre thèse est de savoir si le juge constitutionnel peut contrôler ou non la conformité des lois constitutionnelles aux dispositions de la constitution qui leur imposent des limites. C'est pourquoi nous laissons ici de côté l'argument de l'absence de sanction. Car, comme on vient de le voir, cet argument ne peut jouer aucun rôle devant le juge constitutionnel. Si le juge contrôle ces lois, les limites à la révision constitutionnelle seront sanctionnées, et s'il se déclare incompétent, ces limites seront non sanctionnées. C'est pourquoi le juge constitutionnel doit trancher ce débat, sans avoir fait référence à l'argument de sanction. Car tout simplement c'est sa décision qui sera la sanction de ces limites.
[1]. Cette thèse est appelée aussi la thèse de la « révision de la révision » (Beaud, La puissance de l'Etat, op. cit., p.371, 471 ; Id., « La souveraineté de l'Etat... », op. cit., p.1056) ou « la thèse de la ’double révision’ » (Yann Aguila, Le Conseil constitutionnel et la philosophie du droit, Paris, L.G.D.J., 1994, p.37).
2. Léon Duguit, Traité de droit constitutionnel, 2e édition, Paris, Ancienne librairie fontemoing, 1924, t.IV, p.540. C'est nous qui soulignons.
[3]. Vedel, Droit constitutionnel, op. cit., p.117. Georges Vedel a repris récemment la même thèse. Voir Id., « Schengen et Maastricht », op. cit., p.179 ; Id., « Souveraineté et supraconstitutionnalité », op. cit., p.90.
[4]. Voir par exemple Chantebout, op. cit., p. 39 ; Burdeau, Hamon, Troper, op. cit., 23e éd., p.54 ; Biscaretti Di Ruffia et Rozmaryn, op. cit., p.57 ; Lavroff, « Le droit saisi par la politique... », op. cit., p.28-29 ; Luchaire, Le Conseil constitutionnel, op. cit., p.124 ; Id., « L'Union européenne et la Constitution », op. cit., p.159 ; Debbasch et alii, op. cit., p.606 ; Shawi, op. cit., p.175 ; Branchet, op. cit., p.62, 64.
[5]. Ardant, op. cit., p.78.
[6]. Pactet, op. cit., p.76. C'est nous qui soulignons.
[7]. Cette partie, Titre 2, Chapitre 2.
[8]. Luciani, « La revisione costituzionale in Italia », op. cit., p.134-135 (Escarras, « Présentation du rapport italien de Massimo Luciani », op. cit., p.114).
[9]. Cette partie, Titre 2, Chapitre 1, Section 1, Sous-section 1.
[10]. Favoreu, « Souveraineté et supraconstitutionnalité », op. cit., p.76.
[11]. Pfersmann, « La révision constitutionnelle... », op. cit., p.52-53. (C'est nous qui soulignons). Il ajoute, « une révision de cette clause, même par le biais d'une méta‑clause constituerait donc une révolution au sens normatif du terme » (Ibid., p.53).
[12]. Voir Alf Ross, « On Self-Reference and a Puzzle in Constitutional Law », Mind, 1969, p.1-24.
[13]. Pfersmann, « La révision constitutionnelle... », op. cit., p.53, note 130.
[14]. Une telle règle auto-référentielle se trouvait dans l'article 118 de la Constitution de la République d'Afrique du Sud du 25 avril 1961. L'article 118 prévoyait, d'une part, une procédure renforcée pour la révision de l'article 108 (égalité des langues officielles), et d'autre part, il prévoyait la même procédure renforcée pour sa propre révision (Art. 118. - ... Aucune abrogation ou altération des dispositions du présent article... ne sera valable que si... »). Dmitri Georges Lavroff et G. Peiser, Les constitutions africaines, Paris, Editions A. Pédone, 1964, (Tome II : « Etats anglophones »), p.93.
[15]. Il convient de noter que selon un théorème logique, les sentences auto‑référetielles sont dénuées de sens (Voir Alf Ross, « On Self-Reference and a Puzzle in Constitutional Law », Mind, 1969, p.4).
[16]. Même si cette hypothèse n'est pas envisagée par la doctrine classique, elle se trouve dans la logique de cette doctrine.
[17]. Comme on l'a déjà dit, cette règle additionnelle, qui protège l'alinéa 5, peut être introduite dans la Constitution sous des formes différentes. Par exemple, elle peut être ajoutée à l'alinéa 5, comme deuxième phrase de cet alinéa stipulant que « cet alinéa est lui‑même exclu de toute révision. Ou elle peut être sous la forme d'un alinéa 6 ajoutée à l'article 89 précisant que « l'alinéa 5 est exclu de toute révision ». Ou bien enfin, elle peut être sous la forme d'un article (par exemple l'art.94), ajouté à la Constitution, stipulant que « l'alinéa 5 de l'article 89 ne peut pas être révisé ».
[18]. C'est-à-dire le paragraphe 3 de l'article 8 de la loi constitutionnelle du 25 février du 1875 (ajouté par la loi constitutionnelle du 14 août 1884).
[19]. Duguit, Traité de droit constitutionnel, 2e éd., op. cit., t.IV, p.540.
[20]. Le paragraphe 3 de l'article 8 de la loi constitutionnelle du 25 février 1875 révisée par la loi constitutionnelle du 14 août 1884.
[21]. Ajoutée par l'article 2 de la loi constitutionnelle du 14 août 1884.
[22]. Carré de Malberg, Contribution..., op. cit., t.II, p.603. C'est nous qui soulignons.
[23]. Pactet, op. cit., p.76.
[24]. Le paragraphe 3 de l'article 8 de la loi constitutionnelle du 25 février 1875 révisée par la loi constitutionnelle du 14 août 1884.
[25]. Esmein, op. cit., t.II, p.549.
[26]. Ibid. C'est nous qui soulignons.
[27]. Ibid. C'est nous qui soulignons.
[28]. Esmein, op. cit., t.II, p.549.
[29]. Ibid., p.551-552. C'est nous qui soulignons. L'absence de délai de promulgation a été soulignée encore par Hauriou (Précis de droit constitutionnel, 2e éd., op. cit., p.335).
[30]. Deuxième partie, Titre 1, Chapitre 1, Section 2.
[31]. Ibid., t.II, p.553.
[32]. En ce sens voir, Perrin, op. cit., p.84 ; Amselek, Perspectives critiques d'une réflexion épistémologique sur la théorie du droit, op. cit., p.222.
[33]. Par exemple Radomir D. Loukitch, dans sa thèse sur La force obligatoire de la norme juridique, écrit ceci : « En examinant la Constitution, nous avons vu qu'elle est une norme ‘pure’, non sanctionnée. Pourquoi alors oblige-t-elle, nous sommes-nous demandé ? Et comment est-il possible que tout l'ordre repose sur une norme ‘pure’, une norme non sanctionnée ? Logiquement ainsi, nous sommes arrivés au problème de la force obligatoire de la norme juridique » (Radomir D. Loukitch, La force obligatoire de la norme juridique et le problème d'un droit objectif, (Thèse, Université de Paris, Faculté de Droit), Paris, Les presses modernes, 1939, p.3).
[34]. Perrin, op. cit., p.84 ; Voir également Riccardo Guastini, « Alf Ross : une théorie du droit et de la science juridique », in Paul Amselek (sous la direction de -), Théorie du droit et science, Paris, P.U.F., Coll. « Léviathan », 1992, p.261 : « Dans tout système juridique il y a beaucoup de normes (par exemple, dans le droit public, et notamment dans le droit constitutionnel) qui ne sont pas du tout susceptibles d'une application juridictionnelle ».
[35]. Perrin, op. cit., p.84.
[36]. Jean Dabin, Théorie générale du droit, Paris, 2e éd., 1953, p.51, cité par Amselek, Perspectives critiques d'une réflexion épistémologique sur la théorie du droit, op. cit., p.223.
[37]. Manuel Atienza, « Juridicité », in André-Jean Arnaud (sous la direction de-), Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du droit, Paris, L.G.D.J., 2e édition, 1993, p.324.
[38]. Guy Héraud, « La validité juridique », in Mélanges offerts à Jacques Maury, Faculté de Droit et de Sciences économiques de Toulouse, Paris, Librairie Dalloz et Sirey, 1960, t.II, p.479.
[39]. Kelsen, Théorie pure du droit, op. cit., p.72.
[40]. Ibid., p.71.
[41]. Ibid.
[42]. Ibid.
[43]. Ibid., p.72.
[44]. Ibid., p.73.
[45]. Ibid., p.70. C'est nous qui soulignons.
[46]. Michel Troper, « Norme (en théorie du droit) », in André-Jean Arnaud (sous la direction de -), Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du droit, Paris, L.G.D.J., 2e édition, 1993, p.406.
[47]. Atienza, « Juridicité », in Arnaud, op. cit., p.324.
[48]. Kelsen, Théorie pure du droit, op. cit., p.74.
[49]. Ibid., p.76.
[50]. Ibid.
[51]. Ibid., p.77.
[52]. Ibid.
[53]. Ibid., p.78.
[54]. Ibid. C'est nous qui soulignons.
[55]. Ibid.
[56]. Voir par exemple Esmein, op. cit., t.II, p.549.
[57]. Atienza, « Juridicité », in Arnaud, op. cit., p.324.
[58]. Héraud, « La validité juridique », op. cit., p.476.
[59]. Par analogie de l'argumentation de Kelsen, (Théorie pure du droit, op. cit., p.70).
[60]. Deuxième partie, Titre 2.
[61]. Deuxième partie, Titre 2, Chapitre 1.
[62]. Deuxième partie, Titre 2, Chapitre 2.
[63]. Deuxième partie, Titre 2, Chapitre 2, Section 1, Sous-section 2, § 1, A.
[64]. Deuxième partie, Titre 2, Chapitre 2, Section 1, Sous-section 2, § 1, B.
[65]. Deuxième partie, Titre 2, Chapitre 2, Section 2.
[66]. Deuxième partie, Titre 2, Chapitre 2, Section 1, Sous-section 1.
[67]. Deuxième partie, Titre 2, Chapitre 2, Section 1, Sous-section 2, § 2, A.
[68]. Car le contrôle de la constitutionnalité des lois constitutionnelles est logiquement impossible s'il n'existe pas de limites valables s'imposant à ces lois. Nous allons voir ce problème en détail dans la deuxième partie de notre thèse (Titre 2, Chapitre 2).
Après avoir vu les données du débat doctrinal classique sur la question de la valeur juridique des limites à la révision constitutionnelle, dans cette section, nous essayerons de faire une appréciation générale de cette question. Notons toute suite que cette appréciation sera faite dans une approche positiviste du droit.
1. D'abord, comme remarque préliminaire, précisons ce qu'on entend par l'expression « les limites à la révision constitutionnelle ». Rappelons-nous que nous sommes sous le titre premier[1] qui est consacré à l'examen des limites à la révision constitutionnelle inscrites dans les textes constitutionnels. Par conséquent, les limites dont nous discutons ici la valeur sont sous la forme d'une disposition constitutionnelle. En effet, elles ne sont pas autre chose que des dispositions de la constitution qui règlent le pouvoir de révision et parfois qui lui imposent des limites. Autrement dit, à la place de l'expression « limites à la révision constitutionnelle », nous pouvons parfaitement utiliser celle de « dispositions de la constitution qui prévoient des limites à la révision constitutionnelle ». Dans ce cas, discuter la valeur juridique des « limites à la révision constitutionnelle inscrites dans les textes constitutionnels » revient à discuter la valeur juridique des dispositions constitutionnelles. En d'autres termes, « cette limite (inscrite dans la constitution) est privée de toute valeur juridique » veut dire la même chose que « cette disposition de la constitution est privée de toute valeur juridique ». C'est pourquoi, le problème de la valeur juridique des limites à la révision constitutionnelle se transforme en celui de savoir si les dispositions constitutionnelles ont la valeur juridique. En conséquence, celui qui veut savoir la valeur juridique des limites à la révision constitutionnelle doit raisonner sur la valeur juridique des dispositions de la constitution, non pas directement sur ces limites. Si les dispositions de la constitution en général ont la valeur juridique, ces limites l'ont aussi. Bref il faut d'abord résoudre le problème de la valeur juridique des dispositions de la constitution.
Comme on peut le constater dans cette remarque préliminaire, conformément à notre approche formelle que nous avons annoncée dans l'introduction générale, nous recherchons la valeur juridique des limites à la révision constitutionnelle dans leur forme, non pas dans leur contenu. D'ailleurs, en restant dans la conception formelle de la constitution, on ne peut pas adopter une autre attitude. Car, comme on l'a déjà expliqué[2], dans cette conception, il n'y a pas de différence de valeur juridique entre les dispositions se trouvant dans la même constitution.
2. Comme deuxième remarque préliminaire, notons que nous préférons poser la question en terme d'« obligatoriété » ou de « force obligatoire »[3] au lieu de « valeur juridique ». Car, la « valeur juridique », étant un terme vague, comporte plusieurs sens[4] ; alors que le terme « obligatoriété » ou « force obligatoire » a un sens plus ou moins défini[5].
Le terme « obligatoriété », étant un néologisme construit sur l'adjectif « obligatoire » est défini comme « la qualité de ce qui est obligatoire » par le vocabulaire de Cornu[6]. Et l'adjectif « obligatoire » est défini par le même vocabulaire comme « qui oblige juridiquement »[7]. Ainsi le vocabulaire de Cornu note que ce terme est employé lorsqu'il y a « une disposition qui s'impose aux sujets de droit... un comportement positif qui leur est imposé »[8]. C'est exactement la question qui se pose dans ce chapitre : c'est‑à‑dire celle de savoir si ces limites obligent ou non juridiquement leur destinataire, autrement dit, si elles s'imposent ou non à l'exercice du pouvoir de révision constitutionnelle.
3. Et si l'on pose le problème en ces termes, la question de la force obligatoire des limites à la révision constitutionnelle se transforme en celle de savoir si ces limites sont du droit, autrement dit, des normes juridiques. Car, comme le remarque H.L.A. Hart, « le trait général le plus caractéristique du droit à toute époque et en tout lieu est que son existence signifie que certains types de conduite humaine ne sont plus facultatifs, mais... obligatoires »[9]. D'ailleurs comme l'indique la définition du vocabulaire de Cornu, l'obligatoriété, c'est le « pouvoir d'obliger inhérent à la règle de droit »[10], ainsi que « toute règle de droit, toute loi, toute coutume a une force obligatoire »[11]. Cela veut dire que s'il existe une norme de droit, elle sera nécessairement obligatoire. Alors nous pouvons définir l'obligatoriété ou la force obligatoire d'une norme comme son caractère d'être du droit. Pour l'instant appelons ce caractère d'être du droit, la « juridicité ». Nous établissons donc une équation entre la « juridicité » et la « force obligatoire » d'une norme. Alors dans cette acception, on peut affirmer que la juridicité d'une norme est une condition nécessaire et suffisante de sa force obligatoire. Par conséquent, établir la juridicité d'une norme revient à établir sa force obligatoire. Alors si l'on montre la juridicité d'une norme, il sera inutile de discuter sa force obligatoire, car elle sera par hypothèse même obligatoire. En conclusion pour montrer la force obligatoire d'une norme, il suffit d'établir son caractère du droit, c'est‑à‑dire, sa juridicité.
Il en va de même pour le problème de la force obligatoire des limites à la révision constitutionnelle. Pour résoudre ce problème, il suffit donc de montrer leur caractère juridique, c'est‑à‑dire en un mot leur juridicité.
4. Mais notons que la notion de « juridicité », dans le sens où nous l'avons utilisée en haut, est une expression synonyme de la « validité »[12]. Car, la validité est le caractère existant d'une norme juridique. Autrement dit, la validité est une référence à la régularité du mode de production des normes juridiques[13]. C'est‑à‑dire qu'une norme juridique est valable si elle est produite régulièrement. En d'autres termes, comme le remarque Alexander Peczenik, les termes « droit valable » et « droit », tous les deux, veulent dire la même chose. La caractéristique du droit, c'est la validité. Parler de « droit non valable » est un non sens. Le terme « droit » est la forme courte du terme « droit valable »[14]. Ainsi dans le même sens, Michel Virally note qu'« il suffirait de parler de normes juridiques, sans y ajouter le qualificatif : ‘valables’ »[15]. Alors dans cette perspective, ou le mot « juridicité » ou bien celui de « validité » est inutile. Il faut choisir l'un d'entre eux.
Ici nous avons préféré la notion de « validité » au lieu de « juridicité ». Car, comme on va le voir plus tard[16], nous avons employé le terme « juridicité » pour désigner le caractère hypothétique par lequel les normes juridiques peuvent être mises à part de l'ensemble des normes de conduite sociale[17]. En d'autres termes, le problème de la juridicité d'une norme se situe par rapport au problème de la démarcation entre le « social » et le « juridique »[18]. Bref, dans notre thèse, nous employons le terme « juridicité » comme la « ligne de partage entre le droit et le social », non pas comme le caractère de l'existence d'une norme juridique. C'est‑à‑dire que lorsque nous parlons d'une norme juridique, nous voulons dire par là qu'il s'agit d'une norme « juridique », non pas, par exemple, sociale ou morale ou religieuse. En revanche, lorsque nous parlons d'une norme juridique valable, ou de la validité d'une norme juridique, nous voulons dire par là qu'il s'agit d'une norme juridique qui présente les qualités requises pour produire ses effets[19].
5. Reprenons maintenant notre conclusion sur la force obligatoire d'une norme en utilisant le terme « validité », au lieu de celui « juridicité ». Nous pouvons alors affirmer qu'il y a une équation entre la « validité » et la « force obligatoire » d'une norme. Autrement dit, « cette norme est valable » veut dire la même chose que « cette norme est obligatoire ».
Hans Kelsen affirme la même équation. A vrai dire chez Kelsen, il y a une équation entre l' « existence », la « validité » et la « force obligatoire » d'une norme[20]. Comme on va l'expliquer plus tard[21], selon Kelsen, d'une part la validité d'une norme juridique implique sa force obligatoire ; et d'autre part la validité n'est pas un attribut de la norme, mais son existence spécifique, c'est‑à‑dire son existence dans un ordre juridique. En d'autres termes, si une norme existe dans un ordre juridique, elle est valable ; et si elle est valable, elle est obligatoire aussi[22]. Car selon Kelsen, « dire qu'une norme se rapportant à la conduite d'êtres humains est valable (gilt), c'est affirmer qu'elle est obligatoire (verbindlich), que ces individus doivent se conduire de la façon qu'elle prévoit »[23]. Dans sa Théorie pure du droit, Kelsen utilise à peu près dans le même sens les notions d'existence, de validité et de force obligatoire. Pour lui, la validité d'une norme, c'est‑à‑dire son existence dans un ordre juridique, n'est pas autre chose que sa force obligatoire. Par exemple Kelsen parle d'« une norme valable, c'est‑à‑dire obligatoire pour son adressataire »[24] ; ou de « la validité de cette Constitution », c'est‑à‑dire « son caractère de norme obligatoire »[25] ; ou il parle encore de la « norme valable obligeant le destinataire »[26] ; ou bien de « norme... [qui]... vaut objectivement comme norme obligatoire »[27] ; ou bien enfin d'« une ‘norme’ qui ‘vaut’, qui ‘est en vigueur’, qui lie le destinataire »[28]. « Par validité, nous entendons, dit Kelsen, le caractère obligatoire de cet ordre de contrainte[29]. Ce mot exprime l'idée que les individus doivent appliquer et observer les normes qui règlent leur conduite »[30]. En conclusion, selon Kelsen, l'idée d'« être obligatoire » ou d'« obliger » est un caractère essentiel de la norme juridique valable[31].
Alors on peut affirmer qu'il y a une équation entre la « validité » et la « force obligatoire » d'une norme juridique en général[32] et d'une limite à la révision constitutionnelle en particulier. En d'autres termes, « cette limite à la révision constitutionnelle est valable » veut dire la même chose que « cette limite est obligatoire ». Par conséquent, pour résoudre le problème de la force obligatoire des limites à la révision constitutionnelle, il faut établir leur validité.
6. En conclusion, la force obligatoire des limites à la révision constitutionnelle dépend de leur validité juridique. Alors, dans ce cas, au lieu de discuter le bien-fondé des thèses classiques sur la valeur juridique de ces limites, il suffit de montrer simplement la validité de ces limites. Car si elles sont valables, elles seront nécessairement obligatoires. Ainsi la question de la force obligatoire de ces limites se transforme en celle de leur validité juridique.
Bref, pour qu'une limite à la révision constitutionnelle soit obligatoire, elle doit être valable. Dans ce cas, nous devons examiner les conditions de la validité des limites à la révision constitutionnelle. En d'autres termes, la question qui se pose ici est alors celle de savoir quelles sont les conditions que doivent remplir les limites à la révision constitutionnelle pour être valable.
En effet, pour pouvoir déterminer les conditions de la validité juridique des limites à la révision constitutionnelle, il faut d'abord voir la notion de validité juridique elle‑même.
Alors le plan de cette section s'affiche comme suit :
Sous‑section 1. - La notion de validité juridique
Sous‑section 2. - Les conditions de la validité juridique des limites à la révision constitutionnelle
(Il continue après
les notes de bas de page).
[1]. Première partie, Titre 1.
[2]. Titre préliminaire, Chapitre 1, § 1.
[3]. Michel Virally trouve le terme « force obligatoire » moins barbare que celui d'« obligatoriété » (Michel Virally, « Notes sur la validité du droit et son fondement », in Recueil d'études en hommage à Charles Eisenmann, Paris, Editions Cujas, 1975, p.455.
[4]. Pour les différents sens du terme de « valeur juridique » voir : José Manuel Delgodo Ocando, « Valeur », in André-Jean Arnaud (sous la direction de-), Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du droit, Paris, L.G.D.J., 2e édition, 1993, p.633-635.
[5]. Cependant selon Alf Ross, la force obligatoire n'est non plus une qualité objective. Comme le remarque Riccardo Guastini, « d'après Ross, cette mystérieuse ‘force contraignante’, n'étant pas une qualité empirique et donc observable, n'est pas non plus une qualité objective, et donc les jugements de validité (en ce sens du mot ’validité’) ne peuvent être que des prescriptions. L'affirmation qu'une certaine norme doit être observée ne peut pas être interprétée comme un énoncé descriptif. Le contenu d'une telle affirmation n'est que l'obligation d'obéir à la norme dont elle parle » (Riccardo Guastini, « Alf Ross : une théorie du droit et de la science juridique », in Paul Amselek (sous la direction de-), Théorie du droit et science, Paris, P.U.F., Coll. Léviathan, 1994, 253.
[6]. Gérard Cornu (sous la direction de-) Vocabulaire juridique, Association Henri Capitant, Paris, P.U.F., 3e édition, 1992, p.550 : « Obligatoriété (Néol. construit sur obligatoire) : Qualité de ce qui est obligatoire ; pouvoir d'obliger inhérent à la règle de droit ».
[7]. Cornu, op. cit., p.550. « Obligatoire : 1. Qui oblige juridiquement (en droit) normatif, qui a pour les sujets de droit le caractère d'une obligation, en tant que pièces de l'ordre juridique, du Droit objectif, en ce sens toute règle de droit, toute loi, toute coutume a une force obligatoire... 2. Exigé, requis, nécessaire, forcé par opposition à facultatif : se dit notamment d'une disposition qui s'impose aux sujets de droit, d'un comportement positif qui leur est imposé » (op. cit., p.549-550).
D'autre part, le dictionnaire Petit Robert définit le mot « obligatoire » comme « qui a la force d'obliger » et le verbe « obliger » comme « assujettir par une obligation d'ordre juridique ».
[8]. Cornu, op. cit., p.550.
[9]. H.L.A. Hart, Le concept de droit, trad. par M. van de Kerchove, Bruxelles, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 1976, p.19.
[10]. Cornu, op. cit., p.550.
[11]. Ibid., p.549.
[12]. Pour les relations entre les notions de juridicité et de validité voir Jean-François Perrin, Pour une théorie de la connaissance juridique, Genève, Librairie Droz, 1979, p.95-96.
[13]. Ibid.
[14]. Alexander Peczenik, « The Concept ‘Valid Law’ », Scandinavian Studies in Law, 1972, Vol.16, p.214.
[15]. Virally, « Notes sur la validité du droit et son fondement », op. cit., p.458.
[16]. Voir infra, Cette section, Sous‑section 1, § 1, C.
[17]. Jean Carbonnier, Sociologie juridique, Paris, P.U.F., 1978, p.175.
[18]. Perrin, op. cit., p.77-78.
[19]. François Ost et Michel van de Kerchove, Jalons pour une théorie critique du droit, Bruxelles, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 1987, p.264.
[20]. Pour l'équation kelsénienne « existence=validité=obligatoriété », voir Franco Modugno, « Validità », in Enciclopedia del diritto, vol. XLVI, Giuffrè editore, Varese, 1993, p.6.
[21]. Cette section, Sous-section 1, § 2, C.
[22]. Riccardo Guastini fait le même remarque. Selon lui, dans la Théorie pure du droit, « la ‘validité’ signifie force contraignante. Dire qu'une certaine norme existe signifie donc qu'une telle norme est obligatoire, et qu'elle doit être observée. Une norme qui n'est pas contraignante est une norme qui n'existe pas, donc elle n'est pas du tout une norme. En d'autres termes, le caractère obligatoire ou la force contraignante sont des traits constitutifs de la notion même de norme : ils appartiennent à la définition de ‘norme’ » (Guastini, « Alf Ross... », op. cit., p.257). Ainsi on peut conclure que dans la Théorie pure du droit, la validité d'une norme découle de son existence (Ibid., p.258).
[23]. Kelsen, Théorie pure du droit, op. cit., p.255.
[24]. Ibid., p.257. C'est nous qui soulignons.
[25]. Ibid., p.265. C'est nous qui soulignons.
[26]. Ibid., p.11. C'est nous qui soulignons.
[27]. Ibid., p.12. C'est nous qui soulignons.
[28]. Ibid., p.11. C'est nous qui soulignons.
[29]. Kelsen entend ici par « cet ordre de contrainte », l'« ordre juridique ».
[30]. Hans Kelsen, « Quel est le fondement de la validité du droit ? », Revue internationale de criminologie et de police technique, juillet - septembre 1956, p. 161. « En effet, la force obligatoire est un élément essentiel de la notion du droit positif » (Ibid., p.162).
[31]. Extrait de : Hans Kelsen, Allgemeine Theorie der Normen, Ed.XXX, p.21, in Christophe Grzegorczyk, Françoise Michaut et Michel Troper (sous la direction de-) Le positivisme juridique, Bruxelles, Paris, E.Story-Scientia, L.G.D.J., 1992, p.78.
[32]. Cependant Alf Ross n'est pas de même avis. Comme le remarque Riccardo Guastini, selon Ross « décrire le droit est une chose tout à fait différente que de lui attribuer une force contraignante. Et, d'autre part, dire qu'une certaine norme est contraignante ou obligatoire n'est pas décrire cette norme mais l'approuver. La prétendue force contraignante d'une norme est une chose bien différente de son existence. Le droit existant peut et doit être décrit d'une façon purement empirique, indépendamment de son acceptation ou de son refus » (Guastini, « Alf Ross... », op. cit., p.258). Pour le refus de l'équation « validité=obligatoriété » voir encore : Virally, « Notes sur la validité... », op. cit., p.455 : « Elle [l'obligatoriété] désigne, en réalité, l'autorité spécifique dont le droit est revêtu vis-à-vis de ses sujets... La validité ne se confond pas avec cette autorité spécifique du droit, mais elle en est la condition, ou, tout au moins le sceau, en ce sens que seul le droit valable est revêtu d'une telle autorité ». Ainsi que voir Marc Vanquickenborne, « Quelques réflexions sur la notion de validité », Archives de philosophie du droit, 1968, p.189 : « La validité d'une norme et sa force exécutoire sont deux choses différentes ».
Avant de définir la notion de validité juridique elle-même, il convient d'abord de voir trois questions préliminaires, comme celles de l'existence matérielle, de la normativité et de la juridicité d'un acte. Parce que, pour qu'on puisse parler de validité juridique, il faut qu'il existe d'abord une norme juridique. Autrement dit, la notion de validité juridique est relative à une norme juridique existante. Cela veut dire que, avant de déterminer la validité d'un acte, il faut premièrement établir son existence matérielle (c'est‑à‑dire, son support concret), deuxièmement sa normativité (c'est‑à‑dire, sa signification de norme), et troisièmement sa juridicité (c'est‑à‑dire son caractère juridique, non pas par exemple social).
Comme on vient de le dire, nous allons examiner ici les questions de l'existence matérielle, de la normativité et de la juridicité d'un acte.
Quand on parle de la validité juridique d'un acte, la première question qui se pose à son égard est celle de son existence matérielle[2]. Car un acte matériellement inexistant ne peut faire l'objet d'aucune qualification juridique.
Par l'existence matérielle[3] d'un acte, on entend l'existence d'un support concret, comme un document ou une parole rituelle, en un mot, un instrumentum[4]. En d'autres termes, avant de faire l'objet d'une qualification juridique d'un acte, il faut d'abord établir l'existence de l'instrumentum, par exemple, le document dans lequel se trouve cet acte. Dans les systèmes modernes du droit, on peut établir l'existence matérielle d'une loi en consultant le Journal officiel, c'est‑à‑dire, un recueil imprimé au nom du gouvernement[5].
On peut facilement établir l'existence matérielle des limites à la révision constitutionnelle prévues par le texte de la constitution. Elles se trouvent dans un document officiel, publié au Journal officiel, comme loi constitutionnelle. Par exemple en France, les limites à la révision constitutionnelle prévues par les articles 7 et 89 (al.4 et 5) de la Constitution de 1958 matériellement existent, car elles se trouvent dans le texte de la loi constitutionnelle du 4 octobre 1958 publié au Journal officiel de la République française du 5 octobre 1958. Les exemples sont nombreux. A vrai dire, le chapitre précédent qui est consacré au « inventaire des limites à la révision constitutionnelle inscrites dans les textes constitutionnels » est une parfaite illustration de l'existence matérielle de ces limites[6].
On peut ainsi conclure que les limites à la révision constitutionnelle prévues par le texte de la constitution sont matériellement existantes. Elles sont dans la forme des dispositions constitutionnelles ; plus précisément elles sont des dispositions de la constitution qui règlent le pouvoir de révision et parfois qui lui imposent des limites.
Dans le chapitre « l'inventaire des limites à la révision constitutionnelle prévues par la constitution », on se rappellera que nous avons examiné ces limites en les divisant en trois comme les limites de fond, les limites de temps et les conditions de forme. Maintenant, nous pouvons affirmer que, du point de vue de leur existence matérielle, il n'existe aucune différence entre elles. Elles peuvent avoir ou non la même valeur juridique en tant que limites se trouvant dans le même texte constitutionnel. Elles sont prévues par la constitution ; c'est‑à‑dire, elles sont dans la forme des dispositions constitutionnelles. Si l'une d'entre elles a la valeur juridique, les autres l'ont aussi. Dans la logique de la conception formelle de la constitution, la différence de contenu ne peut avoir aucun effet sur la valeur juridique d'une disposition constitutionnelle.
A cet égard, si l'on regarde notre débat classique ci-dessus[7] sur la valeur juridique des limites à la révision constitutionnelle, on peut faire quelques remarques.
D'abord, les deux thèses opposées sur la valeur juridique des limites à la révision constitutionnelle que nous avons vues dans la section précédente[8] ont été développées essentiellement pour les limites de fond, c'est‑à‑dire, pour les dispositions de la constitution qui interdisent de réviser la constitution sur tel ou tel point, comme la forme républicaine du gouvernement (par exemple l'alinéa 5 de l'article 89 de la Constitution française). Rappelons-nous que ces limites sont très variées[9]. Il y a des limites de fond[10] comme on vient de les mentionner, il y a aussi des limites de temps[11] comme l'interdiction de réviser la constitution pendant un certain laps de temps (par ex. l'alinéa 4 de l'article 89 de la Constitution française) ; il y a encore des conditions de forme et de procédure[12].
Les auteurs discutent surtout la valeur juridique des limites de fond et rarement celle des limites de temps et presque jamais celle des conditions de forme et de procédure.
Il est significatif de voir que certains auteurs qui refusent la valeur juridique des limites de fond (par ex. l'intangibilité du régime) acceptent la valeur juridique des limites de temps. Par exemple Georges Burdeau affirme que la disposition qui prévoit l'intangibilité de la forme républicaine du gouvernement a une
« signification politique... Elle est difficilement justifiable, car, le pouvoir constituant d'un jour n'a aucun titre à limiter le pouvoir constituant de l'avenir et elle parait peu efficace car on peut toujours réviser l'article qui limite le droit de réviser la Constitution »[13].
Cependant il est curieux de voir que le même auteur accepte la valeur juridique des limites de temps.
« Au contraire, écrit‑il, est parfaitement régulier,... le procédé qui consiste à interdire la révision pendant un certain laps de temps, soit que la constitution fixe un certain délai avant l'écoulement duquel la question de sa révision ne peut être posée, soit que la procédure qu'elle institue ne puisse aboutir qu'après un temps assez long. La première méthode a surtout pour objet de permettre à une constitution nouvelle de se consolider... L'allongement de la procédure répond plutôt au souci d'empêcher les réformes trop hâtives »[14].
D'ailleurs, Georges Burdeau accepte aussi la valeur juridique de la disposition qui interdit de réviser la Constitution en cas d'occupation de tout ou partie du territoire par des forces étrangères. Selon lui, cette disposition a pour objet d'éviter ce qui s'est passé à Vichy le 10 juillet 1940.
« L'intérêt de cette disposition contrairement à l'interdiction de toucher à la forme républicaine du gouvernement, est incontestable car, en paralysant l'exercice de la souveraineté populaire, l'invasion rend impossible l'exercice du pouvoir constituant »[15].
A notre avis, entre ces deux types de limites (celles de fond et celles de temps), il ne peut y avoir aucune différence de valeur juridique. Car les deux aussi sont prévues par la même constitution. Elles sont des dispositions de la constitution. Si l'une a la valeur juridique, l'autre aussi. Comme on l'a déjà dit, dans la conception formelle de la constitution, la différence de contenu entre les dispositions de la constitution ne peut avoir aucun effet sur leur valeur juridique.
D'ailleurs comme nous l'avons indiqué dans l'introduction générale, selon l'approche positiviste que nous avons adoptée dans ce travail, il n'appartient pas à la science du droit de justifier l'opportunité de telle ou telle disposition constitutionnelle. La tâche de la science du droit est seulement de décrire des normes juridiques en vigueur. Comme l'affirme Hans Kelsen, « une science doit décrire son objet tel qu'il est, et non pas prescrire ce qu'il devrait être ou ne devrait pas être du point de vue d'un certain jugement de valeur »[16]. Or, Georges Burdeau estime que l'interdiction de réviser la forme républicaine du gouvernement « est difficilement justifiable »[17], alors que l'interdiction de réviser la constitution pendant un certain délai « est parfaitement régulière »[18]. Car, selon lui, cette dernière interdiction « a surtout pour objet de permettre à une constitution de se consolider »[19]. Comme on le voit clairement, Georges Burdeau ne fait pas une analyse descriptive de ces dispositions, mais une appréciation de leur opportunité. Répétons encore une fois que la tâche de la science du droit n'est pas de justifier l'opportunité d'une disposition, ni montrer son intérêt, mais seulement de la décrire.
On peut ainsi conclure que les limites à la révision constitutionnelle prévues par le texte de la constitution sont matériellement existantes. Elles sont dans la forme des dispositions constitutionnelles ; plus précisément elles sont des dispositions de la constitution qui règlent le pouvoir de révision et parfois qui lui imposent des limites.
L'existence matérielle des limites à la révision constitutionnelle prévues par le texte de la constitution étant ainsi établie, se pose ensuite une deuxième question portant sur leur normativité : ces limites ont-elles le caractère normatif ? Autrement dit, est-on en présence de normes? Car, la notion de validité que nous examinons dans cette section est une qualification de « norme ». Par conséquent, pour que les limites à la révision constitutionnelle soient valables, elles doivent avoir le caractère normatif, c'est‑à‑dire qu'elles doivent être de nature de norme. Alors, maintenant voyons la question de la normativité des limites à la révision constitutionnelle.
La question de la normativité d'un acte est une question de signification, non pas une question de son existence matérielle, de son support concret, de son document[20]. En d'autres termes la norme n'est pas le texte d'un acte, mais sa signification. Alors, la question de la normativité d'un acte porte sur la signification qu'il convient d'attribuer au support matériel. Autrement dit cette question se concentre sur le point de savoir si le document auquel on est confronté a une portée normative [21]. En ce qui concerne les limites à la révision constitutionnelle, on peut se demander si l'on est ou non en présence des normes. En d'autres termes, les auteurs de ces limites ont-ils entendu déterminer la conduite d'autrui ou ont-ils voulu simplement exprimer une certaine théorie politique, religieuse, etc ?
Ainsi on débattra ici la question de la normativité des limites à la révision constitutionnelle. Mais pour cela, il nous est nécessaire d'abord de voir brièvement la question de la normativité d'un acte en général, c'est‑à‑dire la définition de la norme.
A. Selon la théorie positiviste que nous suivons tout au long de notre thèse, la norme juridique se caractérise par deux éléments : d'une part, elle est un règlement de la conduite humaine, et d'autre part, elle est posée par la volonté humaine.
1. Selon Hans Kelsen, la norme est tout d'abord un règlement de la conduite des êtres humains[22]. En d'autres termes, une règle qui ne vise pas l'orientation des conduites humaines ne peut avoir le caractère normatif. Par conséquent, une chose qui règle la conduite des animaux, de plantes ou d'objets inanimés ne peut pas être une norme juridique[23].
Ainsi tout ce qui se trouve dans un texte positif peut ne pas avoir un caractère normatif, parce que l'on peut mettre dans un texte positif un énoncé qui ne réglemente pas du tout une conduite humaine[24]. A ce propos, Hans Kelsen parle de « normes juridiquement irrelevantes »[25]. Selon lui,
« une loi qui a été adoptée d'une façon parfaitement constitutionnelle peut avoir un contenu qui ne représente pas une norme d'aucune sorte, mais qui, par exemple, exprime une théorie religieuse ou politique, ainsi la proposition que le droit émane de Dieu ou que la loi est juste, ou qu'elle réalise l'intérêt du peuple »[26].
Par exemple, selon un exemple donné par Georges Vedel, la proposition telle que « le soleil se lève en toutes saisons à six heures du matin » n'est pas une règle de droit, car il lui manque le caractère normatif[27].
Pour illustrer ce cas de figure, Michel Troper donne l'exemple du « décret de la Convention proclamant l'existence de Dieu et l'immortalité de l'âme »[28]. On peut également rappeler que la Déclaration de 1789, dans son préambule évoque l'existence de Dieu :
« L'Assemblée nationale reconnaît et déclare, en présence et sous les auspices de l'Être suprême, les droits suivants de l'Homme et du Citoyen »[29].
2. Ensuite, selon la théorie positiviste, la norme est une création humaine. Autrement dit, la norme est quelque chose qui a été posée par une volonté humaine[30]. Par conséquent une chose non posée par une volonté humaine n'est pas une norme. Cela veut dire que les principes du droit naturel, « qui n'est pas posée par une volonté – tout au moins pas par une volonté humaine – n'est pas du droit »[31]. Ainsi, selon Kelsen, la norme est un produit de l'acte de volonté humaine ; le concept de norme présuppose celui de volonté[32].
Cependant Hans Kelsen n'admet pas que cette volonté soit elle-même créatrice de la norme. « Il faut, dit-il, distinguer nettement cette ‘norme’ de l'acte de volonté qui la pose »[33]. Car la norme est la signification spécifique de cet acte de volonté. En effet, la norme est un « devoir être (Sollen) », alors que l'acte de volonté est un « être (Sein) »[34]. Par exemple dans la proposition « A veut que B doive se conduire de telle façon »[35], la première partie « se rapporte à un Sein, le fait réel (Seins-Tatsache) de l'acte de volonté ; la seconde partie, à un Sollen, à une norme qui est la signification[36] de cet acte »[37].
Alors, la norme est la signification d'un acte de volonté humain, plus précisément une signification qui s'analyse dans un « devoir être (Sollen) ». Cela veut dire qu'une norme exprime toujours « l'idée que quelque chose doit être ou se produire, en particulier qu'un homme doit se conduire d'une certaine façon »[38]. En d'autres termes, la norme est la signification de certains actes humains qui visent à provoquer une conduite d'autrui[39]. Et les « actes portent en intention sur la conduite d'autrui, quand ils ont pour signification soit d'ordonner (ou commander) cette conduite, soit également de la permettre et en particulier de l'habiliter, c'est‑à‑dire de conférer à l'autre un certain pouvoir, en particulier le pouvoir de poser lui même des normes »[40].
Ainsi Kelsen donne au verbe « devoir (sollen) » une signification plus large que sa signification habituelle. Dans le langage usuel, le verbe « devoir (sollen) » correspond au commandement, « avoir le droit de (dürfen) » à la permission, et enfin « pouvoir (können) » à l'habilitation. Mais tel, que l'emploie Kelsen, le terme « devoir (sollen) » correspond non seulement au commandement, mais aussi à la permission et à l'habilitation. En d'autres termes, « ‘devoir (sollen)’ comprend donc aussi ‘avoir le droit de (dürfen)’ et ‘avoir le pouvoir (können)’. Car aussi bien que commander, une norme peut permettre et, en particulier, donner le pouvoir »[41].
Par conséquent le terme « devoir (sollen) » désigne la signification normative de tout acte qui se rapporte en intention à la conduite d'autrui »[42]. En conclusion, on peut dire qu'« une norme est la signification d'un acte par lequel une conduite est ou prescrite, ou permise et en particulier habilitée »[43]. Bref, une norme pose toujours un Sollen, c'est‑à‑dire un ordre, une permission, une habilitation[44].
* * *
B. Maintenant, à la lumière des ces explications générales relatives à la normativité, recherchons si les limites à la révision constitutionnelle inscrites dans les textes constitutionnels ont le caractère normatif.
Conformément au développement ci-dessus, on peut affirmer que pour que les limites à la révision constitutionnelle aient le caractère normatif, d'une part, elles doivent régler la conduites des êtres humains, et d'autres part, elles doivent être posées par la volonté humaine.
1. Les limites à la révision constitutionnelle réglementent la conduite du pouvoir de révision constitutionnelle. En effet, le titulaire de ce pouvoir est toujours un homme (le roi, le dictateur) ou des hommes (des représentants dans les procédures parlementaires ou des électeurs dans les procédures référendaires). Ces limites interdisent la conduite des ces hommes consistant à réviser la constitution sur tel ou tel point ou pendant un certain temps.
A cet égard, il convient de noter que la conduite des hommes qui est réglementée par les limites à la révision constitutionnelle inscrites dans la constitution peut être imprécise. Par exemple, nous avons longuement discuté plus haut la signification de l'interdiction de réviser la forme républicaine du gouvernement prévue par l'article 89, alinéa 5, de la Constitution française de 1958[45]. Nous avons également signalé l'imprécision de certaines limites matérielles prévues par la Constitution turque de 1982 (par exemple, la « paix sociale », la « solidarité nationale », art. 2 en vertu de l'art. 4)[46]. Cependant, il convient d'indiquer que l'imprécision d'une limite matérielle n'en supprime pas le caractère normatif. Car, comme l'a bien montré Georges Vedel, la normativité et l'imprécision sont deux choses différentes. Par exemple, la proposition selon laquelle « le soleil se lève en toutes saisons à six heures du matin »[47] ne peut avoir aucun contenu normatif[48]. Par conséquent, aucun juge ne peut tirer quelque chose de cette proposition[49]. « En revanche, il pourrait fort bien censurer une loi qui, en matière de calamités nationales, méconnaîtrait le principe de solidarité, car l'imprécision de la prescription n'en supprime pas le caractère normatif »[50].
2. Ensuite, les limites à la révision constitutionnelle sont des créations humaines. Autrement dit, elles sont posées par la volonté humaine. A cet égard, on peut douter de la normativité des dispositions de certaines constitutions qui déclarent intangibilité d'une religion. Par exemple, comme on l'a vu[51], les Constitutions algérienne[52] et marocaine[53] déclarent intangible le caractère islamique de l'Etat. Cependant à notre avis, les dispositions d'une constitution prévoyant l'intangibilité d'une religion ont le contenu normatif ; car, d'une part, elles sont posées par des hommes et non pas par le Dieu, et d'autre elles réglementent la conduite des hommes : elles interdisent aux hommes d'édicter des lois constitutionnelles contraires aux principes d'une certaine religion. Ainsi, au cas où le pouvoir de révision constitutionnelle édicte une loi constitutionnelle qui méconnaîtrait ces principes religieux, le juge constitutionnel peut l'invalider. Car, du point de vue théorique, ces principes peuvent être parfaitement des mesures de censure d'une loi constitutionnelle.
En conclusion, les dispositions de la constitution qui prévoient des limites à la révision constitutionnelle ont la signification de norme. Car ces dispositions posent un Sollen, c'est‑à‑dire un ordre, une permission ou une habilitation. Ce Sollen peut être expliqué par rapport à celui des dispositions de la constitution qui règlent la création des lois constitutionnelles. C'est pourquoi expliquons d'abord le Sollen de ces dispositions : par les dispositions de la constitution qui règlent la création des lois constitutionnelles (par exemple, les alinéas 1, 2 et 3 de l'article 89 de la Constitution française), le pouvoir constituant originaire habilite le pouvoir de révision à procéder à une révision constitutionnelle. Autrement dit, par ces dispositions, le pouvoir constituant originaire confère au pouvoir constituant dérivé le pouvoir de réviser la constitution, c'est‑à‑dire de poser lui-même des normes constitutionnelles. En d'autres termes, les dispositions de la constitution qui règlent la création des lois de révision constitutionnelle sont l'acte de volonté du pouvoir constituant originaire par lequel le pouvoir de révision constitutionnelle est habilité à réviser la constitution.
Mais ensuite, par les dispositions de la constitution qui prévoient des limites à cette révision (par exemple, les alinéas 4 et 5 de l'article 89 de la Constitution française), le pouvoir constituant originaire limite l'habilitation qu'il a donnée à ce pouvoir. Ainsi le pouvoir de révision constitutionnelle est habilité à réviser la constitution sauf sur tel ou tel point (par ex. art.89, al.5) ou pendant un certain temps (par ex. art 89, al.4). Ces limitations aussi, c'est‑à‑dire les dispositions de la constitution qui prévoit des limites à la révision constitutionnelle, ont le caractère normatif. Car elles posent un Sollen, c'est‑à‑dire dans notre cas, un ordre, une prescription, à savoir celui de ne pas réviser la constitution sur tel ou tel point ou pendant un certain temps. Bref, les limites à la révision constitutionnelle prévues par les dispositions de la constitution ont le caractère normatif, car elles expriment un Sollen, elles posent une interdiction. En d'autres termes, les limites à la révision constitutionnelle prévues par les dispositions constitutionnelles sont la signification de l'acte de volonté du pouvoir constituant originaire par lequel une certaine conduite du pouvoir de révision constitutionnelle est interdite, à savoir celle de réviser la constitution sur tel ou tel point ou pendant un certain temps.
Ainsi nous arrivons à la conclusion suivante : les limites à la révision constitutionnelle inscrites dans la constitution ont le caractère normatif.
* * *
Nous avons commencé notre argumentation en disant qu'une limite à la révision constitutionnelle, pour être valable, doit être d'abord matériellement existante ; et deuxièmement, avoir le caractère normatif. Nous venons de montrer que ces deux conditions préliminaires sont remplies. Les limites à la révision constitutionnelle prévues par la constitution sont matériellement existantes, et ont le caractère normatif.
Pourtant, ces deux conditions préliminaires (existence matérielle et normativité) sont des conditions nécessaires mais non suffisantes. Car les normes qui existent ne sont pas seulement des normes juridiques ; il y a aussi des normes sociales, morales, religieuses, etc. Alors, pour qu'une limite à la révision constitutionnelle matériellement existante soit valable, elle doit être une norme, et à son tour cette norme doit être d'ordre juridique. Il faut alors distinguer les normes juridiques des autres catégories de normes. Mais comment, c'est‑à‑dire par quels critères peut-on distinguer les normes juridiques des normes non juridiques ? Autrement dit, qu'est-ce qui donne à une norme le caractère juridique ?
Ainsi nous arrivons à la question de la juridicité des limites à la révision constitutionnelle.
La juridicité peut être définie comme « le caractère (par lequel) les règles de droit peuvent être mises à part de l'ensemble des règles de conduite sociale »[54]. Autrement dit, la juridicité est ce qui donne à une norme le caractère « juridique »[55].
Alors qu'est ce qui donne à une norme le caractère juridique ? En d'autres termes, quel est le critère distinctif de la norme juridique des autres types de normes du comportement humain ? En un mot, quel est le critère de la juridicité ?
Michel Troper relève plusieurs critères qui ont été proposés en théorie du droit[56].
Par exemple selon un critère, tiré de l'objet de la norme, la norme juridique se définit « comme régulation d'un rapport intersubjectif des actions sociales. Elle s'opposerait ainsi à la norme morale, qui impose une obligation à un sujet isolé sans conférer en même temps des droits aux autres. Mais, ce critère ne permet pas de distinguer la norme juridique de la norme sociale »[57].
Selon un deuxième critère, tiré des fins de la norme, « la norme juridique aurait pour fin la conservation de la société. Mais on ignore ce qui est essentiel pour réaliser cette fin »[58].
Selon un troisième critère, tiré du sujet qui pose la norme, « la norme juridique serait celle qui est posée par le pouvoir souverain ou par ses délégués. Mais il n'existe pas de moyen simple d'identifier le pouvoir souverain ou ses délégués, sinon en disant que ce sont ceux qui posent des normes juridiques »[59].
Selon un quatrième critère, tiré de la conformité de la norme à la justice, la norme juridique serait celle qui est conforme à la justice. Mais, « il n'existe pas de critère permettant d'affirmer que telle norme est ou non conforme à la justice »[60].
Encore selon un autre critère, tiré du mode de sanction de l'inobservation de la norme, « la norme juridique serait celle qui serait assortie d'une sanction externe et institutionnalisée »[61].
Enfin, selon un dernier critère, tiré de l'appartenance de la norme à un ordre juridique, les normes juridiques sont celles qui appartiennent à un ordre juridique.
Nous allons discuter ici seulement les deux derniers critères.
Selon ce critère, la norme juridique est une norme « sanctionnée ». Mais qu'est‑ce que la « sanction »?
La sanction est une contrainte produite comme une réaction à la violation de la norme. Cependant la sanction n'est pas n'importe quelle contrainte, mais uniquement celle qui est produite par la structure sociale[62]. Ainsi Michel Virally entend par sanction, « une sanction socialement organisée, c'est‑à‑dire définie par le droit et attachée à la conduite contraire à celle ordonnée par une norme juridique »[63].
Comme l'a bien montré Paul Amselek, la définition de la juridicité de la norme par la sanction est insoutenable. Car, selon cette définition, comme on vient de le dire, ce n'est pas n'importe quelle contrainte qui spécifie la « juridicité », mais seulement celle qui est « socialement organisée ». Or cette « organisation sociale » de la sanction est en réalité une organisation juridique[64]. Ainsi Paul Amselek remarque que l'on tombe dans un cercle vicieux.
« La règle de droit est une règle pour laquelle il existe un mécanisme sanctionnateur, à la différence des autres normes non juridiques, mais ce mécanisme qui spécifierait la règle de droit, est visé par les auteurs en tant qu'il est lui-même institué par une règle de droit. On en vient nécessairement à faire entrer la 'sanction' en question dans le contenu de certaines règles de droit elles-mêmes et ainsi à la rendre inapte à constituer un élément extérieur caractéristique de toutes les règles de droit. La règle de droit serait, en somme, la règle juridiquement sanctionnée »[65] !
En effet, comme le note Jean-François Perrin, « la sanction est une norme au service d'une autre norme »[66].
Ainsi nous arrivons au critère kelsénien, c'est‑à‑dire le critère d'appartenance de la norme à un ordre juridique déterminé.
Tout d'abord nous devons noter que dans la théorie de Kelsen il n'y a pas de différence entre les notions « juridicité » et « validité » d'une norme. A vrai dire, Hans Kelsen définit la juridicité d'une norme par sa validité, c'est‑à‑dire par son appartenance à un ordre juridique. Autrement dit, une norme est juridique, si elle est valable, c'est‑à‑dire si elle fait partie d'un ordre juridique donné.
Alors, dans la conception kelsénienne, expliquer la validité d'une norme revient à expliquer sa juridicité. Nous allons examiner plus loin[67] la question du fondement de la validité d'une norme dans la théorie kelsénienne. C'est pourquoi, nous nous contentons ici de dire que selon Kelsen, une norme est juridique, si elle est valable, c'est‑à‑dire si elle existe dans un ordre juridique déterminé. En d'autres termes, la juridicité d'une norme se définit par sa validité, et à son tour la validité d'une norme se définit par son appartenance à un ordre juridique donné. Bref, une norme est juridique, si elle appartient à un ordre « juridique », mais dans ce cas, il faut déterminer, à son tour, la juridicité d'un ordre normatif. Car, les ordres normatifs qui existent ne sont pas seulement des ordres juridiques, il y a aussi des ordres normatifs sociaux, moraux, religieux, etc.
En d'autres termes, le problème de la juridicité d'une norme se transforme en celui de la juridicité de l'ordre auquel appartient cette norme. C'est‑à‑dire que pour savoir si une norme est juridique ou non, il faut regarder si l'ordre normatif dont fait partie la norme en question est juridique ou non. Ainsi, la norme est juridique si elle appartient à un ordre juridique, mais non pas à un ordre social ou moral ou religieux, etc. On peut donc conclure que la juridicité est la caractéristique d'un ordre normatif, non pas directement d'une norme.
Ainsi nous arrivons au problème de la juridicité d'un ordre normatif.
Comment pouvons-nous définir la juridicité d'un ordre normatif ? C'est‑à‑dire, qu'est-ce qu'un ordre juridique ?
Un ordre juridique est tout d'abord un ordre normatif. Kelsen définit un ordre normatif comme « un système de normes dont l'unité repose sur le fait que leur validité a le même fondement »[68].
Mais comme on l'a déjà dit, les ordres normatifs qui existent ne sont pas seulement des ordres juridiques ; il y a aussi des ordres normatifs moraux, sociaux, religieux, etc. Alors, comment et par quels critères peut-on distinguer l'ordre juridique des autres ordres normatifs ? En d'autres termes, qu'est-ce qui donne le caractère juridique à un ordre normatif ? En un mot, quel est le critère de la juridicité d'un ordre normatif ?
En suivant toujours Kelsen, comme caractères distinctifs des ordres juridiques, on peut relever les points suivants :
Le premier caractère distinctif des ordres juridiques est qu'ils se présentent tous comme des ordres de la conduite humaine. Autrement dit « les normes de l'ordre juridique règlent la conduite d'êtres humains »[69]. Kelsen note que « dans les sociétés primitives, l'ordre juridique règle également la conduite d'animaux, de plantes et même de choses inanimées, de la même façon que la conduite des hommes »[70]. Mais « les ordres juridiques modernes, eux, ne règlent la conduite que des seuls êtres humains, et non la conduite d'animaux, de plantes, ou d'objets inanimés ; ils ne dirigent de sanctions que contre les premiers, et non contre les seconds »[71].
Le deuxième caractère distinctif des ordres juridiques, « est que ce sont des ordres de contrainte »[72]. Ceci veut dire que les ordres juridiques « réagissent par un acte de contrainte à certaines circonstances considérées comme indésirables, parce que socialement nuisibles, en particulier à des faits de comportement humain de cette nature »[73]. Et par un acte de contrainte, « on entend un mal – tel que le retrait de la vie, de la santé, de la liberté, de biens économiques et autres – qui doit être infligé à celui qu'il atteindra, même contre son gré, et, si besoin est, en employant la force physique »[74].
On peut ainsi définir l'ordre juridique comme un ordre de contrainte de la conduite humaine. Et en tant qu'ordre de contrainte, comme le note Kelsen, l'ordre juridique
« se distingue d'autres ordres sociaux. L'élément de la contrainte, c'est‑à‑dire la circonstance que l'acte institué par l'ordre comme conséquence d'une situation considérée comme socialement nuisible doit être réalisée même contre le gré de l'individu qu'elle doit atteindre et, en cas de résistance, par l'emploi de la force physique, – voilà le critérium décisif »[75].
Le droit est un ordre de contrainte. Cependant, ce n'est pas n'importe quelle contrainte ; mais celle qui a le caractère de sanction. La sanction aussi est un acte de contrainte, c'est‑à‑dire un emploi de la violence. Mais, comme l'explique Kelsen, la sanction, à la différence des autres actes de contrainte, est un usage de force permis par l'ordre juridique, « comme la réaction à une situation socialement indésirée, en particulier comme réaction à une conduite humaine socialement nuisible »[76]. Autrement dit, la sanction est une contrainte instituée par l'ordre juridique[77].
Deuxièmement, il faut noter que la sanction est attribuable uniquement à la collectivité juridique. Autrement dit, seulement les individus ou les organes habilités par l'ordre juridique peuvent exercer les actes de contrainte, conformément aux conditions déterminées par cet ordre. « Alors, on peut dire, en ce sens, que l'exercice de la contrainte est érigé en monopole de la collectivité juridique »[78].
Enfin il faut noter que l'ordre de contrainte considéré comme un ordre juridique est plus efficace que tous les autres ordres de contrainte. C'est la différence entre l'ordre juridique et l'ordre d'une bande de voleurs. Mais, si un tel ordre de contrainte (par exemple celui d'une bande de voleurs)
« est limité dans son domaine de validité territorial à un certain territoire et s'il est efficace à l'intérieur de ce territoire, de telle façon que la validité de tout ordre de contrainte semblable est exclue, il peut très bien être considéré comme un ordre juridique, et la collectivité fondée par lui peut très bien être considérée comme un ‘Etat’, même si cet ‘Etat’ développe vers l'extérieur une activité qui soit criminelle au regard du droit international positif »[79].
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Ainsi nous venons de définir l'ordre juridique comme un ordre de contrainte. Mais on invoque très souvent une objection à cette définition. Cette objection se concentre sur le fait que les ordres juridiques historiques contiennent toujours des normes dépourvues de sanctions[80]. Comme on l'a déjà noté ces normes non sanctionnées se trouvent surtout dans le domaine du droit constitutionnel. On sait que, plusieurs fois, les « constitutions contiennent des dispositions précises, des injonctions claires dont cependant la violation ne peut faire l'objet d'aucune réaction institutionnelle quelconque »[81]. Ainsi selon l'exemple donné par Jean-François Perrin, « en Suisse, si le Parlement fédéral décide d'édicter une loi sur une matière pour laquelle la Confédération ne possède aucune délégation de compétence, il viole l'article 3 de la Constitution. Admettons qu'aucun référendum ne soit lancé. La nouvelle loi entrera en vigueur en violation de la susdite disposition. Aucune réaction institutionnelle n'est concevable. L'article 3 de la Constitution fédérale n'est-il pas une disposition juridique »[82] ? En général on peut constater que les normes de la constitution qui règlent la procédure de la législation n'établissent pas toujours une sanction pour le cas où elles ne sont pas observées.
Devant ce problème des normes juridiques non sanctionnées, dans la théorie du droit, il y a généralement deux thèses opposées. Selon la première thèse, il peut exister des normes non sanctionnées dans un ordre juridique grosso modo sanctionné. Selon cette thèse, la sanction « est une caractéristique qui peut être attribuée à l'ordre juridique pris dans son ensemble, mais non à chacun de ses éléments »[83]. En d'autres termes, la sanction est le « caractère de l'ordre in globo, et non de ses éléments ut singuli »[84]. Nous avons vu cette thèse dans la section précédente[85], c'est pourquoi, on se contentera ici de s'y référer.
En revanche, selon une deuxième thèse, dans un ordre juridique, il ne pourrait y avoir des normes non sanctionnées. Car, les normes qui sont présentées comme des normes non sanctionnées sont en effet soit, des normes juridiquement irrelevantes, soit, des normes juridiques non indépendantes. Nous avons déjà exposé cette thèse[86]. C'est pourquoi nous n'y revenons pas.
A notre avis, seule cette deuxième thèse est fondée[87]. Ainsi, pour nous, dans un ordre juridique, il ne pourrait pas y avoir de normes juridiques non sanctionnées.
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En conclusion, conformément à la théorie positiviste, nous pouvons conclure que la juridicité d'une norme se détermine par son appartenance à un ordre juridique ; et la juridicité d'un ordre normatif se détermine par son caractère de contrainte. En d'autres termes une norme est juridique, si elle fait partie d'un ordre juridique déterminé. Et un ordre normatif est juridique, s'il est un ordre de contrainte.
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Maintenant appliquons cette conclusion aux limites à la révision constitutionnelle[88]. Comme on l'a déjà remarqué, ces limites existent sous la forme de dispositions constitutionnelles. Et en tant que dispositions de la constitution, elles appartiennent à l'ordre normatif dont fait partie la constitution. Et on sait que l'ordre normatif auquel appartient la constitution est un ordre juridique, parce que, cet ordre, pris dans son ensemble, est sanctionné. Il faut alors conclure que les limites à la révision constitutionnelle inscrites dans le texte constitutionnel ont le caractère juridique.
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En résumé, en ce qui concerne la validité des limites à la révision constitutionnelle, jusqu'ici, nous avons dit que, premièrement elles doivent être matériellement existantes, deuxièmement ces limites matériellement existantes doivent avoir le caractère normatif, et troisièmement elles doivent être d'ordre juridique. Et nous venons de montrer que les limites à la révision constitutionnelle inscrites dans le texte constitutionnel remplissent ces trois conditions préliminaires, c'est‑à‑dire l'existence matérielle, la normativité et la juridicité.
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Toutefois ces trois conditions préliminaires (existence matérielle[89], normativité[90] et juridicité[91]) sont des conditions nécessaires, mais non suffisantes de la validité juridique. Car une norme juridique matériellement existante peut être non valable. En d'autres termes, la « juridicité » d'une norme n'implique pas nécessairement sa « validité ». A vrai dire, pour affirmer qu'« une norme juridique matériellement existante peut être non valable », il faut connaître les critères de la validité juridique d'une norme. Nous allons les voir plus bas[92]. Cependant notons qu'il y a trois conceptions différentes de la validité juridique et que si l'on accepte la conception de la validité matérielle, une norme juridique matériellement existante peut être non valable, si elle n'est pas efficace[93]. C'est le cas de désuétude[94]. La norme qui est tombée en désuétude n'est pas une norme sociale ou morale, au contraire c'est bien une norme juridique, mais une norme juridique « non valable ». D'ailleurs, si l'on prend en considération la conception de la validité axiologique, une norme juridique peut être non valable, si elle n'est pas juste[95].
Alors voyons à présent ces trois conceptions de la validité juridique.
Pour pouvoir déterminer les conditions de la validité juridique des limites à la révision constitutionnelle, il faut d'abord nécessairement définir la notion de validité juridique.
François Ost définit la validité comme « la qualité qui s'attache à la norme dont on a reconnu qu'elle satisfait aux conditions requises pour produire les effets juridiques »[96].
Mais comment et sur quelles bases s'opère cette reconnaissance ? Autrement dit, quels sont les critères de la validité juridique d'une norme ?
En théorie du droit, la validité juridique d'une norme s'apprécie en général en référence à trois critères différents : un critère éthique (finaliste, déontique), comme la justice, un critère sociologique, comme l'efficacité et un critère formaliste, comme l'existence spécifique de la norme. Par conséquent, il y a trois conceptions de validité : la validité axiologique[97] (« validité déontique »[98]), la validité matérielle[99] (« validité empirique »[100], « validité factuelle »[101] ou « validité effective »[102]) et la validité formelle[103] (« validité systémique »[104], « validité tout court »[105] ou « validité stricto sensu »[106]). Dans la théorie du droit, la validité axiologique est appelée aussi la justice[107] (« légitimité »[108] ou « acceptabilité »[109]), la validité matérielle l'efficacité[110] (« effectivité »[111]), ainsi que la validité formelle, l'existence spécifique[112] (« appartenance ») de la norme. Notons que la première conception est privilégiée par la théorie du droit naturel, la deuxième par la théorie réaliste américaine et scandinave, et le troisième par la théorie positiviste[113].
Commençons par la validité axiologique.
Selon le critère finaliste, la validité d'une norme s'apprécie par sa conformité à des valeurs ou des idéaux méta-positifs. Ces valeurs et idéaux sont d'ordre éthique, moral, religieux, etc[114]. Pour savoir si une norme est valable ou non-valable, il faut comparer le contenu de cette norme avec un certain nombre de valeurs et idéaux. Si la norme est conforme à ces valeurs ou idéaux, elle est valable ; si ce n'est pas le cas, elle n'est pas valable. En d'autres termes, on cherche s'il y a une coïncidence entre le « monde réel » et le « monde idéal » ; entre « ce qu'il est » et « ce qu'il doit être ». C'est pourquoi le critère finaliste s'associe à la validité axiologique du droit. Par conséquent, le critère finaliste, autrement dit, la validité axiologique est un problème déontique du droit.
A notre avis, la validité d'une norme ne peut pas se déterminer dans une telle conception, c'est‑à‑dire par un critère finaliste. Car le problème de la validité axiologique d'une norme se résout en dernière analyse dans un jugement de valeur. En d'autres termes, le problème de savoir si une norme est valable ou non nécessite une comparaison entre le contenu de cette norme et certaines valeurs ou idéaux qui se situent en dehors de la norme. Ils sont d'ordre éthique, religieux, moral, en un mot, de nature méta‑positive. Et à notre sens, l'examen de telles valeurs ou de tels idéaux reste en dehors de la science juridique.
La conséquence systématique de la validité axiologique est la théorie du droit naturel[115]. En d'autres termes, cette conception de validité est privilégiée surtout par les auteurs jusnaturalistes[116]. Selon ces auteurs, la validité axiologique d'une norme est une condition nécessaire et suffisante de sa validité[117]. C'est‑à‑dire que dans la théorie du droit naturel, la validité d'une norme s'apprécie par les éléments finalistes par exemple, par la réalisation de la justice, la satisfaction du bien commun, la protection des droits de liberté, la promotion du bien-être[118]. Ces éléments finalistes changent selon les écoles du droit naturel[119]. Mais le raisonnement reste le même. Si une norme ne sert pas « à rejoindre le bien commun, à réaliser la justice, à garantir la liberté, à promouvoir le bien être »[120], elle n'est pas valable.
Nous avons choisi ici la « justice » comme l'élément finaliste dans la définition du droit naturel[121]. Ainsi, on peut affirmer que, dans la théorie du droit naturel, le droit s'identifie à la justice. C'est la justice qui fonde la validité du droit. A cet égard, on peut brièvement définir la théorie du droit naturel comme une théorie qui dit qu'« une loi pour être loi doit être juste » ou bien comme le disait Saint Augustin, « une loi injuste n'est pas une loi »[122]. En d'autres termes, un acte pour être valable, c'est‑à‑dire pour avoir des effets juridiques, il doit être conforme à l'exigence de la justice, il doit servir à la réaliser. Ainsi, si une norme est juste, elle est valable ; si ce n'est pas le cas, elle est non valable, c'est‑à‑dire non susceptible de produire des effets juridiques ; autrement dit, elle n'a aucune force obligatoire. Bref, dans cette conception, « le droit valable, c'est le droit juste »[123].
La critique la plus destructive qui est adressée à la théorie du droit naturel se concentre sur le fait qu'il n'existe pas de critère universel et objectif qui permet de distinguer « ce qui est juste » de « ce qui est injuste ». Et on ne peut pas obtenir un tel critère par voie de l'observation de la nature[124], si l'on ne veut pas faire appel à Dieu[125]. Si cela est vrai, la question suivante est inévitable : à qui appartient donc la tâche de distinguer « ce qui est juste » de « ce qui est injuste »[126] ? Si on exclut l'existence d'une autorité absolue et transcendante d'une divinité[127], il y a deux et seulement deux réponses possibles à cette question.
Selon la première réponse, la tâche de déterminer « ce qui est juste » appartient à ceux qui détiennent le pouvoir. Il est évident que cette réponse nous éloigne du droit naturel, pour nous amener au positivisme étatique[128].
Selon la deuxième réponse, cette tâche appartient à tous les citoyens[129]. Mais dans cette hypothèse, les principes de justice présentent nécessairement un caractère largement subjectif. Car ces principes sont conçus « par chaque homme selon les données de sa propre conscience ; il y a sans doute des éléments communs à ces différentes conceptions personelles ; mais l'expérience prouve la difficulté de les dégager, faute d'une autorité capable et infaillible. En fait, chacun demeure libre de concevoir le droit naturel selon les exigences de sa propre conscience »[130]. On peut dire que, avec Kelsen, dans ce cas, « on est menacé d'anarchie totale »[131]
D'autre part, comme l'a bien montré Hans Kelsen, il n'existe pas de valeurs absolues. « Toutes les valeurs morales sont relatives. Ceci étant admis, on ne peut attribuer à l'affirmation que des normes sociales ne peuvent être considérées comme droit que si leur contenu est moral, est juste »[132]. Et « étant donné l'extraordinaire diversité de ce que les hommes tiennent pour bon ou pour mauvais, pour juste ou pour injuste, selon les époques[133] et selon les lieux, on ne peut constater l'existence d'aucun élément commun à tous les ordres moraux »[134]. Par conséquent « il faut distinguer l'un de l'autre le droit et la morale en général, le droit et la justice en particulier »[135].
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Maintenant appliquons le critère finaliste aux limites à la révision constitutionnelle ; c'est‑à‑dire recherchons la validité des dispositions de la constitution qui règlent la création et parfois le contenu des lois de révision constitutionnelle selon la conception de la validité axiologique.
Selon cette conception, on peut affirmer que si les dispositions de la constitution qui prévoient des limites à la révision constitutionnelle sont justes, elles sont valables, et par conséquent elles s'imposent à l'exercice du pouvoir de révision constitutionnelle. Par contre si elles sont injustes, elles ne sont pas valables, et par conséquent elles ne lient pas le pouvoir de révision constitutionnelle.
A notre avis, cette conclusion est inacceptable. Car à la lumière de la critique adressée à la validité axiologique et au droit naturel ci-dessus, on peut dire qu'il n'existe pas de critère objectif et universel qui permet de distinguer les limites à la révision constitutionnelle « justes » des limites à la révision constitutionnelle « injustes ». On a déjà montré que la justice n'est pas une valeur absolue. L'idée de justice change pour chaque individu. C'est‑à‑dire que chacun peut apprécier comme il l'entend la valeur juridique d'une limite à la révision constitutionnelle. Dans ce cas, une limite serait valable pour les uns, et non valable pour les autres. Il est évident qu'un tel résultat n'est donc pas objectif, et par conséquent admissible.
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Avant de passer à l'examen de la deuxième conception de la validité juridique, il convient de critiquer les thèses classiques sur la valeur juridique des limites à la révision constitutionnelle à la lumière des explications ci-dessus sur la conception de la validité axiologique. En d'autres termes, nous allons appliquer les critiques générales adressées à la théorie du droit naturel aux thèses que nous avons examinées dans la section précédente[136].
Si l'on regarde le débat classique sur la valeur juridique des limites à la révision constitutionnelle à la lumière de la critique ci‑dessus adressée à la validité axiologique, autrement dit à la théorie du droit naturel, on peut constater que la thèse selon laquelle les limites à la révision constitutionnelle sont privées de toute valeur juridique, ou celle qui soutient la validité de ces limites, toutes les deux, sont produites essentiellement dans la conception de la validité axiologique. C'est‑à‑dire que ces deux thèses, l'une et l'autre, sont basées essentiellement sur le critère de justice. Par conséquent, elles sont entachées de même erreur. Car leur raisonnement est le même. Elles sont deux illustrations différentes de la même logique.
Selon les défenseurs de la première thèse, l'existence des limites à la révision constitutionnelle dans la constitution n'est pas juste ; elle n'est pas conforme aux principes de la justice ; par conséquent, ces limites ne sont pas valables. Par contre, selon les défenseurs de la deuxième thèse, l'existence des limites à la révision constitutionnelle dans la constitution est juste ; elle est conforme aux principes de la justice ; par conséquent, ces limites sont valables,
Mais plus précisément, à quels principes de justice ces limites sont-elles conformes ou non conformes ? A notre avis on ne peut donner aucune réponse objective à cette question. A vrai, dire chacun peut nous proposer un principe de justice différent conformément à ses propres idéaux, à ses propres valeurs philosophiques, éthiques, religieuses, politiques, etc.
Par exemple, prenons les trois premiers arguments des défenseurs de la thèse selon laquelle les limites à la révision constitutionnelle sont privées de toute valeur juridique. Selon les défenseurs de cette thèse, on l'a vu[137], ces limites ne sont pas valables, parce que, premièrement, une génération ne peut lier les générations futures ; deuxièmement, la constitution doit s'adapter aux changements sociaux. Et le troisième argument consiste à dire que si les dispositions intangibles de la constitution ne sont pas révisables par les moyens réguliers, elles seront révisées par les voies révolutionnaires et par conséquent pour ne pas préparer le terrain aux révolutions, la constitution doit être révisable dans toutes ses parties.
Ainsi peut‑on remarquer que, comme le principe de justice, le premier argument s'inspire de l'idée selon laquelle une génération n'est pas supérieure aux générations futures, et que les morts n'ont ni droits ni pouvoirs. Le deuxième argument ressort de l'idée de l'évolution sociale. Le troisième argument se fonde sur l'idée de ne pas préparer le terrain aux révolutions.
En revanche, les défenseurs de la thèse de la validité des limites à la révision constitutionnelle, en partant d'autres idées, sont arrivés à une autre conclusion selon laquelle ces limites sont justes, et par conséquent valables. Parce que, tout simplement ils avaient d'autres idées comme le principe de justice, des idées comme celle de stabilité, celle de continuité. Comme on l'a vu[138], selon les défenseurs de cette thèse, ces limites sont valables parce que, premièrement, une nation n'est pas faite seulement d'une génération ; mais elle regroupe les générations futures et passées, et par conséquent il serait normal qu'une génération puisse laisser quelques traces pour les générations futures en moyennant les dispositions intangibles de la constitution. Ainsi il faut assurer une certaine stabilité, une certaine continuité entre les générations. Deuxièmement, il faut sauvegarder d'une manière absolue certains principes dans la société mouvante. Et troisièmement, ces limites sont encore valables, parce qu'elles ont pour objet d'éviter les mouvements révolutionnaires latents. Comme on le voit, dans cette deuxième thèse, les idées de stabilité, de continuité, d'harmonie sociale jouent un rôle de principe de justice. Précisément, comme le principe de justice, le premier argument est basé sur l'idée de continuité entre les générations ; le deuxième, sur celle de stabilité sociale, et le troisième sur celle de légalité.
Ainsi, sur le même problème, il y a deux thèses qui se contredisent. Cependant ces deux thèses, opposées dos à dos, l'une et l'autre, sont entachées des mêmes erreurs. Les deux aussi résultent du même critère de la validité, de la même conception du droit, à savoir de la conception de la validité axiologique. Par conséquent la thèse qui accepte la validité juridique des limites à la révision constitutionnelle tombe, elle aussi, à son tour, dans la même erreur où est déjà tombée la thèse qui rejette la valeur juridique de ces limites.
C'est pourquoi, le débat sur validité des limites à la révision constitutionnelle est insoluble, si l'on reste toujours dans la conception de la validité axiologique, c'est‑à‑dire, si l'on continue à débattre sur la base des valeurs, des idéaux, des jugements de valeur, en un mot sur la base de la théorie du droit naturel. Car, on invoque un argument pour l'invalidité de ces limites en s'inspirant d'une certaine valeur ou d'un certain idéal, et tout de suite, d'autres auteurs répondent avec un contre‑argument qui s'inspire d'un autre idéal et d'une autre valeur. Puisqu'on ne peut pas montrer la supériorité d'une valeur ou d'un idéal sur un autre, on ne peut pas résoudre ce problème en multipliant ces arguments et contre‑arguments. Alors il faut renoncer à débattre de cette question sur cette base, c'est‑à‑dire sur la conception de la validité axiologique.
En conclusion nous refusons les deux thèses citées sur la valeur juridique des limites à la révision constitutionnelle, car elles, l'une et l'autre, sont fondées sur la conception de la validité axiologique qui est insoutenable.
D'ailleurs comme nous l'avons plusieurs fois indiqué, selon la conception que nous avons adoptée dans ce travail, il n'appartient pas à la science du droit de justifier l'opportunité de telle ou telle disposition juridique. La science du droit a pour objet les normes juridiques. La tâche de la science du droit, comme celle de toutes les autres sciences est seulement de décrire, non pas de prescrire. Kelsen disait que « ce qui ne se trouve pas dans le contenu des normes juridiques positives ne peut pas entrer dans un concept juridique... Une science doit décrire son objet tel qu'il est, et non pas prescrire ce qu'il devrait être ou ne devrait pas être du point de vue d'un certain jugement de valeur »[139].
A notre avis, les idées ou les valeurs comme l'évolution sociale ou la stabilité sociale, ou la continuité entre les générations sont de nature des jugements de valeur, et par conséquent restent en dehors de la science du droit. De ce fait, nous excluons, par hypothèse même, les arguments invoqués pour justifier l'opportunité ou l'inopportunité des limites à la révision constitutionnelle.
Maintenant voyons la deuxième conception de la validité.
Dans cette conception, la validité d'une norme est évaluée par son efficacité. Et l'efficacité de la norme se détermine par la correspondance entre la norme et le comportement de ses destinataires[142]. En d'autres termes, l'efficacité de la norme juridique s'apprécie par le fait qu'elle est suivie ou obéie par les sujets qui en sont destinataires[143]. La norme est efficace parce qu'elle a été suivie effectivement pendant une certaine période de temps par un groupe de personnes[144], en un mot parce qu'elle a été obéie. En d'autres termes, on peut dire qu'une norme est efficace dans une société, « si et seulement si la conduite des citoyens montre qu'ils la suivent régulièrement »[145]. Mais les causes de cette obéissance ne sont pas importantes. Il se peut que cette obéissance à la norme juridique soit provoquée par différents motifs soit par la crainte des sanctions du droit, soit par la crainte des sanctions de Dieu, soit seulement par le souhait d'éviter certains désavantages sociaux[146].
La recherche de l'efficacité d'une norme nécessite une comparaison entre le contenu de cette norme et les comportements effectifs d'un groupe social[147]. En d'autres termes, l'efficacité d'une norme s'apprécie, elle-même, sur le plan des faits[148]. C'est pourquoi l'efficacité d'une norme est un problème phénoménologique du droit. Autrement dit, dans la conception de la validité matérielle, les jugements sur la validité d'une norme sont des « propositions dont la vérité ou la fausseté peut être contrôlée de manière empirique »[149]. Il est évident qu'une telle recherche relève du domaine de la sociologie[150] et de la psychologie, plus que de la science du droit. En effet Alf Ross, un représentant du réalisme scandinave, l'affirme clairement : « la science du droit est une branche de la théorie du comportement humain, et par suite le phénomène juridique doit être trouvé dans le domaine de la psychologie et de la sociologie »[151].
La conception de la validité matérielle est privilégiée par les courants des réalismes juridiques américain et scandinave. Selon ces courants, le vrai droit est celui effectivement appliqué par les tribunaux, non pas celui qui est exprimé dans les lois. Autrement dit, les défenseurs de ces courants considèrent seules les normes qui sont effectivement appliquées et suivies comme normes juridiques.
Le réalisme juridique américain définit le droit comme « ce que font les tribunaux »[152]. Selon Felix S. Cohen, il faut définir le droit par ses conséquences[153] et non pas à partir des a priori spéculatifs et formalistes. « D'où l'opposition, typique pour les réalistes entre le droit formel, tel qu'il se présente dans les textes législatifs et les recueils de jurisprudence (law in books), et le droit vivant, se manifestant dans la pratique (law in action), seul le second étant digne d'être pris en considération »[154]. Selon les réalistes américains, c'est le juge qui crée le droit. Ainsi Karl N. Llewellyn fait la distinction entre les « règles réelles » et les « règles sur le papier »[155].
Egalement selon Alf Ross, un représentant du réalisme scandinave[156], estime que « les propositions de la doctrine juridique, comme celles de toute science empirique, doivent être soumises au principe de vérification »[157]. Et d'après lui, la vérification d'une proposition qui affirme qu'une norme juridique est efficace, c'est‑à‑dire valable, consiste dans l'application de la norme par les tribunaux[158]. Autrement dit, c'est dans les décisions des tribunaux que l'on doit rechercher l'efficacité (c'est‑à‑dire la validité pour Alf Ross) de la norme[159].
« Lorsqu'il s'agit, dit-il, de déterminer la validité des normes juridiques, seule importe... l'application du droit par les tribunaux... L'effectivité, qui est la condition de la validité des normes, ne peut donc être recherchée que dans l'application judiciaire du droit et pas dans le droit qui fonctionne entre les personnes privées »[160].
Ainsi les réalistes scandinaves et américains arrivent à la même conclusion : le droit valable est celui effectivement appliqué par les tribunaux. La tâche de la science juridique est la prévision des décisions à venir des tribunaux[161] ?.
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En conséquence, dans la conception de la validité matérielle, la validité d'une norme se détermine par son efficacité, c'est‑à‑dire par l'application de cette norme par le juge. Cependant, comme le remarque Aulis Aarnio, « le problème n'a pas été résolu du point de vue du juge »[162]. En d'autres termes, « si l'efficacité signifie la possibilité d'appliquer une norme, elle n'est pas un critère très utile pour... le juge, qui doit savoir spécifiquement si cette norme oblige lorsqu'il prend une décision »[163]. Aulis Aarnio appelle cela le dilemme de l'efficacité[164]. « D'une part, une norme qui est seulement formellement valide peut rester lettre-morte si elle n'est pas appliquée, et d'autre part une norme devient effective si, et seulement si, elle oblige les autorités »[165]. Autrement dit, sur la base de la conception de la validité matérielle,
« on ne peut pas donner au juge de réponse à la question de savoir s'il est lié ou non par certaines normes... Du point de vue du juge, il n'est pas important... de recevoir des informations sur la manière dont le juge (en d'autres mots, lui-même) agira. Le décideur doit déjà savoir, avant de juger, ce qui oblige et ce qui ne l'oblige pas »[166].
Comme le remarque Theodore M. Benditt, « un observateur peut prédire ce que le juge fait, mais un juge ne peut pas, au moment où il décide d'un cas, seulement prédire ce qu'il fait ; il le fait »[167]. Alors on peut conclure que, du point de vue de l'observateur, on peut peut-être déterminer la validité d'une norme juridique par son efficacité ; mais du point de vue du juge, la validité d'une norme ne peut pas être définie par ce critère. Car, dans ce cas, comme le constate Aulis Aarnio, « la définition perdrait sa logique interne et recouvrirait seulement quelques situations. D'après une telle définition, le juge devient alors l'étalon de ce qu'il doit lui-même considérer comme obligatoire »[168].
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Recherchons à présent la validité des limites à la révision constitutionnelle dans la conception de la validité matérielle, c'est‑à‑dire selon le critère d'efficacité.
A la lumière des explications générales ci-dessus, on peut affirmer que selon cette conception, les dispositions de la constitution qui prévoient les limites à la révision constitutionnelle sont valables, si elles sont efficaces, autrement dit, suivies et appliquées effectivement par leur destinataire, c'est‑à‑dire par le pouvoir de révision constitutionnelle.
Essayons donc de déterminer si les normes de la constitution qui prévoient des limites à la révision constitutionnelle sont efficaces. On a précédemment noté que la recherche de l'efficacité d'une norme nécessite une comparaison entre le contenu de cette norme et la conduite effective de ses destinataires. Le destinataire des limites à la révision constitutionnelle est le pouvoir de révision constitutionnelle. Alors il faut faire une comparaison entre le contenu des normes de la constitution prévoyant des limites à la révision constitutionnelle et le contenu effectif des lois constitutionnelles édictées par le pouvoir de révision constitutionnelle. Dans l'hypothèse où l'on constate une discordance entre les contenus de ces deux groupes de normes, il faut conclure que les limites à la révision constitutionnelle ne sont pas valables, car elles ne sont pas effectivement appliquées et suivies par le pouvoir de révision.
Alors en s'inspirant du réalisme américain, on peut affirmer qu'un juriste doit prévoir[169] ce que feront effectivement les autorités juridiques en cas d'une éventuelle loi de révision constitutionnelle qui serait contraire à ses limites. Pour un instant, essayons de faire une telle prédiction. D'abord rappelons-nous qu'une loi de révision constitutionnelle est édictée par le pouvoir de révision constitutionnelle. Et celui‑ci, comme on l'a vu dans le titre préliminaire[170], est un pouvoir supérieur aux autres pouvoirs constitués du point de vue de sa fonction. Car, il exerce une fonction constituante sur les autres pouvoirs constitutionnels. En révisant la constitution, il peut redéfinir l'organisation et le fonctionnement des organes législatif, exécutif et judiciaire. Les derniers ne disposent pas de moyens juridiques[171] suffisants pour répondre au pouvoir de révision, parce que les normes posées par le pouvoir de révision occupent un rang supérieur à celles posées par les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire. Alors on peut théoriquement prévoir que tant qu'il n'y a pas d'organe capable d'invalider une loi de révision constitutionnelle, les limites à la révision constitutionnelle ne seront pas efficaces, par conséquent non valables.
Ainsi, de ce point de vue, la validité des limites à la révision constitutionnelle dépend en dernière analyse de leur application par les tribunaux. Car, comme on l'a déjà noté, selon le réalisme juridique américain, le droit est ce que font les tribunaux en cas d'espèce. Et selon le courant réaliste scandinave, la vérification d'une proposition qui affirme qu'une norme juridique est valable consiste dans l'application de la norme par les tribunaux.
Alors, dans cette conception, à la question de savoir s'il y a une limite à la révision constitutionnelle, on ne peut donner que la réponse suivante : « Là où il y a une interdiction de réviser la constitution qui sera juridiquement sanctionnée, il y a une limite à la révision constitutionnelle »[172]. Et la réponse affirmative à cette question dépend de l'existence d'une cour constitutionnelle capable de contrôler la constitutionnalité des lois constitutionnelles. Il s'ensuit que seule une telle cour peut assurer l'efficacité des dispositions de la constitution qui prévoient des limites à la révision constitutionnelle. En d'autres termes, dans le cas où ces dispositions ne sont pas respectées, c'est‑à‑dire, où le pouvoir de révision adopte une loi de révision constitutionnelle contrairement à ces dispositions, si cette loi de révision constitutionnelle est annulable par une telle cour, ces limites seront efficaces, par conséquent valables. Ainsi le problème de l'efficacité des limites à la révision constitutionnelle se concentre sur le point de savoir s'il existe un contrôle de la constitutionnalité des lois constitutionnelles dans un pays donné.
Comme on l'a déjà annoncé, la deuxième partie de notre thèse est réservée à l'examen du problème du contrôle de la constitutionnalité des lois constitutionnelles. C'est‑à‑dire que nous pouvons, à la fin de notre thèse, donner une réponse à la question de savoir si ces limites sont efficaces ou inefficaces suivant les pays. Mais pour l'instant, nous pouvons noter que dans les pays où il y a un contrôle de la constitutionnalité des lois constitutionnelles, ces limites seront suivies et appliquées, c'est‑à‑dire, efficaces et par conséquent valables. Par contre, dans les pays où il n'existe pas un tel contrôle, ces limites ne seront pas efficaces. Le pouvoir de révision peut avoir alors la possibilité de ne pas se conformer aux limites à la révision constitutionnelle.
En conclusion, selon la conception de la validité matérielle, dans un pays où il n'y a pas de contrôle de la constitutionnalité des lois constitutionnelles, les dispositions de la constitution qui prévoient des limites à la révision constitutionnelle ne sont pas efficaces, par conséquent elles ne sont pas valables. Alors en utilisant les termes du réalisme américain, on peut affirmer que, dans un tel pays, les dispositions de la constitution qui prévoient des limites à la révision constitutionnelle ne sont pas des « règles réelles », mais des « règles sur le papier »[173]. A cet égard, rappelons-nous que dans la doctrine classique du droit constitutionnel aussi, ces limites sont qualifiées de « barrières de papier » par certains auteurs[174]. Pour l'instant appelons cette conclusion[175] « la théorie réaliste de la validité des limites à la révision constitutionnelle ».
Nous nous contentons ici d'expliquer la validité des limites à la révision constitutionnelle selon la conception de la validité matérielle. La question de savoir si cette conception est fondée, c'est‑à‑dire si la validité de ces limites peut être appréciée par leur efficacité sera étudiée plus loin[176].
Dans cette conception, la validité d'une norme se détermine par son appartenance à un ordre juridique donné[179], non pas par une qualité factuelle ou abstraite émanant de son contenu. En d'autres termes une norme est valable si elle fait partie d'un ordre juridique donné.
Cette conception de validité est privilégie par les auteurs positivistes.
Par exemple pour Kelsen, la validité (Geltung) est « le mode d'existence spécifique de la norme »[180]. Selon lui, la validité n'est pas une propriété, un attribut de la norme, « mais son existence spécifique, son existence idéale »[181]. Bref, la validité est l'existence spécifique d'une norme. Qu'est-ce alors que l'existence spécifique d'une norme[182] ? Selon Kelsen, l'existence spécifique d'une norme est l'existence de cette norme dans un ordre normatif[183].
Mais qu'est-ce qu'un ordre normatif ? Un ordre normatif, selon Kelsen, est un système de normes qui est formé par toutes les normes dont la validité peut être rapportée à une seule et même norme fondamentale[184]. En d'autres termes, un ordre normatif se compose de deux types de normes. Le premier est la norme fondamentale qui fonde la validité des autres normes ; le deuxième est toutes les autres normes dont la validité peut être rapportée à cette norme fondamentale[185]. Nous allons appeler cette seconde catégorie de normes des « normes posées », car, elles « doivent nécessairement être posées par un acte de création particulier. Ce sont des normes posées, c'est‑à‑dire positives »[186].
Ainsi, selon Kelsen, la validité est l'existence spécifique d'une norme, et, à son tour, l'existence spécifique est l'existence de cette norme dans un ordre normatif. Et on vient de noter que, selon cette conception, il y a deux types de normes dans un ordre normatif : la norme fondamentale et les normes posées. On peut alors affirmer qu'une norme est valable, si elle existe dans un ordre juridique déterminé. Et puisqu'il y a deux types de normes dans un ordre normatif, alors une norme est valable, si elle est la norme fondamentale qui fonde la validité des autres normes, ou bien si elle est une norme posée qui est fondée sur la norme fondamentale. En d'autres termes, une norme est valable si elle est le fondement de validité dans un ordre normatif ou bien si elle a le fondement de validité dans cet ordre[187].
1. Prenons d'abord le deuxième cas, et examinons la validité des normes posées ; c'est‑à‑dire les normes qui ont leur fondement dans l'ordre normatif, autrement dit, les normes dont la validité peut être rapportée à la norme fondamentale. Alors, une norme posée, pour exister dans un ordre normatif, c'est‑à‑dire pour être valable, doit être édictée conformément aux conditions posées par une autre norme. « Une norme, dit Kelsen, n'est pas valable parce qu'elle a certain contenu..., elle est valable parce qu'elle est créée d'une certaine façon, et plus précisément en dernière analyse, d'une façon qui est déterminée par une norme fondamentale »[188]. « C'est pour cette raison, et pour cette raison seulement qu'elle fait partie de l'ordre juridique dont les normes sont créées conformément à cette norme fondamentale »[189]. En d'autres termes « la validité d'une norme ne peut avoir d'autre fondement que la validité d'une autre norme. En termes figurés, on qualifie la norme qui constitue le fondement de la validité d'une autre norme de norme supérieure par rapport à cette dernière, qui apparaît donc comme une norme inférieure à elle »[190].
Ainsi, « la norme qui constitue le fondement de la validité d'une autre norme est par rapport à celle‑ci une norme supérieure. Mais il est impossible que la quête du fondement de la validité d'une norme se poursuive à l'infini... Elle doit nécessairement prendre fin avec une norme que l'on supposera dernière et suprême »[191]. Kelsen appelle cette norme suprême la « norme fondamentale » (Grundnorm)[192]. Selon Kelsen, cette norme fondamentale
« est la source commune de la validité de toutes les normes qui appartiennent à un seul et même ordre ; elle est le fondement de leur validité. L'appartenance d'une norme à tel ou tel ordre à sa source dans le fait que le fondement ultime de sa validité est la norme fondamentale de cet ordre. C'est cette norme fondamentale qui fonde l'unité d'une pluralité des normes, par le fait qu'elle représente le fondement de la validité de toutes les normes appartenant à cet ordre »[193].
* * *
2. Mais à son tour, cette norme fondamentale, d'où tire-t-elle sa validité ? Alors examinons maintenant la question de la validité de la norme fondamentale.
D'abord Kelsen constate que les normes posées d'un ordre juridique en dehors de la constitution historiquement première trouvent leur fondement dans cette dernière. Il se demande ensuite « quel est le fondement de la validité de cette Constitution historiquement première, c'est‑à‑dire d'une Constitution qui n'est pas née par voie de modification constitutionnelle d'une Constitution précédente »[194]. En excluant d'une part l'existence d'un droit international, et d'autre part celle d'une autorité métajuridique telle que Dieu ou la Nature, Kelsen affirme qu'il n'y a qu'une réponse possible à cette question : la validité de cette Constitution doit être supposée, admise comme hypothèse[195]. Ainsi la norme fondamentale d'un ordre juridique s'énoncera de la façon suivante :
« des actes de contrainte doivent être posés sous les conditions et de la manière que prévoient la constitution étatique historiquement première et les normes posées conformément à cette Constitution ; ou en forme abrégée : on doit se conduire de la façon que la Constitution prescrit »[196].
Ainsi cette norme fondamentale « a donc pour fonction de fonder la validité objective d'un ordre juridique positif »[197].
Selon Kelsen, la validité de la norme fondamentale « ne peut être que supposée. Sa validité ne peut plus être déduite d'une norme supérieure ; le fondement de sa validité ne peut plus faire l'objet d'une question »[198]. Car « il est impossible que la quête du fondement de la validité d'une norme se poursuive à l'infini... Elle doit nécessairement prendre fin avec une norme que l'on supposera dernière et suprême »[199].
Même si la norme fondamentale est une hypothèse, selon Kelsen cette hypothèse est une norme. Car,
« il faut de toute nécessité que la nécessité que cette hypothèse soit une norme, puisque seule une norme peut être le fondement de la validité d'une autre norme : mais elle ne sera pas une norme posée par une autorité juridique, mais une norme supposée, c'est‑à‑dire une norme que l'on suppose si l'on reconnaît à la signification subjective et de l'acte constituant et des actes créateurs de normes posés conformément à la Constitution, le caractère de signification objective aussi »[200].
En résumé, selon la conception de la validité formelle, une norme est valable, si elle existe dans un ordre juridique donné, autrement dit, si elle appartient à un ordre juridique donné. En d'autres termes, une norme est valable, si et seulement si elle a été produite conformément à une norme supérieure, et en dernière analyse, conformément à la norme fondamentale.
[1]. Notons que la question de l'« existence matérielle » correspond à ce qu'Alexander Peczenik appelle la « question bibliographique de la validité juridique ». En effet, Alexander Peczenik analyse le concept de validité avec une méthode qui comporte quatre opérations. La première opération consiste dans l'énumération des règles que les juristes considèrent comme légalement valables. A cet égard, on peut dire que notre première notion (existence matérielle) est l'équivalent de la première opération (énumération) de la méthode descriptive d'Alexander Peczenik. Il affirme que « la question ‘quelles règles sont-elles légalement valables dans un pays donné ?’ peut être résolue sans aucune définition générale de droit valable. A la faculté de droit et dans son métier, chaque juriste compétent acquiert beaucoup d'informations détaillées sur cette question. Cette information est plus bibliographique que théorique » (Peczenik, « The Concept ‘Valid Law’ », op. cit., p.214-215. C'est nous qui soulignons.)
[2]. Ost et van de Kerchove, Jalons pour une théorie critique du droit, op. cit., p.259 ; François Ost, « Validité », in André-Jean Arnaud (sous la direction de-), Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du droit, Paris, L.G.D.J., 2e édition, 1993, p.636.
[3]. Il convient de souligner l'adjectif « matérielle », parce qu'il y a des auteurs, par exemple Kelsen, qui parlent de la validité comme existence spécifique des normes, c'est-à-dire l'existence dans un ordre juridique.
[4]. Ost et van de Kerchove, Jalons pour une théorie critique du droit, op. cit., p.259 ; Ost, « Validité », op. cit., p.636.
[5]. Il est évident que l'existence matérielle d'une règle coutumière ne peut pas être établie par la même méthode. Cependant cette règle n'est pas privée de l'existence matérielle, car elle a un instrumentum.
[6]. Par contre, les limites à la révision constitutionnelle non-inscrites dans les textes constitutionnels sont dénuées de l'existence matérielle. Car, ces limites ne figurent pas dans un document. Elles sont de nature des principes déduits d'une certaine interprétation doctrinale, ou d'une certaine philosophie politique (Voir infra, cette partie, Titre 2).
[7]. Ce chapitre, Section 1.
[8]. Ce chapitre, Section 1, Sous‑section 1, § 1 (La thèse selon laquelle les limites à la révision constitutionnelle sont privées de toute valeur juridique), et § 2 (La thèse selon laquelle les limites à la révision constitutionnelle ont la valeur juridique).
[9]. Voir ce titre, Chapitre 1 (La typologie générale des limites à la révision constitutionnelle inscrites dans les textes constitutionnels, supra, p.117-135).
[10]. Voir ce titre, Chapitre 1, (La typologie générale : A, supra, p.118-120).
[11]. Voir ce titre, Chapitre 1, (La typologie générale : A, supra, p.120-123).
[12]. Voir ce titre, Chapitre 1, (La typologie générale : A, supra, p.123-135).
[13]. Burdeau, Droit constitutionnel, 21e édition par Hamon et Troper op. cit., p.81. C'est nous qui soulignons.
[14]. Ibid., p.81-82. C'est nous qui soulignons.
[15]. Ibid., p.82. C'est nous qui soulignons.
[16]. Kelsen, General Theory of Law and State, op. cit., p.xiv.
[17]. Burdeau, Droit constitutionnel, 21e édition par Hamon et Troper op. cit., p.81.
[18]. Ibid.
[19]. Ibid.
[20]. La question de l'existence matérielle est relative à son support concret, tandis que celle de normativité de cet acte est relative à sa signification.
[21]. Ost et van de Kerchove, op. cit., p.261 ; Ost, « Validité », op. cit., p.636.
[22]. Kelsen, Théorie pure du droit, op. cit., p.7, 43 ; Kelsen, « Quel est le fondement de la validité du droit, », op. cit., p.161.
[23]. Hans Kelsen précise que dans les sociétés primitives les normes juridiques règlent également « la conduite des animaux, de plantes ou des choses inanimées, de la même façon que la conduite des hommes » (Kelsen, Théorie pure du droit, op. cit., p.43). Notons que selon la théorie de Kelsen, à condition qu'une norme juridique règle les conduites humaines, elle peut avoir n'importe quel contenu. Voir Kelsen, Théorie pure du droit, op. cit., p.262-263.
[24]. L'intervention de Michel Troper dans le débat suivi de sa communication sur « La Déclaration des droits de l'homme et du citoyen en 1789 » présentée au Colloque des 25 et 26 mai 1989 au Conseil constitutionnel, in La Déclaration des droits de l'homme et du citoyen et la jurisprudence, Paris, P.U.F., 1989, p.32.
[25]. Kelsen, Théorie pure du droit, op. cit., p.71.
[26]. Ibid.
[27]. Georges Vedel, « Place de la Déclaration de 1789 dans le ‘bloc de constitutionnalité’ », in La Déclaration des droits de l'homme et du citoyen et la jurisprudence, (Colloque des 25 mai et 26 mai 1989 au Conseil constitutionnel), Paris, P.U.F., 1989, p.54.
[28]. Troper, L'intervention au Colloque des 25 et 26 mai 1989, in La Déclaration des droits de l'homme et du citoyen et la jurisprudence, op. cit., p.32.
[29]. Voir à ce propos Thibaut Célérier, « Dieu dans la Constitution », Les Petites affiches, 5 juin 1991, n° 67, p.15-20. Il conclut que « par son approbation des termes de la Déclaration de 1789, la Constitution de 1958 est une constitution déiste » (Ibid., p.20).
[30]. Voir Norberto Bobbio, « Kelsen et les sources du droit », Revue internationale de philosophie, 1981, n° 138, p.475. A ce propos, Kelsen écrit ceci : « Le droit positif est un ordre coercitif, dont les normes sont créées par des actes de volonté humains, c'est-à-dire créées par voie législative, judiciaire, administrative, ou par des coutumes constituées par des actes d'êtres humains » (Hans Kelsen, « Positivisme juridique et doctrine du droit naturel » Mélanges Jean Dabin, Bruxelles, Emile Bruylant, Paris, Sirey, 1963, p.141).
[31]. Michel Troper, « Le positivisme comme théorie du droit (introduction) », in Christophe Grzegorczyk, Françoise Michaut et Michel Troper (sous la direction de-) Le positivisme juridique, Bruxelles et Paris, E.Story-Scientia et L.G.D.J., 1992, p.273.
[32]. Voir Hans Kelsen, Essays in Legal and Moral Philosophy, Dordrecht, Reidel, 1973, p.216-227, (Extrait de-), in Christophe Grzegorczyk, Françoise Michaut et Michel Troper (sous la direction de-), Le positivisme juridique, Paris, Bruxelles, L.G.D.J., Story-Scientia, 1992, p.295.
[33]. Kelsen, Théorie pure du droit, op. cit., p.7.
[34]. Ibid.
[35]. Ibid.
[36]. En effet, il faut ici préciser que dans la théorie de Kelsen, il y a une distinction entre les significations subjective et objective d'un acte de volonté. Car, « un acte dont la signification subjective est une norme, c'est-à-dire l'idée qu'un individu doit se comporter d'une certaine manière, peut ne peut l'avoir objectivement : Quand un brigand vous ordonne de lui remettre votre portefeuille, la signification subjective de cet acte est que vous devriez faire ce qu'il ordonne. Mais vous n'interprétez pas cet acte comme ayant la signification objective d'une norme obligatoire » (Kelsen, « Quel est le fondement de la validité du droit ? », op. cit., p.162). Ainsi ce que nous traitons sous la question de la normativité est la signification subjective d'un acte, la signification objective sera traitée plus tard sous la question de la validité proprement dite. Pour l'instant notons que la signification objective « ne vient pas de la volonté, ni de l'intention du sujet mais seulement d'une norme supérieure, de sorte qu'en définitive seul le droit crée du droit » (Troper, « Le positivisme comme théorie du droit » op. cit., p.274). Ainsi, la signification subjective d'un acte de volonté est un problème de normativité alors que la signification objective de cet acte est un problème de validité juridique proprement dite.
[37]. Kelsen, Théorie pure du droit, op. cit., p.7.
[38]. Ibid., p.6.
[39]. Ibid.
[40]. Ibid..
[41]. Ibid., p.7.
[42]. Ibid.
[43]. Ibid.
[44]. Ibid., p.10.
[45]. Voir supra, cette partie, Titre 1, Chapitre 1, Section 1, § 1.
[46]. Voir supra, cette partie, Titre 1, Chapitre 1, Section 2, § 1.
[47]. Vedel, « Place de la Déclaration de 1789 dans le ‘bloc de constitutionnalité’ », op. cit., p.54.
[48]. Ibid., p.55.
[49]. Ibid.
[50]. Ibid.
[51]. Voir supra, cette partie, Titre 1, Chapitre 1, Section 1, § 1.
[52]. L'article 195 de la Constitution algérienne du 22 novembre 1976 (Texte établi par D. Beke, in Reyntjens et alii (éds.), Constitutiones Africae, op. cit., Vol.I (Publication sur feuilles mobiles).
[53]. L'article 101 de la Constitution marocaine du 12 mars 1972 (Texte établi par A. Claissed et B. Zgani in Reyntjens et alii (éds.), Constitutiones Africae, op. cit., Vol.III, Publication sur feuilles mobiles).
[54]. Jean Carbonnier, Sociologie juridique, Paris, P.U.F., 1978, p.175.
[55]. Cf. Paul Amselek, Perspectives critiques d'une réflexion épistémologique sur la théorie du droit : essai de phénoménologie juridique, (Thèse pour le doctorat en droit, Université de Paris, Faculté de Droit et des Sciences économiques) Paris, L.G.D.J., 1964, p.217.
[56]. Michel Troper, « Norme (en théorie du droit) », in André-Jean Arnaud (sous la direction de-), Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du droit, Paris, L.G.D.J., 2e édition, 1993, p.407.
[57]. Ibid.
[58]. Ibid.
[59]. Ibid.
[60]. Ibid.
[61]. Ibid.
[62]. Perrin, op. cit., p.85.
[63]. Michel Virally, La pensée juridique, Paris, L.G.D.J., 1961, p.68.
[64]. Amselek, Perspectives critiques d'une réflexion épistémologique sur la théorie du droit, op. cit., p.222. D'ailleurs Michel Virally aussi définit la sanction comme telle : « une sanction socialement organisée, c'est-à-dire, définie par le droit et attachée à la conduite contraire à celle ordonnée par une norme juridique » (Virally, La pensée juridique, op. cit., p. 68. C'est nous qui soulignons.)
[65]. Amselek, Perspectives critiques d'une réflexion épistémologique sur la théorie du droit, op. cit., p.222.
[66]. Perrin, op. cit., p.93.
[67]. Cette sous-section, § 2, C.
[68]. Kelsen, Théorie pure du droit, op. cit., p.43.
[69]. Ibid.
[70]. Ibid.
[71]. Ibid.
[72]. Ibid., p.46.
[73]. Ibid.
[74]. Ibid.
[75]. Ibid., p.48.
[76]. Ibid.
[77]. Ibid., p.57 : « La notion de sanction peut être étendue à tous les actes de contrainte qui sont prévus par l'ordre juridique ».
[78]. Ibid., p.50.
[79]. Ibid., p.65.
[80]. En ce sens voir, Perrin, op. cit., p.84 ; Amselek, Perspectives critiques d'une réflexion épistémologique sur la théorie du droit, op. cit., p.222.
[81]. Perrin, op. cit., p.84 ; Cf. Guastini, « Alf Ross... », in Amselek (sous la direction de-), Théorie du droit et science, op. cit., p.261 : « Dans tout système juridique il y a beaucoup de normes (par exemple, dans le droit public, et notamment dans le droit constitutionnel) qui ne sont pas du tout susceptibles d'une application juridictionnelle ».
[82]. Perrin, op. cit., p.84.
[83]. Manuel Atienza, « Juridicité », in André-Jean Arnaud (sous la direction de-), Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du droit, Paris, L.G.D.J., 2e édition, 1993, p.324.
[84]. Guy Héraud, « La validité juridique », in Mélanges offerts à Jacques Maury, Faculté de Droit et de Sciences économiques de Toulouse, Paris, Librairie Dalloz et Sirey, 1960, t.II, p.419.
[85]. Ce chapitre, Section 1, Sous-section 2, § 2, B, 1, a.
[86]. Ce chapitre, Section 1, Sous-section 2, § 2, B, 1, b.
[87]. Voir ce Chapitre, Section 1, Sous-section 2, § 2, B.
[88]. Rappelons que nous avons déjà discuté de la question de savoir si les limites à la révision constitutionnelle sont sanctionnées. Voir ce chapitre, Section 1, Sous-section 2, § 2.
[89]. Comme on l'a déjà expliqué (cette sous‑section, § 1, A), l'existence matérielle est une condition nécessaire, car un acte inexistant ne peut faire l'objet d'aucune qualification juridique ; mais non-suffisante, car tous les actes existants n'ont pas le caractère normatif.
[90]. Comme on l'a vu précédemment (cette sous‑section, § 1, B), la normativité est une condition nécessaire, car un acte qui n'a pas de caractère normatif ne peut pas être valable ; mais non‑suffisante, car les normes qui existent ne sont pas toutes juridiques. Il y a aussi des normes sociales, morales, religieuses etc.
[91]. Enfin, la juridicité est une condition nécessaire, car la notion de validité concerne les normes juridiques, non pas sociales, morales ou religieuses ; mais non‑suffisante, car une norme juridique peut être non-valable, s'elle est tombée en désuétude.
[92]. Voir infra, cette sous-section, § 2.
[93]. Voir infra, cette sous-section, § 2, B.
[94]. Voir infra, cette section, Sous-section 2, § 2, B.
[95]. Voir infra, cette sous-section, § 2, A. Mais, comme on va le voir, nous refusons cette conception de la validité juridique.
[96]. Ost et van de Kerchove, op. cit., p.264. Egalement Ost, « Validité », op. cit., p.637. Le dictionnaire Petit Robert définit la validité comme « caractère de ce qui est valide » ; et valide comme « qui présente les qualités requises pour produire son effet ». Cf. Virally, « Notes sur la validité... », op. cit., p.454-455 : « Une norme valable est celle qui produit effectivement les effets juridiques auxquels elle prétend ».
[97]. Voir Ost et van de Kerchove, op. cit., p.274 ; Aulis Aarnio, Le rationnel comme raisonnable : la justification en droit, Trad. par Geneviève Warland, Bruxelles et Paris, Story-Scientia, L.G.D.J., 1992, p.43 ; Franco Modugno, « Validità », in Enciclopedia del diritto, vol. XLVI, Giuffrè editore, Varese, 1993, p.4. Au lieu de la « validité axiologique » A. G. Conte emploie la « validité idéale » (Amedeo G. Conte, « Validità », in Novissimo digesto italiano, vol. XX. VTET, Torino, 1975, p.421.
[98]. Modugno, op. cit., p.4.
[99]. Ibid.
[100]. Voir Ost et van de Kerchove, op. cit., p.272.
[101]. Amedeo G. Conte, « Studio per una teoria della validità », Rivista internazionale di filosofia del diritto, 1970, p.335.
[102]. Jerzy Wroblewski, « Verification and Justification in the Legal Sciences », Rechtstheorie, Beiheft 1, 1979, p.207 et s. cité par Aarnio, Le rationnel comme raisonnable, op. cit., p.43.
[103]. Ost et van de Kerchove, op. cit., p.272 ; Modugno, op. cit., p.4 ; Conte, « Studio... », op. cit., p.334 ; Ost, « Validité », op. cit., p.637-639 ; Aarnio, Le rationnel comme raisonnable, op. cit., p.43-60.
[104]. Wroblewski, « Verification... », cité par Aarnio, Le rationnel comme raisonnable, op. cit., p.43.
[105]. Modugno, op. cit., p.7 ; Conte, « Studio... », op. cit., p.334.
[106]. Voir par exemple Modugno, op. cit., p.4-5.
[107]. Modugno, op. cit., p.4 ; Conte, « Studio... », op. cit., p.335.
[108]. Ost et van de Kerchove, op. cit., p.274.
[109]. C'est Aulis Aarnio qui emploie ce terme (Aarnio, Le rationnel comme raisonnable, op. cit., p.56-60).
[110]. Conte, « Studio... », op. cit., p.334 ; Modugno, op. cit., p.4.
[111]. Ost et van de Kerchove, op. cit., p.272 ; Aarnio, Le rationnel comme raisonnable, op.cit., p.43.
[112]. Kelsen, Théorie pure du droit, op. cit., p.13.
[113]. Ost, « Validité », op. cit., p.638-639.
[114]. Ibid.
[115]. Ost, «Validité », op. cit., p.638-639 ; Aarnio, Le rationnel comme raisonnable, op. cit., p.56.
[116]. Ost, « Validité », op. cit., p.637.
[117]. Ibid., p.638.
[118]. Norberto Bobbio, « Sur le positivisme juridique », in Mélanges en l'honneur de Paul Roubier, (Tome I : Théorie générale du droit et droit transitoire), Paris, Librairies Dalloz & Sirey, 1961, p.56-57. Paul Amselek aussi fait le même constat. Dans cette conception « le droit, dit-il, est un moyen au service de telle fin, de tel idéal (qu'on l'appelle le ’Bien Commun’, la ‘justice’, la ‘solidarité’ etc. » (Amselek, Perspectives critiques d'une réflexion épistémologique sur la théorie du droit, op. cit., p.306).
[119]. D'où la difficulté de définir le droit naturel. A vrai dire, il n'y a pas une définition, mais une variété de définition de « droit naturel » voir : Laetizia Gianfomaggio, « Droit naturel », in André-Jean Arnaud (sous la direction de-), Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du droit, Paris, L.G.D.J., 2e édition, 1993, p.200.
[120]. Bobbio, « Positivisme juridique », op. cit., p.57.
[121]. Bien évidemment, on pouvait aussi choisir le bien commun, ou le bien être, ou les droits de l'homme, ou bien la solidarité ; comme l'élément finaliste dans la définition du droit naturel. Même si on choisit un autre élément le résultat ne change pas, car, le raisonnement reste identique.
[122]. « Non esse lex quae justa non fuerit » : Saint Augustin, De Libero Arbitrio, 5 ; Saint Thomas d'Aquin, Summa Theologica, Qu. XCV, Arts. 2,4, cité par H.L.A. Hart, Le concept de droit, trad. par Michel van de Kerchove, Bruxelles, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 1976, p.21.
[123]. Kelsen, « Justice et droit naturel », op. cit., p. 64 : « Le rapport qu'on admet entre justice et droit joue un rôle décisif dans la question de savoir si le droit valable, c'est-à-dire si ces normes doivent appliques et observées ». Selon la conception du droit naturel, « un droit positif ne peut être considère comme valable que dans le cas et dans le mesure où il est créé en conformité avec l'exigence de justice. Le droit valable, c'est le droit juste ; un ordre injuste du comportement humain n'a pas de validité, est n'est pas le droit dans la mesure où droit ne peut signifier qu'ordre valable. C'est-à-dire que la validité de la norme de justice est le fondement de la validité du droit positif » (Ibid. C'est nous qui soulignons). Voir également Ibid., p.102, 112 et 121.
[124]. On entend ici par « nature », « la réalité empirique des faits concrets en générale ou la nature particulière telle qu'elle est donnée dans le comportement concret - intérieur ou extérieur - des hommes » (Kelsen, « Justice et droit naturel », op. cit., p.68).
[125]. Kelsen observe justement que la théorie du droit naturel « a une origine religieuse et métaphysique ; à la base on rencontre l'idée que la réalité de la nature est créée par une autre autorité transcendante qui incarne la valeur morale absolue ; (Kelsen, « Justice et droit naturel », op. cit., p.69-70). « Si la nature est créée ou gouvernée par un Dieu juste, alors, mais alors seulement, on peut voir dans les lois de cette nature des normes, on peut trouver dans cette nature le droit juste, on peut déduire de cette nature le droit juste » (Ibid.). Le droit naturel « est d'origine divine. C'est pour cette seule raison qu'il est absolument valable et par conséquent invariable. Cette validité absolue et invariable est un élément essentiel du Droit naturel » (Ibid., p.72).
Kelsen précise que « dans la théorie du Droit naturel, on a tenté, il est vrai, de rendre la validité du Droit naturel indépendante de la volonté de Dieu. Grotius déclare que le Droit naturel qu'il expose resterait valable même si on concédait que n'existe pas, mais il ajoute qu'on ne peut faire cette concession sans tomber dans le plus grave péché. Car c'était un chrétien convaincu, comme l'étaient tous les partisans de la théorie classique du Droit naturel » (Ibid.). Ainsi Kelsen conclut que « si on ne croit pas en une nature créée par un Dieu juste, on ne saurait logiquement admettre l'existence d'un droit juste immanent à la nature» (Ibid., p.73-74).
A ce propos voir également Ch. Perelman, « L'idée de justice », Annales de philosophie politique, III, Paris, P.U.F., 1959, p.140.
[126]. Kelsen pose à peu près la même question à propos de l'interprétation de l'autorité juridique positive. Selon Kelsen la question de savoir si « un droit positif dans son ensemble ou une norme déterminée de ce droit sont-ils conformes ou non au Droit naturel » est une « question d'interprétation du droit positif. C'est donc celui qui est qualifié pour donner une interprétation authentique du droit positif qui décidera si un droit positif ou une norme déterminée de ce droit doivent être considérés comme valables ou non à cause de leur rapport avec le droit naturel » (Kelsen, « Justice et droit naturel », op. cit., p.118).
[127]. « C'est à nous, dit Kelsen, qu'il incombe de trancher la question, parce que, lorsqu'il s'agit de savoir ce qui juste et injuste la décision dépend du choix des normes de justice que nous prenons comme fondement de notre jugement de valeur, la réponse pouvant donc être fort différente ; ce choix, seul nous-mêmes, chacun d'entre nous peut le faire, personne d'autre, ni Dieu, ni la nature ni même la raison en tant qu'autorité objective ne peut le faire pour nous. Telle est la vraie signification de l'autonomie morale. Tous ceux qui ne souhaitent pas se charger de cette responsabilité et voudraient s'en remettre de ce choix à Dieu, à la nature ou à la raison, tous ceux-là ont le sentiment que le relativisme ne leur est d'aucun recours. Ils font en vain appel à la théorie du Droit naturel. Car lorsqu'il s'agit de faire le choix, les diverses théories du Droit naturel apportent tout autant de réponses diverses que le positivisme relativiste. Elles n'épargnent pas le choix à l'individu l'illusion que la norme de justice qu'il choisit émane de Dieu, de la nature ou de la raison, qu'elle est donc absolument valable ; et beaucoup achètent cette illusion au prix de n'importe quel sacrificium intellectus» (Kelsen, « Justice et droit naturel », op. cit., p.120).
[128]. A ce propos Kelsen parle du monopole d'interprétation de l'autorité juridique positive (Kelsen, « Justice et droit naturel », op. cit., p.118). Selon Kelsen, dans ce cas, « il est pratiquement exclu, ou du moins chance est réduite au minimum, qu'on décide que le droit positif n'est pas conforme au droit naturel » (ibid.).
[129]. Kelsen refuse cette réponse en disant que, dans ce cas, « on est menacé d'anarchie totale » (Kelsen, « Justice et droit naturel », op. cit., p.118).
[130]. Maurice Duverger, « Contribution à l'étude de la légitimité des gouvernements de faits », Revue du droit public, 1945, p.77.
[131]. Kelsen, « Justice et droit naturel », op. cit., p.118. La doctrine du droit naturel « peut justifier n'importe quel ordre social en prétendant qu'il est conforme à cet idéal » (Christophe Grzegorczyk, « Le positivisme comme méthodologie juridique », in Christophe Grzegorczyk, Françoise Michaut et Michel Troper (sous la direction de-), Le positivisme juridique, Paris, Bruxelles, L.G.D.J., Story-Scientia, 1992, p.176). Par ailleurs, Bentham a remarqué le danger du jusnaturalisme en disant que l'« on ne peut pas raisonner avec des fanatiques armés d'un droit naturel, que chacun entend comme il lui plaît, applique comme il lui convient, dont il ne peut rien retrancher, qui est inflexible en même temps qu'inintelligible, qui est consacré à ses yeux comme un dogme et dont on ne peut s'écarter sans crime » (Extrait de : J. Bentham Principes de législation et d'économie politique, Paris, Raffalovich, Guilaumin, 1888, p.75 et s. in Christophe Grzegorczyk, Françoise Michaut et Michel Troper (sous la direction de-), Le positivisme juridique, Paris, Bruxelles, L.G.D.J., Story-Scientia, 1992, p.197).
[132]. Kelsen, Théorie pure du droit, op. cit., p.87.
[133]. A cet égard Norberto Bobbio note, à juste titre, que « si les jusnaturalistes modernes considéraient constamment la liberté, comme un Droit naturel, Aristote estimait que l'esclavage aussi était parfaitement naturel, parce que la nature avait fait en sorte qu'il y eût des hommes naturellement maîtres et d'autre naturellement esclaves (Politique, I, 5). Cette nature était donc tellement complaisante qu'elle permettait, d'un côté, aux théoriciens de l'Etat libéral d'exalter le naturel de la liberté, et, à un philosophe d'une société qui possédait des esclaves, de justifier le naturel de l'esclavage ». (Norberto Bobbio, « Quelques arguments contre le droit naturel », in Annales de philosophie politique, III, Paris, P.U.F., 1959, p.181-182.
[134]. Kelsen, Théorie pure du droit, op. cit., p.87.
[135]. Ibid., p.90.
[136]. Voir supra, ce chapitre, Section 1, Sous-section 1, § 1 et § 2.
[137]. Voir supra, ce chapitre, Section 1, Sous-section 1, § 1, A.
[138]. Voir supra, ce chapitre, Section 1, Sous-section 1, § 2.
[139]. Kelsen, General Theory of Law and State, op. cit., p.xiii et xiv.
[140]. Modugno, op. cit., p.4 ; Conte, « Studio... », op. cit., p.334. Au lieu du terme de « validité matérielle », F. Ost et M. van de Kerchove emploient le terme de « validité empirique » (Ost et M. van de Kerchove, op. cit., p.272) ; ainsi que A. Conte « validité factuelle » (Conte, « Studio... », op. cit., p.335). J. Wroblewski parle de la « validité effective » (J. Wroblewski, « Verification and Justification in the Legal Sciences », Rechtstheorie, Beiheft 1, 1979, p.207 et s. cité par Aarnio, Le rationnel comme raisonnable, op. cit., p.43.)
[141]. Conte, « Studio... », op. cit., p.334 ; Modugno, op. cit., p.4. Notons que plusieurs auteurs préfèrent le terme « effectivité » au lieu de celui « efficacité ». Par exemple, Ost et van de Kerchove, op. cit., p.272 ; Amselek, Perspectives critiques d'une réflexion épistémologique sur la théorie du droit, op. cit., p.332 et s. ; Perrin, op. cit., p.91 et s. En effet « effectivité » et « efficacité » sont deux notions différentes en théorie du droit. L'effectivité, c'est le « degré de réalisation, dans les pratiques sociales, des règles énoncées par le droit » (Pierre Lascoumes, « Effectivité », in André-Jean Arnaud (sous la direction de-), Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du droit, Paris, L.G.D.J., 2e édition, 1993, p.217 ; Pierre Lascoumes et Evelyne Serverin, « Théories et pratiques de l'effectivité du droit », Droit et société, Janvier 1986, n°2, p.101). Tandis que l'efficacité est le « mode d'appréciation des conséquences des normes juridiques et de leur adéquation aux fins qu'elles visent » (Romano Bettini, « Efficacité », in André-Jean Arnaud (sous la direction de-), Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du droit, Paris, L.G.D.J., 2e édition, 1993, p.219). J.‑F. Perrin explique que « l'auteur de la norme juridique poursuit un dessein et, pour atteindre son objectif, il choisit un moyen. Il veut, par exemple, limiter les conséquences des accidents de la circulation routière et pour ce faire, il prescrit le port obligatoire de la ceinture de sécurité dans les voitures automobiles... On peut ensuite observer, soit le degré de réalisation de l'objectif, soit évaluer le degré d'utilisation réelle du moyen. Dans le premier cas – lorsqu'on confronte l'objectif avec son degré d'accomplissement – on mesure l'efficacité d'une norme ou d'un système de normes. Dans le deuxième cas – lorsqu'on mesure si l'injonction prescrite par la norme a effectivement provoqué le comportement prévu – on mesure l'effectivité de la norme ». (Perrin, op. cit., p.91). Selon J.‑F. Perrin, « les deux concepts entretiennent évidemment des relations, mais celles-ci ne sont pas susceptibles d'être réduites par une équation simple de ce genre : Si la norme est effective alors elle sera efficace... Il est notamment possible que la norme soit effective à un très bon degré, mais pourtant inefficace car le moyen s'est révélé inadéquat » (Perrin, op. cit., p.91. Voir également Lascoumes et Serverin, op. cit., p.118-119). Cependant dans la littérature de théorie du droit, plusieurs auteurs utilisent les termes « efficacité » et « effectivité » dans des acceptions synonymes (voir par exemple la traduction française de Ch. Eisenmann de la Théorie pure du droit de Kelsen, op. cit., passim). De plus, il nous semble que c'est un usage répandu. Nous aussi nous utilisons le terme d'« efficacité » comme synonyme de celui «effectivité».
[142]. Ost et van de Kerchove, op. cit., p.272 ; Ost, «Validité», op. cit., p.637.