SITE INTERNET DU DROIT CONSTITUTIONNEL TURC

[www.anayasa.gen.tr]

 

 

Kemal Gözler, Le pouvoir de révision constitutionnelle, Villeneuve d'Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 1997, 2 volumes, 774 pages.


Kemal Gözler, Le pouvoir de révision constitutionnelle, Thèse pour le doctorat en droit, Directeur de recherches: Prof. Dmitri Georges Lavroff, Université Montesquieu - Bordeaux IV, Faculté de droit,  des sciences sociales et politiques, 1995, 774 p.


 

(Page liée:  https://www.anayasa.gen.tr/pcr.htm)

(Cliquez ici pour le format PDF)  

 

Deuxième partie
les sanctions des limites à la révision constitutionnelle


 

 

 

 

La question qui se pose dans cette partie consiste à savoir si les limites[1] à la révision constitutionnelle sont sanctionnées. En effet, en ce qui concerne les limites à la révision constitutionnelle, comme le remarque le président Dmitri Georges Lavroff, la vraie question est celle de savoir comment ces limites peuvent être sanctionnées, car aucune limite n'est contraignante, si elle ne fait pas l'objet d'une sanction[2].

Dans cette partie, nous allons envisager les différentes sanctions pour assurer la conformité des lois constitutionnelles aux limites à la révision constitutionnelle : le refus de la promulgation des lois constitutionnelles par le président de la République, la responsabilité du président de la République pour haute trahison, la responsabilité pénale des ministres, l'invalidation de la loi constitutionnelle, etc.

Il convient dès maintenant de préciser que même si ces différentes sanctions sont théoriquement envisageables, elles ne constituent pas toutes des moyens efficaces pour assurer le respect des limites à la révision constitutionnelle. En effet, seule l'invalidation des lois constitutionnelles est un moyen efficace. En d'autres termes, les limites à la révision constitutionnelle ne sont efficacement sanctionnées que lorsque l'invalidation des lois constitutionnelles est possible. Et ceci dépend de l'existence d'un contrôle de la constitutionnalité des lois constitutionnelles. Alors, concernant les sanctions des limites à la révision constitutionnelle, la question la plus importante est celle de savoir si le contrôle de la constitutionnalité des lois constitutionnelles est possible. C'est pourquoi, nous avons consacré le deuxième titre tout entier à l'examen du problème du contrôle de la constitutionnalité des lois constitutionnelles, alors que toutes les autres sanctions seront étudiées dans le titre premier.

Alors le plan de la deuxième partie s'affiche ainsi :

Titre 1. – Les sanctions autres que le contrôle de la constitutionnalité des lois constitutionnelles

Titre 2. – Le problème du contrôle de la constitutionnalité des lois constitutionnelles

 


 

 

Titre premier
Les sanctions autres que le contrôle de la constitutionnalité des lois constitutionnelles

 

 

 

On peut théoriquement envisager plusieurs sanctions pour assurer la conformité des lois constitutionnelles aux limites à la révision constitutionnelle. En effet, les différentes sanctions envisagées pour assurer la régularité des lois ordinaires avec la constitution sont transposables pour notre problème.

Dans ce but, nous allons suivre ici le raisonnement de Kelsen sur la question des garanties de la constitution. Dans un article intitulé « la garantie juridictionnelle de la constitution » publié dans la Revue du droit public, Hans Kelsen envisage les différentes sanctions pour assurer la conformité des lois ordinaires à la constitution[3]. En effet, ces sanctions ne sont pas spécialement envisagées pour la constitutionnalité des lois, car comme le dit Kelsen lui-même, « ce sont les garanties générales que la technique juridique moderne a développées quant à la régularité des actes étatiques en général »[4].

Hans Kelsen divise d'abord ces sanctions en deux, telles les sanctions préventives et les sanctions répressives[5]. Ces dernières elles aussi se subdivisent entre elles en deux comme les sanctions personnelles et les sanctions objectives. Parmi les sanctions personnelles, Kelsen mentionne la possibilité de mise en jeu de la responsabilité du chef de l'Etat qui a promulgué la loi inconstitutionnelle et des ministres qui ont contresigné ses actes[6]. Les sanctions objectives sont la nullité et l'annulabilité de la loi constitutionnelle. Kelsen prévoit encore un contrôle minimum de la constitutionnalité des lois par les organes compétents pour leur publication.

En suivant le développement de Kelsen, on peut énumérer les mesures techniques qui ont pour objet de garantir la conformité des lois à la constitution comme suit :

I. Les sanctions préventives

II. Les sanctions répressives

        A. Les sanctions personnelles

                   1. La responsabilité pénale du chef de l'Etat

                   2. La responsabilité pénale des ministres

        B. Les sanctions objectives

                   1. La nullité

                   2. L'annulabilité 

 

* * *

Maintenant nous allons essayer de transposer ces sanctions dans notre problème. Ainsi suivant le schéma ci-dessus, nous envisagerons d'abord les sanctions préventives (Chapitre 1), ensuite les sanctions répressives (Chapitre 1) pour assurer la conformité des lois constitutionnelles aux limites à la révision constitutionnelles.

 


 

Chapitre premier
Les sanctions préventives

 

  

Les sanctions préventives sont celles qui « tendent à prévenir la confection des actes irréguliers »[7].

Parmi les très nombreuses sanctions purement préventives possibles pour assurer la régularité des actes étatiques, Kelsen prend en compte particulièrement « l'organisation de l'organe qui crée le droit en tribunal, c'est‑à‑dire l'indépendance garantie – par l'inamovibilité, par exemple – de l'organe, cette indépendance consistant en ce qu'il ne peut être juridiquement obligé, dans l'exercice de ses fonctions, par aucune norme individuelle (ordre) d'un autre organe et, en particulier, d'un organe supérieur ou appartenant à un autre groupe d'autorités et n'est lié par suite qu'aux seules normes générales et essentiellement aux lois et aux règlements légaux »[8].

Il faut tout de suite indiquer que cette garantie préventive (l'organisation de l'organe en tribunal) est par avance hors de cause en matière de révision constitutionnelle. Car, comme le remarque Hans Kelsen lui-même, « la législation, dont il s'agit ici en première ligne, ne peut pas être confiée à un tribunal ; non pas tant à cause de la diversité des fonctions législative et juridictionnelle que bien plutôt parce que l'organisation de l'organe législatif est essentiellement dominée par d'autres points de vue que celui de la constitutionnalité de son fonctionnement »[9].

En matière de révision constitutionnelle aussi cette conclusion de Kelsen est à plus forte raison valable. En effet, puisque le pouvoir de révision constitutionnelle est supérieur aux autres organes constitués, l'indépendance de ce pouvoir est insensée. Il est inutile de dire que le pouvoir de révision constitutionnelle est indépendant et n'est juridiquement obligé, dans l'exercice de ses fonctions, par aucun ordre d'un autre organe. Au contraire, comme nous l'avons vu dans la partie préliminaire, du point de vue de sa fonction, le pouvoir de révision constitutionnelle est supérieur aux autres organes. Alors seul l'organe de révision constitutionnelle lui-même peut apprécier la conformité des lois de révision constitutionnelle qu'il a adoptées aux limites à la révision constitutionnelle.

A cet égard, on peut seulement signaler que les dispositions de la constitution relatives à la procédure de révision constitutionnelle peuvent jouer un rôle préventif pour assurer la régularité des lois constitutionnelles aux limites à la révision constitutionnelle. Ainsi on peut envisager que le président de l'assemblée de révision constitutionnelle puisse refuser de soumettre à la discussion une proposition de révision constitutionnelle qui est contraire aux limites à la révision constitutionnelle[10]. De même si une telle proposition lui est présentée, l'assemblée de révision constitutionnelle ne doit pas l'adopter. Mais encore il faut signaler que c'est à cet organe de révision constitutionnelle et à lui seul d'apprécier si le texte qui lui est soumis est conforme ou contraire aux limites à la révision constitutionnelle.

A propos des sanctions préventives, dans le cadre de la Constitution française de 1958, nous voulons discuter ici de deux questions suivantes :

1. Le président de la République peut-il interrompre la procédure de révision constitutionnelle, lorsqu'il s'agit d'une proposition ou d'un projet de révision constitutionnelle contraire aux limites à la révision constitutionnelle ? En d'autres termes, le président de la République a-t-il le droit de ne pas donner suite aux propositions ou aux projets de révision constitutionnelle contraires aux limites à la révision constitutionnelle ? Si l'on donne une réponse affirmative à cette question, la possibilité du président de la République de suspendre la procédure de révision constitutionnelle peut être considérée comme une sanction préventive des limites à la révision constitutionnelle (Section 1).

2. Le président de la République peut‑il refuser la promulgation des lois de révision constitutionnelle contraires à ses limites. De même si la réponse à cette question est affirmative, le pouvoir de promulgation du président de la République pourrait jouer un rôle préventif pour assurer la conformité des lois de révision constitutionnelle à ses limites. Car dans cette hypothèse, en refusant la promulgation d'une loi de révision constitutionnelle contraire aux limites à la révision constitutionnelle, le président de la République pourrait empêcher son entrée en vigueur (Section 2).

(Continue après les notes)


 

[1]. Notons tout de suite que les limites à la révision constitutionnelle dont les sanctions font l'objet de cette partie sont seulement les limites à la révision constitutionnelle inscrites dans le texte constitutionnel. En effet, comme nous l'avons montré dans la première partie, les limites à la révision constitutionnelle autres que celles inscrites dans le texte constitutionnel ne sont pas valables, car elles sont privées de toute existence positive. C'est pourquoi, dans cette partie,  nous entendons par « limites à la révision constitutionnelle » exclusivement inscrites dans le texte constitutionnel.

[2]. Lavroff, Le droit constitutionnel..., op. cit., p.104.

[3]. Hans Kelsen, « La garantie juridictionnelle de la constitution : la justice constitutionnelle », Revue du droit public, 1928, p.197-257.

[4]Ibid., p.212.

[5]Ibid.

[6]. Kelsen, Théorie pure du droit, op. cit., p.364.

[7]. Kelsen, « La garantie juridictionnelle de la constitution », op. cit., p.212-213.

[8]Ibid., p.213.

[9]Ibid.

[10]. Par exemple, sous la IIIe République, J. Barthélemy et P. Duez estimaient qu'« une proposition (ou un projet) de révision portant sur la forme républicaine du Gouvernement doit être écartée de plano par la question préalable, par le président de chaque assemblée » (Barthélemy et Duez, op. cit., p.896). Voir également Beaud, La puissance de l'Etat, op. cit., p.394-395.

 

 

 


 

Section 1
Le président de la République peut-il interrompre la procédure de révision constitutionnelle
?

 

 

Comme nous l'avons vu dans la première partie[1], en France, dans le processus de révision constitutionnelle, le passage de la phase de l'élaboration de la révision constitutionnelle (le vote en termes identiques) à la phase de l'approbation dépend de la décision du président de la République. En effet, le président de la République accomplit différents actes dans ce passage. Par exemple, le choix entre l'approbation référendaire (art.89, al.2) et l'approbation parlementaire (art.89, al.3) appartient au président de la République. Dans la procédure parlementaire, l'ordre du jour du Congrès est fixé par le décret de convocation, signé par le président de la République et contresigné par le Premier ministre[2]. Dans la procédure référendaire, il appartient également au président de la République de fixer la date de consultation et de convoquer les électeurs[3]. Alors, en profitant de ces pouvoirs, le président de la République pourrait interrompre la procédure de révision constitutionnelle en ne donnant pas suite aux propositions ou aux projets adoptés en termes identiques par les deux assemblées. Par exemple, le président de la République pourrait bloquer la procédure de révision constitutionnelle en ne choisissant pas l'une des procédures d'approbation après que le projet de révision a été voté par les deux assemblées en termes identiques[4].

* * *

La question qui se pose dans cette section consiste à savoir si, en France, le président de la République peut interrompre la procédure de révision constitutionnelle. En effet, si la réponse de cette question est affirmative, la possibilité du président de la République de suspendre la procédure de révision constitutionnelle peut être considérée comme une garantie préventive pour assurer la régularité des lois de révision constitutionnelle aux limites à la révision constitutionnelle. Car, dans cette hypothèse, en interrompant la procédure de révision constitutionnelle, le président de la République peut empêcher l'approbation d'une proposition ou d'un projet de révision constitutionnelle contraire aux limites à la révision constitutionnelle.

Alors il importe de savoir si le président de la République a le droit d'interrompre la procédure de révision constitutionnelle. En d'autres termes, le président de la République a-t-il le droit de ne pas donner suite aux propositions ou aux projets adoptés en termes identiques par les deux assemblées et en estimant qu'il sont contraires aux limites à la révision constitutionnelle ?

I. On peut théoriquement envisager trois réponses différentes à cette question.

A. D'abord on pourrait affirmer que le président de la République est obligé de donner suite à toutes les propositions et tous les projets adoptés en termes identiques. En effet, comme nous l'avons vu dans la première partie[5], selon plusieurs auteurs, le président de la République n'a pas le droit d'interrompre la procédure de révision après que le projet de révision a été régulièrement approuvé par les deux assemblées[6]. Car, l'alinéa 3 précise qu'il n'est pas procédé à un référendum lorsque le président de la République décide de soumettre le projet de révision au Congrès. Ici, l'indicatif présent vaut l'impératif. Pourtant les mêmes auteurs notent que la Constitution ne fixe aucun délai, ainsi qu'il n'y a aucune procédure permettant d'obliger le président de la République à soumettre le projet au Congrès ou au référendum[7].

Aucune proposition parlementaire n'a abouti jusqu'à ce jour. Mais comme le remarque le professeur Pierre Pactet[8], on peut envisager le même problème pour les propositions parlementaires. Le président de la République peut-il s'opposer à la nécessaire consultation populaire ?

La même réponse est affirmée en ce qui concerne les propositions parlementaires par plusieurs auteurs. Comme nous l'avons vu dans la première partie[9], selon plusieurs auteurs, la proposition de révision adoptée par les deux assemblées en termes identiques doit être nécessairement soumise au référendum. Par exemple selon le professeur Ardant, « le président de la République et le Gouvernement n'ont aucune possibilité d'intervenir dans la procédure..., ils seraient obligés d'organiser un référendum après l'approbation par les chambres d'un texte identiques »[10]. De même pour le professeur Pierre Pactet,

« il ressort des textes que le Président ne dispose que d'une compétence de procédure. L'absence de délai préfixé dans l'article 89, si elle laisse une certaine latitude au Président, ne lui confère évidemment pas un droit de veto à l'encontre des propositions d'origine parlementaire... Un refus du Président ou un ajournement abusif constitueraient une fraude à la constitution évidemment choquant »[11].

B. On peut envisager une deuxième réponse dans le sens contraire. On peut affirmer que le président de la République a le droit d'interrompre la procédure de révision constitutionnelle. Par exemple le président Dmitri Georges Lavroff pense qu'

« il est impossible de priver le président de la République du droit d'arrêter la procédure en ne soumettant pas le texte au congrès, lorsqu'il a annoncé qu'il suivait cette voie, ou en ne soumettant pas le texte au référendum, comme la procédure applicable en principe, le prévoit, car aucun délai n'est fixé par le texte constitutionnel ni par la loi organique ; surtout, aucune procédure particulière permettant de l'obliger à le faire n'est prévue par les textes »[12].

C. On peut envisager encore une troisième réponse qui est plus détaillée. Dans cette réponse, en faisant la distinction entre les propositions ou les projets de révision contraires aux limites à la révision constitutionnelle et les propositions ou les projets de révision conformes aux limites à la révision constitutionnelle, on affirme que le président de la République a le droit d'interrompre la procédure de révision s'il s'agit des propositions ou des projets de révision contraires aux limites à la révision constitutionnelle[13] ; mais il n'a pas un tel droit, lorsque la proposition ou le projet de révision est conforme aux limites à la révision constitutionnelle.

* * *

Alors selon la première réponse, le président de la République n'a pas le droit d'interrompre la procédure de révision constitutionnelle. Il doit donner suite aux propositions ou aux projets de révision constitutionnelle adoptés par les deux assemblées en tout état de cause.

Par contre selon la deuxième réponse, le président de la République a le droit d'interrompre ou de ne pas interrompre la procédure de révision constitutionnelle en tout état de cause. Par conséquent, il peut donner suite aux propositions ou aux projets de révision qui seraient éventuellement contraires aux limites à la révision constitutionnelle. Il peut également interrompre la procédure s'il le veut. Tout dépend de la décision du président de la République.

Enfin, selon la troisième réponse, le président de la République peut avoir le droit d'interrompre la procédure de révision constitutionnelle à condition que la proposition ou le projet de révision soit contraire aux limites à la révision constitutionnelle. Par exemple, si la proposition ou le projet de révision est contraire à l'interdiction de réviser la forme républicaine du Gouvernement, ou bien s'il est fait lorsqu'il est porté atteinte à l'intégrité du territoire, le président de la République peut et doit interrompre la procédure de révision constitutionnelle. Mais si ce n'est pas le cas, le président de la République n'a pas un tel droit, il doit obligatoirement donner suite à la proposition ou au projet de révision constitutionnelle.

A notre avis, la troisième réponse a une faiblesse si on l'examine du point de vue de la théorie de l'interprétation. En effet, cette réponse est fondée sur la distinction entre les propositions et les projets qui sont conformes aux limites à la révision constitutionnelle et ceux qui ne le sont pas. Mais qui déterminera, et comment, si une proposition ou un projet de révision constitutionnelle voté en termes identiques par deux assemblées est contraire ou conforme aux limites à la révision constitutionnelle ? En l'absence d'organe juridictionnel, ceci dépend exclusivement de l'interprétation du président de la République. Et s'il a le droit de ne pas donner suite à de telles propositions, l'interprétation du président de la République a le caractère authentique ; c'est‑à‑dire qu'elle ne peut être juridiquement contestée et qu'elle est la seule à laquelle l'ordre juridique attache des conséquences[14].

Par conséquent si le président de la République donne suite à une proposition ou à un projet de révision constitutionnelle, ceci signifie que cette proposition ou ce projet n'est pas contraire aux limites à la révision constitutionnelle, selon l'interprétation du président de la République. Et cette interprétation est la seule qui a une force juridique. Alors dans ce cas, le fait que le président de la République ne donne pas suite à une proposition ou à un projet de révision constitutionnelle signifie que cette proposition ou ce projet est juridiquement contraire aux limites à la révision constitutionnelle. Ainsi, selon cette réponse, c'est au président de la République qu'il appartient de déterminer si la proposition ou le projet en question viole ou ne viole pas les limites à la révision constitutionnelle.

Comme on le voit, la conformité des propositions ou des projets de révision aux limites à la révision constitutionnelle est appréciée en tout état de cause selon l'interprétation du président de la République lui-même. Et seulement cette interprétation a le caractère authentique, c'est‑à‑dire qu'elle est la seule valable. Par conséquent, cette réponse est loin de résoudre le problème. Elle n'apporte aucune solution objective : tout dépend de l'interprétation du président de la République. En conséquence la troisième réponse n'est pas différente de la deuxième réponse : le président de la République peut interrompre la procédure de révision constitutionnelle, comme il le veut.

Alors on est loin de donner une réponse satisfaisante à la question que nous avons posée au début, c'est‑à‑dire celle de savoir si le président de la République a le droit d'interrompre la procédure de révision constitutionnelle.

* * *

II. Ainsi en admettant dès le début la difficulté d'apporter une réponse objective à la question de savoir si le président de la République a le droit d'interrompre la procédure de révision constitutionnelle, nous allons ici essayer de proposer une solution à ce problème.

A. A notre avis, le président de la République n'a pas en principe le droit d'interrompre la procédure de révision constitutionnelle. Ainsi il est obligé de donner suite à une proposition ou à un projet de révision constitutionnelle adopté conformement à sa procédure, c'est‑à‑dire par les deux assemblées en termes identiques. Il résulte du texte de l'alinéa 3 de l'article 89 que lorsque le projet de révision n'est pas présenté au référendum, « le président de la République décide de le soumettre au Parlement convoqué en Congrès ». Alors en principe, le passage de la phase de vote en termes identiques à la phase de l'approbation est obligatoire.

B. Néanmoins on ne peut pas refuser au président de la République un minimum de pouvoir de vérification, car le président de la République est obligé de donner suite à une proposition ou à un projet, si et seulement s'il existe une proposition ou un projet de révision constitutionnelle au sens de la Constitution. Si un acte qui se présente comme une proposition ou un projet n'a pas pris réellement naissance, ou bien s'il est entaché des vices flagrants de procédures affectant l'existence même d'une telle proposition ou d'un tel projet, le président de la République peut et doit refuser de les soumettre au Congrès du parlement ou au référendum. En d'autres termes il pourrait et devrait bloquer la procédure de révision constitutionnelle.

Mais en dehors des irrégularités qui affectent l'existence même d'une proposition ou d'un projet de révision constitutionnelle, le président de la République n'a pas le droit d'interrompre la procédure sous prétexte que le contenu de révision constitutionnelle est contraire aux limites à la révision constitutionnelle.

Maintenant voyons de plus près les irrégularités pour lesquelles le président de la République peut et doit interrompre la procédure de révision constitutionnelle et les irrégularités pour lesquelles le président de la République ne peut pas le faire.

1. Les irrégularités pour lesquelles le président de la République peut et doit interrompre la procédure de révision constitutionnelle

a) D'abord, le président de la République peut et doit refuser de donner suite aux actes qui se présentent comme une proposition de révision et qui ne sont pas pourtant l'oeuvre des personnes ou des organes de révision constitutionnelle prévus par l'article 89 de la Constitution. Par exemple, si la proposition est faite par une personne qui n'est pas le membre du Parlement, ou bien si la proposition est adoptée non pas par les deux assemblées, mais par un usurpateur. Dans cette hypothèse, le président de la République peut et doit refuser de donner suite à cet acte, car il s'agit d'une proposition « inexistante ».

Il faut signaler que dans cette hypothèse, il s'agirait, dans la plupart des cas, d'un changement révolutionnaire de la constitution. Et si le président de la République donne suite à un tel acte, il se trouve dans la complicité avec les auteurs de la révision révolutionnaire de la Constitution. Ce fait constitue la haute trahison et par conséquent la responsabilité pénale du président de la République peut être engagée. Mais ceci est en effet d'un événement du pouvoir constituant originaire que nous allons voir plus loin[15]. Ce fait ne peut être sanctionné que si la révision révolutionnaire de la Constitution reste en la phase de tentative. Si une telle révision est réussie et si elle est devenue efficace, elle doit être considérée comme valable selon la nouvelle norme fondamentale qui est établie par cet événement du pouvoir constituant originaire.

b) Deuxièmement, le président de la République peut refuser de donner suite à une proposition ou à un projet de révision qui a été voté par une seule assemblée, et non pas par « les deux assemblées ». Car, dans ce cas aussi, le président de la République n'est pas en présence d'une proposition ou d'un projet de révision constitutionnelle au sens de l'alinéa 2 de l'article 89.

c) Troisièmement le président de la République peut refuser de donner suite à une proposition ou à un projet de révision qui a été voté par les deux assemblées, mais non pas « en termes identiques ». Car, il résulte de l'alinéa 2 de l'article 89 que le président de la République n'est pas obligé de donner suite à une proposition ou à un projet de révision qui n'est pas adopté « en termes identiques ».

d) Enfin, le président de la République peut et doit vérifier si les règles de majorités dans le vote en termes identiques sont respectées. Ainsi il devrait refuser de promulguer la loi constitutionnelle, si la proposition ou le projet n'est pas adopté par la majorité des suffrages exprimés. Car, si cette condition n'est pas remplie, ceci signifie que la proposition ou le projet de révision est rejeté, par conséquent le président de la République n'est pas évidemment tenu de les soumettre au Congrès ou au parlement. Au contraire il doit refuser de le faire.

Dans tous ces cas, il y a un vice flagrant qui affecte l'existence même de la proposition ou du projet de révision.

2. Les irrégularités pour lesquelles le président de la République ne peut pas interrompre la procédure de révision constitutionnelle

Comme on l'a déjà remarqué, au-delà de ces vices flagrants de procédure affectant l'existence même de la proposition ou du projet, le président de la République ne peut pas refuser de donner suite à la proposition ou au projet voté par les deux assemblées en termes identiques, même s'il estime qu'il y a des irrégularités sur le fond.

Ainsi le président de la République ne peut pas interrompre la procédure de révision constitutionnelle sous prétexte que la proposition ou le projet de révision constitutionnelle touche à la forme républicaine du Gouvernement ou qu'il a été fait lorsqu'il est porté atteinte à l'intégrité du territoire.

* * *

III. Soulignons encore une fois que notre réponse est loin d'être satisfaisante. En effet, comme la troisième réponse ci-dessus, elle a une faiblesse inévitable, si on la considère du point de vue de la théorie de l'interprétation. Comme on vient de le dire, notre réponse est fondée sur une distinction entre les éventuelles irrégularités. Si une proposition de révision est entachée de telle ou de telle irrégularité, le président de la République a le droit d'interrompre la procédure, mais si la proposition est entachée d'autres irrégularités le président de la République n'a pas un tel droit.

Les irrégularités juridiques ne sont pas des qualités objectives. En matière de révision constitutionnelle aussi cette règle est valable. Les irrégularités des propositions ou des projets de révision constitutionnelle ne sont pas en soi observables; elles doivent être constatées. Par exemple, nous avons dit que le président de la République a le droit d'interrompre la procédure de révision, si la proposition ou le projet de révision n'a pas été adopté « en termes identiques ». Puisque le fait de ne pas être adopté en termes identiques n'est pas un phénomène objectif, il faut d'abord déterminer si la proposition ou le projet de révision a été adopté « en termes identiques ». Sans doute, ceci est moins difficile que celui de déterminer si la proposition ou le projet de révision porte atteinte à la forme républicaine du Gouvernement. Mais, en tout état de cause, une proposition ou un projet de révision adopté par deux assemblées, mais non pas « en termes identiques », ne disparaît pas tout seul de l'univers juridique. Son inexistence doit être constatée par l'organe habilité. Sans ce constat, il existera toujours, et par conséquent peut avoir les effets juridiques, même s'il n'est pas adopté en termes identiques.

Alors qui déterminera, et comment, si la proposition ou le projet de révision est entaché ou non des irrégularités affectant leur existence même ? En l'absence d'organe juridictionnel, ceci dépend exclusivement de l'interprétation du président de la République. Par conséquent l'interprétation du président de la République aura le caractère authentique ; c'est‑à‑dire qu'elle ne peut être juridiquement contestée et qu'elle est la seule à laquelle l'ordre juridique attache des conséquences[16].

Puisque l'interprétation du président de la République est juridiquement incontestable, si le président de la République donne suite à une proposition ou à un projet de révision, ceci signifie que cette proposition ou ce projet n'est pas entaché des irrégularités pour lesquelles il a le droit d'interrompre la procédure de révision constitutionnelle. En effet, dans une telle hypothèse, c'est à lui qu'il appartient le droit de déterminer si la proposition ou le projet en question est entaché d'une irrégularité. Si le président de la République ne donne pas suite à une proposition ou à un projet de révision constitutionnelle, ceci signifie que le président de la République estime que la proposition ou le projet en question est entaché des irrégularités pour lesquelles il a le droit d'interrompre la procédure de révision constitutionnelle. Et cette interprétation du président de la République est la seule qui a une force juridique. Alors dans ce cas, le fait que le président de la République ne donne pas suite à une proposition ou à un projet de révision constitutionnelle signifie que cette proposition ou ce projet est entaché des irrégularités pour lesquelles il a le droit d'interrompre la procédure de révision constitutionnelle, selon l'interprétation authentique du président de la République.

* * *

IV. Alors la vraie question qui se pose ici est celle de savoir si l'interprétation du président de la République a vraiment le caractère authentique. Existe‑t‑il des moyens juridiques permettant de contester l'interprétation du président de la République ?

En d'autres termes, quelle sera la situation juridique, si le président de la République a interrompu la procédure de révision constitutionnelle lorsqu'il y a une proposition ou un projet de révision voté par les deux assemblées en termes identiques conformement à l'alinéa 2 de l'article 89 de la Constitution, ainsi que s'il n'a pas interrompu le processus dans le cas où il aurait dû le faire ?

D'abord, comme on l'a déjà indiqué, il n'existe pas de procédure permettant d'obliger le président de la République à soumettre le projet au référendum ou au Congrès du Parlement. D'ailleurs il n'existe pas non plus de procédure permettant d'obliger le président de la République à bloquer la procédure de révision constitutionnelle lorsque la proposition ou le projet est entachée des irrégularités pour lesquelles il aurait dû interrompre la procédure.

Il n'existe pas non plus encore de procédure permettant de mettre en cause l'interprétation du président de la République.

Dans ces hypothèses, pour contester l'interprétation du président de la République, on ne peut envisager qu'une procédure : l'accusation du président de la République pour haute trahison.

Comme le remarque Dmitri Georges Lavroff,

« la seule solution pour surmonter l'opposition du président de la République serait de l'accuser de haute trahison et de le traduire devant la Haute Cour de justice. En dehors de cette procédure exceptionnelle..., il n'y a pas de moyen juridique susceptible d'interdire au président de la République de stopper en fait la procédure ou de surmonter les effets de son inaction »[17].

Egalement, si le président de la République n'a pas interrompu la procédure de révision dans le cas où il aurait dû le faire, sa responsabilité pour haute trahison peut être mise en jeu devant la Haute Cour de justice, car dans cette hypothèse, en soumettant au Congrès du Parlement ou au référendum un acte qui n'est pas une proposition ou un projet dans le sens de l'alinéa 2 de l'article 89 de la Constitution, le président de la République viole les obligations de sa charge. Et de ce fait, le président de la République peut être accusé de haute trahison par les deux assemblées statuant par un vote identique et jugé par la Haute Cour de justice.

Ainsi, l'on pourrait mettre en cause l'interprétation du président de la République à travers la procédure de haute trahison. Mais cette procédure reste tout à fait exceptionnelle et présente des problèmes particulières. Nous allons les voir plus loin. Mais notons toute de suite que la haute trahison n'est définie ni légalement ni jurisprudentiellement et que l'on admet généralement que la Haute Cour de justice a le pouvoir de libre appréciation dans la qualification des faits constituant le crime de Haute Cour de justice et de déterminer les peines.

Par conséquent, en dernière analyse, il appartient à la Haute Cour de justice de déterminer si le président de la République peut et doit interrompre la procédure de révision constitutionnelle si la proposition ou le projet de révision constitutionnelle est entaché de telle ou telle irrégularité. Alors les développements que nous avons faits ici ne sont que des réflexions personnelles. La Haute Cour de justice pourrait éventuellement faire des conclusions différentes. Par exemple, elle pourrait conclure que le président de la République ne peut pas vérifier si la loi de révision constitutionnelle est votée en termes identiques par les deux assemblées. Ou bien elle pourrait au contraire conclure que le président de la République peut suspendre la procédure de révision si la proposition ou le projet porte atteinte à la forme républicaine du Gouvernement.

Alors, dans l'état actuel du droit, il n'y a pas de solution positive à la question de savoir si le président de la République a le droit d'interrompre la procédure de révision constitutionnelle.

* * *

V. En conséquence, les pouvoirs accordés au président de la République dans la procédure de révision constitutionnelle sont loin de constituer une garantie préventive efficace pour assurer la régularité des lois de révision constitutionnelle. Car, à ce propos il n'y a pas de règle juridique, ni de moyen permettant d'obliger le président de la République à interrompre ou ne pas interrompre la procédure de révision constitutionnelle. Par conséquent, tout dépend de l'appréciation du président de la République. C'est‑à‑dire que s'il estime que la proposition ou le projet de révision est entaché d'une irrégularité, il peut interrompre la procédure de révision constitutionnelle. En d'autres termes, le président de la République a le pouvoir d'interprétation authentique dans ce domaine. Son interprétation n'est pas contestable juridiquement. La seule sanction est la mise en jeu de sa responsabilité pour haute trahison, et celle-ci reste exceptionnelle[18]. Alors le président de la République a la possibilité d'interrompre la procédure de révision constitutionnelle, comme ceci s'est produit à deux reprises en 1973 et en 1974.

En conclusion, dans l'état actuel du droit, le président de la République peut interrompre la procédure de révision constitutionnelle, s'il estime que la proposition ou le projet de révision est entaché d'irrégularités, même s'il ne l'est pas selon l'interprétation de X ou de Y. Le président de la République peut également donner suite aux propositions ou aux projets de révision constitutionnelle, même s'ils sont entachés d'irrégularités selon l'interprétation de X ou de Y. A ce propos, seule l'interprétation du président de la République a le caractère authentique. Son interprétation ne peut être contestée qu'à travers la procédure de haute trahison.

(Continue après les notes)
 


[1]. Première partie, Titre 1, Chapitre 1, Section 1, § 3, B, 3.

[2]. Voir Première partie, Titre 1, Chapitre 1, Section 1, § 3, B, 3. (Gaxie, op. cit., p.1334-35; Branchet, op. cit., p.32-34).

[3]. Première partie, Titre 1, Chapitre 1, Section 1, § 3, B, 3. (Gaxie, op. cit., p.1334; Branchet, op. cit., p.32).

[4]. D'ailleurs un tel cas s'est produit à deux reprises en 1973 et en 1974.

[5]. Première partie, Titre 1, Chapitre 1, Section 1, § 3, B, 3.

[6]. Un tel cas s'est produit à deux reprises en 1973 et en 1974.

[7]. Lavroff, Le droit constitutionnel..., op. cit., p.107.

[8]. Pactet, op. cit., p.504.

[9]. Première partie, Titre 1, Chapitre 1, Section 1, § 3, B, 3.

[10]. Ardant, Institutions politiques, op. cit., p.82.

[11]. Pactet, op. cit., p.504.

[12]. Lavroff, Le droit constitutionnel..., op. cit., p.107.

[13]. Une telle hypothèse a été envisagée par Olivier Beaud. Selon lui, le président de la République pourrait « s'opposer à un projet ou une proposition s'il considère qu'un tel texte menace la forme républicaine du gouvernement » (La puissance de l'Etat, op. cit., p.395).

[14]. Pour le caractère authentique d'une interprétation, voir Kelsen, Théorie pure du droit, op. cit., p.461 ; Troper, « Justice constitutionnelle et démocratie », op. cit., p.36; « Le problème de l'interprétation », op. cit., p.142.

[15]. Ce titre, Chapitre 2, Section 1, Sous-section 1.

[16]. Kelsen, Théorie pure du droit, op. cit., p.461.

[17]. Lavroff, Le droit constitutionnel..., op. cit., p.107.

[18]. Voir infra, ce titre, Chapitre 2, Sous-section 2.

 


 

 

 

Section 2
le président de la République peut‑il refuser la promulgation d'une loi de révision constitutionnelle
contraire aux limites à la révision constitutionnelle ?

 

 

  

Dans cette section nous examinerons examiner la question de savoir si le président de la République peut refuser la promulgation d'une loi de révision constitutionnelle contraire aux limites à la révision constitutionnelle. En effet si l'on donne une réponse positive à cette question, le pouvoir de promulgation du président de la République pourrait constituer une garantie préventive pour assurer la régularité des lois de révision constitutionnelle aux limites à la révision constitutionnelle. Car, dans cette hypothèse, en refusant la promulgation, le président de la république peut empêcher l'entrée en vigueur d'une loi de révision constitutionnelle qui est contraire aux limites à la révision constitutionnelle.

On peut aborder cette question d'abord dans un cadre général sans s'attacher aux dispositions constitutionnelles d'un pays (§ 1). Nous allons à ce titre suivre surtout les développements théoriques de Hans Kelsen sur la question de promulgation. Ensuite, à la lumière des solutions théoriques envisagées dans le cadre théorique, nous allons examiner ce problème à propos de la France (§ 2).

* * *

Mais il convient d'abord de faire quelques remarques préliminaires.

Notre première remarque préliminaire consiste à signaler la différence qui existe entre la promulgation et la ratification, autrement dit entre le refus de promulgation et le droit de veto absolu. Si le chef de l'Etat a le droit de ratification des lois de révision constitutionnelle, c'est‑à‑dire s'il a le droit de veto absolu, il peut empêcher l'entrée en vigueur d'une loi de révision constitutionnelle, estimant qu'elle est contraire à ses limites. Pour cela, il lui suffit d'utiliser son droit de veto. Dans cette hypothèse, la question de savoir si le président de la République peut refuser la promulgation des lois constitutionnelles ne se pose même pas, car le président de la République a le droit de veto constitutionnel, et ceci implique que sans sa sanction la loi constitutionnelle n'est pas parfaite.

Cependant, comme nous l'avons vu dans la première partie[1], le veto du chef de l'Etat en matière de révision constitutionnelle n'est pas en général un droit absolu et reste exceptionnel. Seules la Constitution cubaine de 1959 et la Constitution indienne de 1949 accordent un droit de veto absolu au chef de l'Etat. Dans les monarchies aussi les rois ont le droit de veto absolu en matière des lois constitutionnelles, comme en matière des lois ordinaires. Par exemple, en Jordanie, les lois constitutionnelles ne peuvent être entrées en vigueur sans la ratification du Roi (art.126 de la Constitution de 1952). Egalement, dans toutes les monarchies constitutionnelles, théoriquement, les lois constitutionnelles doivent être ratifiées par les monarques. Mais dans les monarchies constitutionnelles européennes, ce droit reste symbolique. De plus, les monarques bénéficient d'un statut d'irresponsabilité totale. Alors si le chef de l'Etat a le droit de veto absolu, il peut empêcher l'entrée en vigueur d'une loi de révision constitutionnelle qui est contraire à ses limites, en mettant son veto.

Mais, si le chef de l'Etat n'a qu'un droit de veto suspensif, la question de savoir si le chef de l'Etat peut refuser la promulgation des lois de révision constitutionnelle se pose tôt ou tard. Car, dans cette hypothèse, si le chef de l'Etat estime que la loi constitutionnelle en question est contraire aux limites à la révision constitutionnelle, il peut la renvoyer au parlement en vue d'une nouvelle délibération. Et dans ce cas, comme nous l'avons vu dans la première partie[2], il y a deux solutions envisagées :

Dans la première, si le parlement adopte la même loi constitutionnelle à nouveau et avec la même majorité, le chef de l'Etat doit promulguer la loi constitutionnelle. Ce pouvoir est donc une sorte de veto suspensif accordé au chef de l'Etat en matière de révision constitutionnelle. Par conséquent, le veto suspensif du chef de l'Etat dans cette hypothèse peut retarder la promulgation, mais en fin de compte, la question de la promulgation se posera.

Dans la deuxième solution envisagée, le veto du chef de l'Etat ne peut être levé que par une majorité plus élevée que celle de la première délibération. Dans cette hypothèse, le chef de l'Etat peut non seulement retarder, mais aussi empêcher la promulgation de la loi constitutionnelle. Ainsi certaines constitutions exigent une majorité plus élevée dans la seconde délibération que celle dans la première délibération pour l'adoption de la loi constitutionnelle renvoyée au Parlement par le chef de l'Etat. Par exemple, comme nous l'avons vu dans la première partie[3], selon la Constitution turque (art.175, al.3), le président de la République peut renvoyer à l'Assemblée nationale les lois constitutionnelles adoptées à la majorité des trois cinquièmes en vue d'une nouvelle délibération. Dans cette nouvelle délibération, pour lever le veto présidentiel, l'Assemblée nationale doit adopter la même loi constitutionnelle à la majorité des deux tiers. Comme on le voit, le veto présidentiel alourdit la condition d'adoption de la loi constitutionnelle. Ainsi, s'il n'existe pas une majorité exigée au parlement, le chef de l'Etat peut empêcher la promulgation de la loi constitutionnelle par sa demande d'une nouvelle délibération.

Alors si la constitution donne au chef de l'Etat le droit de veto absolu ou celui de la demande d'une nouvelle délibération, le chef de l'Etat peut employer ce droit, et par conséquent il peut empêcher ou retarder la promulgation de la loi constitutionnelle. Ceci est différent de la promulgation.

Notre deuxième remarque préliminaire consiste à dire que parfois les constitutions elles‑mêmes apportent une réponse à la question de savoir si le président de la République peut refuser la promulgation d'une loi de révision constitutionnelle. Par exemple, selon la Constitution portugaise, les révisions constitutionnelles sont définitives si elles sont approuvées à la majorité des deux tiers des députés effectivement en fonction. L'article 286 de cette Constitution précise que « le président de la République ne peut pas refuser de promulguer la loi de révision ». Enfin, il faut citer, comme une solution intéressante, l'article 60 de la Constitution brésilienne du 5 octobre 1988 prévoyant que les lois de révision constitutionnelle seront promulguées par le Bureau de la Chambre des Députés, et non pas par le président de la République (art.60). Dans de tels cas non plus, la question de savoir si le président de la République peut refuser la promulgation des lois de révision constitutionnelle ne présente aucune difficulté, car la question a une solution positive.

* * *

Alors notre question ne se pose que dans les systèmes où la constitution ne confère pas au chef de l'Etat le droit de veto absolu et ne contient pas une solution positive à cette question. Alors dans de tels systèmes, le chef de l'Etat peut‑il refuser de promulguer une loi de révision constitutionnelle qui dépasse ses limites ?

Nous allons voir ce problème d'abord en général et surtout à l'aide des développements de Hans Kelsen sur ce point. Ensuite, nous allons le discuter sur l'exemple de la France.

§ 1. EN GENERAL

Nous devons tout de suite noter que les développements de Hans Kelsen concernent les lois ordinaires, et non pas les lois constitutionnelles. C'est pourquoi, nous allons d'abord expliquer le raisonnement de Hans Kelsen sur la promulgation des lois ordinaires (A), ensuite nous essaierons de l'appliquer à la question de la promulgation des lois constitutionnelles (B).

A. Hans Kelsen constate d'abord que les « lois ne deviennent obligatoires qu'après avoir été publiées par les soins du gouvernement dans un Journal Officiel..., c'est‑à‑dire dans un recueil imprimé au nom du gouvernement »[4].

Selon Kelsen, les organes compétents pour promulguer les lois ont inévitablement « un minimum de pouvoir de contrôle »[5]. Ce « minimum de pouvoir de contrôle » contient le pouvoir d'examiner si ce qui a la signification subjective de la loi a bien été décidé par l'organe compétent à cet effet selon la Constitution[6]. Ainsi, d'après Kelsen, l'organe qui a mission d'assurer la publication des lois « ne peut pas être tenu de publier comme loi... tout acte qui se présente lui-même comme tel et prétend à l'être »[7]. L'organe gouvernemental compétent pour la publication doit

« nécessairement pouvoir examiner au minimum si ce qui se présente subjectivement comme loi a été réellement décidé par l'organe constitutionnellement investi du pouvoir législatif, même s'il n'est pas admis à examiner ni si la procédure suivant laquelle la décision a été prise, ni si le contenu de la décision sont conformes à la Constitution »[8].

Alors, le pouvoir de l'organe compétent pour la publication des lois de contrôler leur constitutionnalité ne peut être complètement exclu[9]. Selon Kelsen, l'organe compétent pour la promulgation a le pouvoir de

« décider au minimum si ce qui se donne subjectivement comme une loi est bien l'oeuvre de l'organe investi du pouvoir législatif par la Constitution. Si sur cette question l'organe compétent se prononce dans le sens de la négative, par exemple parce que ce qui se présente avec la prétention d'être une loi obligatoire n'a pas été voté par le Parlement investi par la Constitution du pouvoir législatif, mais émane d'un usurpateur, il refusera la publication. [...] Si ceci ne se produit pas et si les normes générales édictées par l'usurpateur deviennent de la sorte efficaces, on a affaire à un changement révolutionnaire de Constitution, et par là même à une loi conforme à la nouvelle Constitution, donc constitutionnelle »[10].

Ainsi si la loi émane de l'organe de la législation, l'organe compétent pour la publication ne peut pas refuser de promulguer la loi, même s'il estime que la loi en question n'est pas adoptée conformément à la procédure de la législation fixée par la constitution et que le contenu de cette loi est contraire à la constitution. Il en résulte que

« seul l'organe de législation a le pouvoir de décider lui‑même si la loi qu'il adopte est constitutionnelle, c'est‑à‑dire si tant la procédure suivant laquelle il l'a adopté que le contenu qu'il lui a donné sont conformes à la Constitution ; en ce cas, la décision positive de cette question est incluse dans le fait même de l'édiction d'une loi par l'organe légiférant. Ceci signifie que tout ce que cet organe de la législation édicte comme loi doit être considéré comme loi au sens de la Constitution, que les normes qui sont la signification subjective d'un acte posé par l'organe législatif ont la signification objective de normes juridiques même lorsque – selon les vues de X. ou de Y. – la loi n'est pas conforme aux normes de la Constitution qui règlent la procédure de la législation et le contenu des lois »[11].

* * *

B. Essayons maintenant d'appliquer ce raisonnement à la promulgation des lois de révision constitutionnelle par le chef de l'Etat.

Le chef de l'Etat, étant l'organe compétent pour promulguer les lois de révision constitutionnelle, a le « minimum de pouvoir de contrôle ». Ce pouvoir consiste à vérifier si ce qui a la signification subjective de la loi de révision constitutionnelle a bien été décidé par l'organe compétent à cet effet selon la Constitution[12]. Ainsi le chef de l'Etat ne peut pas être tenu de publier comme loi de révision constitutionnelle tout acte qui se présente lui-même comme tel et prétend à l'être[13]. Le chef de l'Etat doit nécessairement pouvoir examiner au minimum si ce qui se présente subjectivement comme loi de révision constitutionnelle a été réellement décidé par l'organe constitutionnellement investi du pouvoir de révision constitutionnelle, même s'il n'est pas admis à examiner ni si la procédure suivant laquelle la décision a été prise, ni si le contenu de la décision sont conformes à la Constitution[14].

Alors, le pouvoir du contrôle de la constitutionnalité des lois de révision constitutionnelle par le chef de l'Etat ne peut être complètement exclu[15]. Le chef de l'Etat a le pouvoir de décider au minimum si ce qui se donne subjectivement comme une loi de révision constitutionnelle est bien l'oeuvre de l'organe investi du pouvoir de révision constitutionnelle par la Constitution. Si sur cette question le chef de l'Etat se prononce dans le sens de la négative, par exemple parce que ce qui se présente avec la prétention d'être une loi de révision constitutionnelle obligatoire n'a pas été voté par l'organe investi par la Constitution du pouvoir constituant dérivé, mais émane d'un usurpateur, il refusera la publication[16]. Si ceci ne se produit pas et si les normes générales édictées par l'usurpateur deviennent de la sorte efficace, on a affaire à un changement révolutionnaire de Constitution, et par là même à une loi de révision constitutionnelle conforme à la nouvelle Constitution, donc constitutionnelle[17].

Bref le chef de l'Etat ne peut refuser de promulguer un acte qui se présente comme loi de révision constitutionnelle que si cet acte n'est pas l'oeuvre de l'organe de révision constitutionnelle prévu par la constitution. Par contre, le chef de l'Etat ne peut pas refuser de promulguer une loi de révision constitutionnelle qui émane de l'organe investi du pouvoir de révision constitutionnelle par la Constitution.

Si le chef de l'Etat promulgue un acte qui se présente comme loi de révision constitutionnelle et cependant qui n'est pas l'oeuvre de l'organe de révision constitutionnelle prévu par la constitution, qui émane par exemple d'un usurpateur, le chef de l'Etat commet une violation grave de ses devoirs. Par conséquent, il peut être mis en accusation pour haute trahison et être jugé par une Cour spéciale. Mais ceci n'est qu'une hypothèse d'école, car si la loi de révision constitutionnelle ainsi promulguée devient efficace, il y a une révision révolutionnaire de la constitution, par conséquent, comme nous allons le voir plus bas[18], il est inutile de chercher une sanction à un événement du pouvoir constituant originaire.

Par contre, le chef de l'Etat ne peut pas refuser de promulguer une loi de révision constitutionnelle qui émane de l'organe investi du pouvoir de révision constitutionnelle par la Constitution. En d'autres termes, si l'acte qui se présente comme la loi de révision constitutionnelle a été décidé réellement par l'organe constitutionnellement investi du pouvoir de révision constitutionnelle, le chef de l'Etat n'a pas le droit de refuser de promulguer cette loi de révision constitutionnelle, même s'il estime que la procédure suivant laquelle cette loi a été adoptée est contraire à la constitution, ou qu'elle dépasse ses limites.

Dans cette hypothèse, on doit admettre que seul l'organe de révision constitutionnelle a le pouvoir de décider lui-même si la loi de révision constitutionnelle qu'il adopte est conforme aux règles de la constitution qui déterminent la procédure et parfois le contenu de révision constitutionnelle. Ceci signifie que tout ce que cet organe de révision constitutionnelle édicte comme loi de révision constitutionnelle doit être considéré comme loi de révision constitutionnelle au sens de la Constitution, même si cette loi de révision constitutionnelle n'est pas conforme aux normes de la Constitution qui règlent la procédure de révision constitutionnelle et le contenu des lois constitutionnelles selon les vues de X ou de Y.

Alors, selon notre conclusion, le chef de l'Etat n'a pas le droit de refuser une loi de révision constitutionnelle adoptée par l'organe compétent, même s'il estime qu'il y a une irrégularité dans la procédure de révision constitutionnelle, ou bien que le contenu de la loi de révision constitutionnelle est contraire aux limites à la révision constitutionnelle.

Voyons maintenant ce problème à propos de la France.

§ 2. En France

En France, le président de la République peut-il refuser de promulguer une loi de révision constitutionnelle ?

Cette question a été directement abordée sous la IIIe République, par Esmein et Carré de Malberg.

Esmein fait la distinction suivante :

« Si nous supposons une loi de révision constitutionnelle votée irrégulièrement, comme la proposition a été faite, par une Assemblée Nationale réunie simplement pour procéder à l'élection du Président, il ne saurait y avoir aucune doute. Cette loi est inexistante, elle a été votée par une Assemblée qui n'avait à aucun degré le pouvoir de pouvoir constituant ; elle n'a plus valeur que n'en aurait un projet de loi voté par un collège électoral réuni pour élire un député ou un sénateur. Le Président de la République n'en devrait tenir aucun compte et ne lui donner aucune suite »[19].

Par contre, lorsqu'« il s'agit d'une Assemblée nationale réunie pour opérer la révision conformément aux prescriptions de l'article 8, et qui dépasserait les limites fixées à la révision ainsi ouverte, la question est beaucoup plus délicate ». Dans cette hypothèse, selon Esmein,

« en principe et en droit, le Président de la République ne pourrait refuser absolument la promulgation ; mais il y a lieu de se demander s'il ne pourrait pas la retarder indéfiniment, ce qui reviendrait au même. En effet, le délai dans lequel cette promulgation devrait intervenir n'est pas fixé par la Constitution »[20].

En revanche selon Carré de Malberg, la thèse selon laquelle le président de la République peut retarder indéfiniment la promulgation

« est inconciliable avec le système général et l'esprit de la Constitution de 1875. Déjà, dans les rapports du Président avec les Chambres et en ce qui concerne les lois ordinaires, la promulgation n'est pas pour le chef de l'Exécutif un moyen d'action sur la législation ou de résistance  contre le Parlement : mais elle a été conçue, dans le droit public actuel comme une obligation exécutive, qui s'impose strictement au Président et qui doit être remplie par lui dans un bref délai. A plus forte raison, dans ses rapports avec l'Assemblée nationale, le Président n'a-t-il aucunement qualité pour apprécier la validité intrinsèque des lois de révision et l'on ne concevrait pas qu'il puisse user de son pouvoir de promulgation pour opposer à ces lois une résistance, de quelque nature qu'elle soit »[21].

Par contre, autant que nous le sachons, la question de savoir si le président de la République peut refuser la promulgation des lois constitutionnelles n'a pas été directement abordée sous la Ve République[22].

Pourtant, cette question n'est pas différente de celle de savoir si le président de la République peut refuser la promulgation d'une loi ordinaire, car les lois constitutionnelles ne sont pas différentes des lois ordinaires du point de leur promulgation. En effet, du point de vue formel, le mot « loi » comprend parfaitement la loi constitutionnelle. Comme le remarque François Luchaire, il suffit de regarder la formule finale et de promulgation de la Constitution pour s'en rendre compte[23] : « la présente loi sera exécutée comme Constitution de la République ». Egalement les lois constitutionnelles sont promulguées par le président de la République selon la formule suivante :

 

 

 

 

« Le congrès a adopté,

Le Président de la République promulgue la loi dont la teneur suit :

...

La présente loi sera exécutée comme la loi de l'Etat »[24].

Alors la loi constitutionnelle n'est pas différente de la loi ordinaire du point de vue de sa promulgation. On peut donc transformer le débat de la question de la promulgation des lois ordinaires en celui de la question de la promulgation des lois constitutionnelles. Si le président de la République peut refuser la promulgation d'une loi ordinaire, il peut aussi refuser la promulgation d'une loi constitutionnelle adoptée par le Congrès du Parlement. Par conséquent nous allons d'abord voir la question de la promulgation des lois ordinaires (A). Et ensuite, à la lumière des solutions envisagées concernant les lois ordinaires, nous allons essayer de proposer les solutions sur la question de la promulgation des lois constitutionnelles (B).

* * *

A. La question de savoir si le président de la République peut refuser la promulgation d'une loi ordinaire a été longuement examinée dans la doctrine du droit constitutionnel française.

Pour commencer, il convient de remarquer, comme signification de la promulgation, avec Carré de Malberg, que la promulgation « est d'abord une constatation de l'adoption de la loi par l'organe législatif ; secondement, elle est certification de l'existence de la loi et de son texte ; enfin, elle est l'affirmation de sa valeur impérative et exécutoire »[25].

Le Conseil d'Etat, dans l'arrêt Commune de Montory et autres, a défini la promulgation comme suit :

« La promulgation est l'acte par le quel le chef de l'Etat atteste l'existence de la loi et donne l'ordre aux autorités publiques d'observer et de faire observer cette loi ; que cet acte n'a d'autre date que celle de sa signature, bien qu'il ne prenne effet, comme la loi elle-même, qu'après avoir été publié dans les conditions fixées par les lois et règlements et, notamment, par le décret du 5 novembre 1870 »[26].

La promulgation est opérée par un décret du président de la République et elle est suivie de la publication[27]. Dans la doctrine du droit constitutionnel français, les décrets de promulgation sont unanimement présentés comme étant de compétence liée et non pas de discrétionnaire. La promulgation est alors de caractère obligatoire. Le président de la République est tenu de promulguer une loi adoptée par les deux assemblées législatives[28].

Cependant, tout en acceptant le caractère obligatoire de la promulgation, les mêmes auteurs attribuent au président de la République la faculté de refuser la promulgation d'une loi inexistante[29]. Selon Carré de Malberg, pour que le président de la République soit tenu de les promulguer, il faut que « ces lois aient pris réellement naissance »[30]. Pour Hauriou aussi, le président de la République a

« le droit de vérifier s'il est en présence d'une loi extérieurement régulière. Il n'est obligé de promulguer que les lois qui ont été régulièrement adoptées par l'une et l'autre Chambres en les mêmes termes et en vertu de la transmission régulière d'un même projet. Par conséquent il pourrait et devrait refuser de promulguer les lois qui n'ont pas été votées que par une seule Chambre ; celles qui n'ont pas été en termes identiques par les deux Chambres... Il devrait également refuser de promulguer les lois qui n'auraient pas été régulièrement votées par l'une ou l'autre des Chambres, c'est‑à‑dire où les formes constitutionnelles et les règles de la majorité dans les scrutins auraient été violées »[31].

Egalement, les mêmes auteurs notent qu'« au-delà des vices flagrants de procédure, de même que pour toute contestation juridique sur le fond »[32], le président de la République ne pourrait pas refuser la promulgation de la loi votée par le Corps législatif. Ainsi, comme le remarque Hauriou, il ne pourrait pas refuser de promulguer « une loi sous prétexte qu'elle serait inconstitutionnelle par violation de l'esprit de la Constitution, car la question serait presque toujours litigieuse »[33].

Alors selon ces auteurs, le président de la République pourrait et devrait refuser la promulgation d'une loi qui est « inexistante », qui n'a pas pris « réellement naissance », qui est « extérieurement régulière » ou une loi qui est entachée d'une « vice flagrant de procédure ». Et en dehors de ces cas, le président de la République est obligé de promulguer la loi qui est adoptée par l'organe législatif, même s'il juge qu'il y a des irrégularités sur le fond.

Mais quelle est la sanction de ces obligations du président de la République ?

D'abord il n'existe pas de procédure permettant d'invalider le décret de promulgation au cas où le président de la République a promulgué une loi qui n'a pas été régulièrement adoptée. Le décret de promulgation du président de la République est considéré comme un acte de gouvernement par le Conseil d'Etat[34]. Il n'existe pas non plus une procédure permettant d'obliger le président de la République de promulguer une loi qui a été régulièrement adoptée.

Dans ces hypothèses, on ne peut envisager qu'une sanction : le refus pur et simple de promulguer la loi adoptée régulièrement par l'organe législatif constituerait un manquement particulièrement grave à la constitution, et par conséquent pourrait entraîner la mise en jeu de la responsabilité du président de la République pour haute trahison[35]. Egalement, si le président de la République n'a pas refusé de promulguer une loi dans le cas où il aurait dû le faire, sa responsabilité pour haute trahison peut être mise en jeu devant la Haute Cour de justice. Mais la responsabilité du président de la République pour haute trahison représente des problèmes particuliers. Nous allons voir plus tard la question de la responsabilité du président de la République pour haute trahison.

* * *

B. Essayons maintenant d'appliquer ce raisonnement à la promulgation des lois constitutionnelles par le président de la République.

Ainsi, selon notre conclusion ci-dessus, en France, la promulgation des lois constitutionnelles est en principe de caractère obligatoire. Le président de la République est tenu de promulguer une loi constitutionnelle adoptée par le Parlement réuni en Congrès ou par le référendum du peuple.

Cependant, tout en acceptant le caractère obligatoire de la promulgation des lois constitutionnelles, il faut admettre que le président de la République a la faculté de refuser la promulgation d'une loi constitutionnelle « inexistante ». En d'autres termes, le président de la République n'est pas tenu de promulguer, une loi constitutionnelle qui n'a pas pris « réellement naissance ». C'est‑à‑dire que le président de la République a le droit de vérifier s'il est en présence d'une loi constitutionnelle « extérieurement régulière », ou entachée d'un « vice flagrant de procédure ».

Cependant, au-delà de ces vices flagrants de procédure, le président de la République ne peut pas refuser la promulgation d'une loi constitutionnelle adoptée par l'organe de révision constitutionnelle sous prétexte qu'elle est contraire à la constitution sur le fond.

En résumé, le président de la République pourrait et devrait refuser la promulgation d'une loi constitutionnelle qui est « inexistante », qui n'a pas pris « réellement naissance », qui est « extérieurement régulière » ou qui est entachée d'un « vice flagrant de procédure ». Et en dehors de ces cas, le président de la République est obligé de promulguer la loi constitutionnelle qui a été adoptée par l'organe de révision constitutionnelle, même s'il juge qu'il y a des irrégularités sur le fond.

Voyons maintenant de plus près les irrégularités possibles d'une loi constitutionnelle.

On peut envisager les différents cas d'irrégularités. Dans une partie de ces irrégularités, le président de la République peut et doit refuser de promulguer loi constitutionnelle. Mais dans d'autres parties, le président de la République est tenu de promulguer la loi constitutionnelle en question.

1. Les irrégularités pour lesquelles le président de la République peut et doit refuser de promulguer loi constitutionnelle

a) D'abord, le président de la République pourrait et devrait refuser de promulguer comme loi constitutionnelle les actes qui ne sont pas l'oeuvre des organes de révision constitutionnelle prévus par l'article 89 (et de l'article 11) de la Constitution. Ainsi le président de la République doit refuser de promulguer des actes qui émanent, non pas du Congrès du Parlement et du peuple statuant par référendum, mais d'un usurpateur. Le président de la République peut et doit refuser de le promulguer, car dans cette hypothèse, il n'existe pas de loi constitutionnelle.

Il faut signaler que dans cette dernière hypothèse, il y a dans la plupart des cas un changement révolutionnaire de la constitution, car il s'agit d'un acte qui n'est pas l'oeuvre de l'organe de révision constitutionnelle prévu par la constitution, mais qui émane par exemple d'un usurpateur. Et si le président de la République promulgue cet acte comme loi constitutionnelle, c'est‑à‑dire s'il atteste son existence et sa force obligatoire, le président de la République est dans la complicité avec les auteurs de la révision révolutionnaire de la Constitution ; autrement dit il est l'un des auteurs du coup d'Etat. Ce fait constitue la haute trahison et par conséquent la responsabilité pénale du président de la République pourrait être engagée. Mais ceci est un événement du pouvoir constituant originaire. Comme on va le voir plus bas[36], ce fait ne pourrait être sanctionné que si la révision révolutionnaire de la Constitution reste dans la phase de tentative. Si une telle révision est réussie et si elle est devenue efficace, elle doit être considérée comme valable selon la nouvelle norme fondamentale qui a été établie par le nouveau pouvoir constituant originaire.

b) Deuxièmement, le président de la République peut refuser de promulguer des lois constitutionnelles qui émanent des organes de révision constitutionnelle, mais qui n'ont pas été adoptées dans une procédure irrégulière, autrement dit, qui sont entachées des « vices flagrants de procédure ».

aa) D'abord, si la procédure de révision constitutionnelle n'a pas été encore terminée, le président de la République peut et doit refuser de promulguer la loi constitutionnelle. Par exemple, selon l'article 89, « la révision est définitive après avoir été approuvée par référendum » (al.2) ou par le Congrès du parlement (al.3). Alors, si une proposition ou un projet de révision constitutionnelle a été voté par les deux assemblées en termes identiques, mais n'a pas été approuvé par référendum ou par le Congrès du Parlement, le président de la République peut et doit refuser de le promulguer, car, dans une telle hypothèse, la loi constitutionnelle n'a pas pris encore réellement naissance.

bb) D'autre part, même si la loi constitutionnelle a été approuvée par référendum ou par le Congrès du Parlement, et si le projet ou la proposition de cette loi constitutionnelle n'a pas été voté par les deux assemblées en termes identiques, le président de la République peut et doit refuser de la promulguer. Car, il y a ici un vice flagrant de procédure. Sans le vote identique des deux assemblées, le Congrès du parlement ne peut pas statuer sur le projet de révision constitutionnelle.

c) Egalement, le président de la République peut et doit vérifier si les règles de majorités dans les scrutins sont respectées. Ainsi il devrait refuser de promulguer la loi constitutionnelle, si elle n'est pas adoptée par une majorité des trois cinquièmes des suffrages exprimés dans le Congrès, car le Congrès du Parlement ne peut exprimer sa volonté qu'en respectant cette condition de majorité. Si cette condition n'est pas remplie, il n'existe pas de volonté valablement exprimée de l'organe de révision constitutionnelle. Par conséquent le président de la République, qui a le devoir d'attester l'existence d'une loi constitutionnelle par son acte de promulgation, pourrait et devrait refuser la promulgation d'un tel acte comme loi constitution.

2. Les irrégularités pour lesquelles le président de la République ne peut pas refuser la promulgation

Comme on l'a déjà remarqué, au-delà de ces vices flagrants de procédure, le président de la République ne pourrait pas refuser la promulgation d'une loi constitutionnelle adoptée par le l'organe de révision constitutionnelle, même s'il estime qu'il y a des irrégularités sur le fond.

Ainsi le président de la République ne peut pas refuser de promulguer une loi constitutionnelle sous prétexte qu'elle est contraire aux limites à la révision constitutionnelle. Par exemple, le président de la République ne peut pas vérifier si le contenu de la loi constitutionnelle est conforme ou non à l'interdiction de réviser la forme républicaine du Gouvernement prévue par le dernier alinéa de l'article 89. De même, il ne peut pas non plus refuser la promulgation d'une loi constitutionnelle sous prétexte qu'elle est adoptée lorsqu'il est porté atteinte à l'intégrité du territoire.

* * *

Mais quelle est la sanction de ces obligations du président de la République ? En d'autres termes, quelle sera la situation juridique, si le président de la République a refusé de promulguer une loi constitutionnelle qui a été régulièrement adoptée, ainsi que s'il n'a pas refusé de la promulguer dans les cas où il aurait dû le faire ?

D'abord, il n'existe pas de recours en annulation contre le décret de promulgation du président de la République au cas où la loi constitutionnelle est entachée des « vices flagrants de procédure » pour lesquelles il aurait dû refuser la promulgation. Comme on l'a déjà expliqué, le décret de promulgation du président de la République est considéré comme un acte de gouvernement par le Conseil d'Etat[37]. Il n'existe pas non plus de procédure permettant d'obliger le président de la République à promulguer une loi constitutionnelle qui n'est pas entachée de telles irrégularités.

Dans ces hypothèses, on ne peut envisager qu'une sanction : le refus pur et simple du président de la République de promulguer la loi constitutionnelle adoptée régulièrement par l'organe de révision constitutionnelle constituerait un manquement particulièrement grave à la constitution, et par conséquent pourrait entraîner la mise en jeu de la responsabilité du président de la République pour haute trahison[38]. Egalement, si le président de la République n'a pas refusé de promulguer une loi constitutionnelle dans le cas où il aurait dû le faire, sa responsabilité pour haute trahison pourrait être mise en jeu devant la Haute Cour de justice. Car, dans cette hypothèse, en promulguant comme la loi constitutionnelle un acte qui ne l'est pas réellement, le président de la République viole les obligations de sa charge. Et ceci pourrait constituer selon l'appréciation de la Haute Cour de justice un crime de haute trahison.

Cependant, la responsabilité du président de la République pour haute trahison pose des problèmes particuliers. Nous allons les voir plus loin[39]. Néanmoins notons toute de suite que la haute trahison n'est définie ni légalement ni jurisprudentiellement et que l'on admet généralement que la Haute Cour de justice a le pouvoir de libre appréciation dans la qualification des faits constituant le crime de haute trahison et de déterminer les peines.

Par conséquent, il appartient à la Haute Cour de justice de déterminer si le président de la République peut et doit refuser de promulguer une loi constitutionnelle. Alors les conclusions que nous avons faites ci-dessus ne sont que des réflexions doctrinales, privées de toute validité juridique. La Haute Cour de justice pourrait éventuellement faire d'autres conclusions. Par exemple, elle pourrait conclure que le président de la République ne peut pas vérifier si la loi constitutionnelle est votée en termes identiques par les deux assemblées. Ou bien elle pourrait au contraire décider que le président de la République peut refuser la promulgation d'une loi constitutionnelle qui dépasse ses limites, par exemple d'une loi qui toucherait à la forme républicaine du Gouvernement, ainsi qu'une loi constitutionnelle adoptée lorsqu'il est porté atteinte à l'intégrité du territoire. Il n'y a pas de règle positive sur ces points. Par conséquent, nous ne pouvons pas décrire ici la solution valable.

* * *

En conclusion, le pouvoir de promulgation du président de la République est loin de constituer une garantie efficace pour assurer la régularité des lois de révision constitutionnelle, car à ce propos il n'y a pas de règle juridique et par conséquent tout dépend de l'appréciation du président de la République. Et celle-ci n'est pas sanctionnée d'une façon efficace. La seule sanction envisageable est la responsabilité du président de la République pour haute trahison. Cependant le crime de haute trahison n'est définie ni légalement ni jurisprudentiellement. Par conséquent, comme on va le voir plus bas[40], cette ultime sanction elle-même n'est pas très efficace.

(Continue après les notes)
 


[1]. Première partie, Titre 1, Chapitre 1, Paragraphe unique, C, 3, a.

[2]. Première partie, Titre 1, Chapitre 1, Paragraphe unique, C, 3, a.

[3]. Première partie, Titre 1, Chapitre 1, Section 2, § 3, D.

[4]. Kelsen, Théorie pure du droit, op. cit., p.361-362.

[5]Ibid., p.361.

[6]Ibid., p.362.

[7]Ibid.

[8]Ibid.

[9]Ibid., p.365.

[10]Ibid. p.366.

[11]Ibid., p.362.

[12]Ibid.

[13]Ibid.

[14]Ibid.

[15]Ibid., p.365.

[16]Ibid., p.366.

[17]Ibid.

[18]. Ce titre, Chapitre 2, Section 1, Sous-section 1.

[19]. Esmein,  op. cit., t.II, p.551.

[20]Ibid., p.551-552. C'est nous qui soulignons. L'absence de délai de promulgation a été soulignée encore par Hauriou (Précis de droit constitutionnel, 2e éd., op. cit., p.335).

[21]. Carré de Malberg, Contribution..., op. cit., t.II, p.602. En ce sens voir également Barthélemy et Duez, op. cit., p.897-898. Selon les auteurs, le président de la République devra promulguer les lois constitutionnelles « dans le plus bref délai possible » (Ibid., p.898).

[22]. Toutefois voir Beaud, La puissance de l'Etat, op. cit., p.395-396. Mais le professeur Beaud ne cite que les thèses défendues sous la IIIe République.

[23]. François Luchaire, Le Conseil constitutionnel, Paris, Economica, 1980, p.125.

[24]. Voir par exemple, la promulgation de la loi constitutionnelle n° 93-952 du 27 juillet 1993, Journal officiel, 28 juillet 1993.

[25]. Carré de Malberg, Contribution... op. cit., t.I, p.429.

[26]. C.E., Ass. 3 février 1974, Commune de Montory et autres, Rec., p.93.

[27]. La différence entre la promulgation et la publication : la première rend la loi exécutoire, la deuxième la rend opposable aux citoyens (Marcel Waline, « Introduction », Jacques Bernard Herzog, Georges Vlachos et Marcel Waline (sous la direction de -), La promulgation, la signature et la publication des textes législatifs en droit comparé, Paris, Travaux et recherches de l'Institut de droit comparé de l'Université de Paris, Les Editions de l'Epargne, 1961, p.4 ; Jean Massot, « Commentaire de l'article 10 », in François Luchaire et Gérard Conac (sous la direction de -), La Constitution de la République française, Paris, Economica, 2e édition, 1987, p.402 ; Edouard Sauvignon, « La promulgation des lois : réflexions sur la jurisprudence Desreumeaux », Revue du droit public, 1981, p.991.

[28]. Pour le caractère obligatoire de la promulgation voir : Carré de Malberg, Contribution à la théorie générale de l'Etat, op. cit., t.I, p.413; Duguit, Traité de droit constitutionnel, op. cit., t.IV,  1924, p.631 ; Esmein, op. cit., p. t.II, p.67, note 21 ; Hauriou, Précis du droit constitutionnel, op. cit., p.438 ; Laferrière, Manuel de droit constitutionnel, op. cit., p.1037 ; Vedel, Droit constitutionnel, op. cit., p.487 ; Burdeau, Hamon et Troper, op. cit., 23e éd., p.341; Lavroff, Le droit constitutionnel..., op. cit., p.636 ; Duverger, Le système politique française, op. cit.,, p.282. Gicquel, Droit constitutionnel..., op. cit., p.682 ; Prélot et Boulouis, op. cit., p.723; Edouard Sauvignon, « La promulgation des lois : réflexions sur la jurisprudence Desreumeaux », Revue du droit public, 1981, p.991;  Jean Massot, « Commentaire de l'article 10 », in François Luchaire et Gérard Conac (sous la direction de -), La Constitution de la République française, Paris, Economica, 2e édition, 1987, p.397. Voir les solutions étrangères (Allemagne, Belgique, Etats-Unis, Grande Bretagne, Grèce, Italie, Mexique, Pologne, Suède, Suisse, Tchécoslovaquie et Yougoslavie) Herzog, Vlachos et Waline, op. cit., passim.

[29]. Sauvignon, op. cit., p.1002.

[30]. Carré de Malberg, Contribution à la théorie générale de l'Etat op. cit., t.I, p.451. C'est nous qui soulignons.

[31]. Hauriou, op. cit., 1929, p.440. C'est nous qui soulignons.

[32]. Sauvignon, op. cit., p.1002. C'est nous qui soulignons.

[33]. Hauriou, op. cit., p.440.

[34]. C.E., 3 novembre 1933, Desreumeaux, Rec., p.993. Commenté par R. Alibert, Sirey, 1934.3.9 et A. Gros, Dalloz. 1934­-3-36. Voir également Sauvignon, op. cit., p.1003-1007; Henry Puget et Jean-Claude Séché. « La promulgation et la publication des actes législatifs en droit français », in Herzog, Vlachos et Waline, op. cit., p.84. (En Allemagne, « la promulgation est soumise aux règles générales relatives au contrôle judiciaire de la constitutionnalité des lois... Chaque tribunal est... tenu de contrôler la constitutionnalité des lois quant à la forme ou au fond, si les doutes surgissent à ce sujet... Si le tribunal considère que la promulgation est défectueuse, il devra, conformément à l'article 100 al.1 de la Loi fondamentale à l'instar de toute autre cas de vise d'inconstitutionnalité, suspendre l'instance en cours et soumettre la question à la décision du Tribunal constitutionnel fédéral » (Hans-Joachim Hallier, « La promulgation et la publication des lois et règlements dans la République fédérale d'Allemagne », in Herzog, Vlachos et Waline, op. cit., p.22).  

[35]. Esmein, op. cit., t.I, p.71 ; Sauvignon, op. cit., p.1002 ; Turpin, op. cit., p.367. (En Allemagne aussi l'on considère que « si le président de la république ne procède pas à la promulgation dans un délai convenable ou s'il refuse la promulgation, sans raison valable selon l'opinion d'un autre organe constitutionnel..., la Chambre fédérale ou le Conseil fédéral, par une décision prise à la majorité des deux tiers, peuvent mettre en accusation la président fédéral devant le Tribunal constitutionnel, pour violation intentionnelle de la Loi fondamentale (Hallier, op. cit., p.18).

[36]. Ce titre, Chapitre 2, Section 1, Sous-section 1.

[37]. C.E., 3 novembre 1933, Desreumeaux, Rec.,  p.993. Commenté par R. Alibert, Sirey, 1934-3-9 et A. Gros, Dalloz. 1934-3-36. Voir également Sauvignon, op. cit., p.1003-1007.

[38]. On affirme cette possibilité pour le refus du président de la République de promulguer des lois ordinaires. Voir Esmein, op. cit., t.I, p.71 ; Sauvignon, op. cit., p.1002.

[39]. Ce titre, Chapitre 2, Section 1, Sous-section 2.

[40]. Ce titre, Chapitre 2, Section 1, Sous-section 2.

 


Section 1
Les sanctions personnelles

 

 

On entend en général par « sanctions personnelles » « la responsabilité pénale, disciplinaire, ainsi que la responsabilité civile de l'organe qui a fait un acte irrégulier »[1].

Hans Kelsen, dans son article précité pense qu'en matière de la législation, les sanctions personnelles, comme la responsabilité pénale et la responsabilité civile des organes qui feraient des actes irréguliers sont parfaitement possibles[2]. Cependant, à l'égard de la responsabilité personnelle, il fait une distinction entre le Parlement en tant que tel ou ses membres et les individus associés à la législation (chef de l'Etat, ministres).

1. Concernant les premiers (Parlement en tant que tel ou ses membres), Kelsen note qu'il ne peut pas s'agir de sanctions personnelles, car « un organe collégial n'est pas, pour différentes raisons, un sujet approprié de responsabilité pénale ou civile »[3].

2. Par contre, concernant les individus associés à la législation (chef de l'Etat, ministres), Kelsen admet parfaitement la possibilité de mettre en jeu leur responsabilité. Il affirme que les individus associés à la législation « peuvent être soumises à une responsabilité pour l'inconstitutionnalité des lois, surtout si la constitution dispose qu'ils assument par la promulgation ou leur contreseing la responsabilité de la constitutionnalité de la procédure législative. De fait, l'institution de la responsabilité ministérielle, caractéristique des Constitutions modernes, sert aussi à assurer la constitutionnalité des lois »[4]. Ainsi Kelsen pense qu'il est possible, devant une juridiction spéciale, de mettre en jeu la responsabilité du chef de l'Etat qui est appelé à promulguer les lois et celle des ministres qui sont appelés à les contresigner[5]. Bref, pour Kelsen, le chef de l'Etat et les ministres peuvent être frappés des « sanctions pénales au cas où ils auraient collaboré à l'édiction d'une loi ‘inconstitutionnelle’ »[6]. Il souligne que, dans ces cas, l'édiction de normes juridiques contraires à la constitution constitue « un délit, puisqu'il est la condition d'une sanction »[7].

On peut parfaitement transposer le raisonnement de Kelsen pour les sanctions personnelles des limites à la révision constitutionnelle.

Ainsi on peut envisager, en matière de révision constitutionnelle, la responsabilité des organes de révision constitutionnelle. Ces sanctions consistent en la responsabilité pénale et la responsabilité civile des organes de révision constitutionnelle qui pourraient faire des lois constitutionnelles contraires aux limites à la révision constitutionnelle[8].

Cependant à cet égard, il faut faire une distinction entre l'organe de révision constitutionnelle en tant que tel ou ses membres et les individus associés à la procédure de révision constitutionnelle (chef de l'Etat, Premier ministre).

1. Comme on l'a vu dans le titre préliminaire de ce travail, chaque constitution détermine l'organe de révision constitutionnelle. Celui-ci est tantôt une assemblée réunie à cette fin, tantôt une assemblée législative ordinaire. Il est prévu également des procédures plus solennelles, comme la condition de l'adoption de la révision constitutionnelle à la majorité qualifiée[9].

Alors, les sanctions personnelles ne pourraient pas concerner l'organe de révision constitutionnelle en tant que tel ou ses membres, car, « un organe collégial n'est pas, pour différentes raisons, un sujet approprié de responsabilité pénale ou civile »[10]. Par conséquent nous excluons par hypothèse même la responsabilité des membres des assemblées de révision constitutionnelle qui auraient voté une loi constitutionnelle contraire aux limites à la révision constitutionnelle.

2. Nous avons vu également dans la première partie que plusieurs constitutions associent certaines personnes à la procédure de la révision constitutionnelle[11]. Parfois le pouvoir d'initiative de la révision constitutionnelle est accordé au chef de l'Etat[12]. Egalement certaines constitutions prévoient la ratification de la révision constitutionnelle par le chef de l'Etat (droit de veto en matière de révision constitutionnelle)[13]. Tout au moins dans plusieurs constitutions, la tâche de promulguer les lois constitutionnelles appartient au chef d'Etat et au premier ministre.

En suivant le raisonnement de Kelsen sur les sanctions personnelles pour assurer la conformité des lois ordinaires à la constitution, on peut envisager que la responsabilité personnelle des individus associés à la procédure de révision constitutionnelle peut être mise en jeu devant une juridiction spéciale. Ainsi, la responsabilité pénale du chef de l'Etat ainsi que la responsabilité pénale des ministres pourraient être mises en jeu s'ils ont accompli un acte dans la procédure de révision constitutionnelle, ou s'ils se sont associés d'une quelconque façon à la procédure de révision constitutionnelle.

Alors, à propos des sanctions personnelles pour assurer la conformité des lois constitutionnelles aux limites à la révision constitutionnelle, nous allons examiner ici ces deux questions : la responsabilité pénale du chef de l'Etat et la responsabilité pénale des ministres.

Nous allons examiner ces problèmes dans le cadre de la Constitution française de 1958. C'est pourquoi, il convient de formuler dès maintenant ces questions en termes du droit constitutionnel de la Ve République :

- La responsabilité du président de la République pour haute trahison peut-elle être mise en jeu en cas d'édiction des lois constitutionnelles contraires aux limites à la révision constitutionnelle ?

- La responsabilité pénale des ministres peut-elle être mise en jeu en cas édiction des lois constitutionnelles contraires aux limites à la révision constitutionnelle ?

Mais avant d'examiner ces deux sanctions personnelles, il convient d'aborder la question de savoir s'il y a des sanctions pénales proprement dites des limites à la révision constitutionnelle, car si la constitution a été révisée en dehors du cadre constitutionnel, par exemple par les moyens violents, à notre avis, dans un tels cas, on ne pourrait envisager qu'une sanction : la sanction pénale proprement dite.

Alors cette section se subdivise en trois sous-sections :

Sous-section 1. - Existe-t-il des sanctions pénales proprement dites des limites à la révision constitutionnelle ?

Sous-section 2. - La responsabilité du président de la République pour haute trahison peut-elle être mise en jeu en cas d'édiction d'une constitutionnelle contraire aux limites à la révision constitutionnelle ?

 Sous-section 1. - La responsabilité pénale des ministres peut-elle être mise en jeu en cas édiction d'une loi constitutionnelle contraire aux limites à la révision constitutionnelle ?

(Continue après lez notes)
 


[1]. Kelsen, « La garantie juridictionnelle de la constitution », op. cit., p.214.

[2]Ibid., p.222.

[3]Ibid.

[4]Ibid.

[5]. Kelsen, Théorie pure du droit, op. cit., p.364.

[6]Ibid., p.364.

[7]Ibid., p.365.

[8]. Par analogie au raisonnement de Kelsen. Ibid., Kelsen, « La garantie juridictionnelle de la constitution », op. cit., p.222.

[9]. Titre préliminaire, Chapitre 1, § 2, A, 2, e.

[10]. Kelsen, « La garantie juridictionnelle de la constitution », op. cit., p.222.

[11]. Première partie, Titre 1, Chapitre 1, Paragraphe unique, C.

[12]. Première partie, Titre 1, Chapitre 1, Paragraphe unique, C, 1.

[13]. Première partie, Titre 1, Chapitre 1, Paragraphe unique, C, 1, 3, a.

 


 

 

Sous-section 1
Existe-t-il des sanctions pénales proprement dites des limites à la révision constitutionnelle
?

  

 

La question qui se pose dans cette section consiste à savoir s'il existe des sanctions pénales proprement dites applicables aux auteurs d'une loi de révision constitutionnelle contraire aux limites à la révision constitutionnelle.

D'abord soulignons que nous entendons ici par « sanctions pénales proprement dites », les sanctions prévues par les lois pénales et autres que la responsabilité du président de la République pour haute trahison et la responsabilité pénale des ministres. En effet, ces deux dernières sanctions aussi sont de caractère pénal. Pourtant elles nécessitent des développements propres. Comme nous allons l'expliquer dans la sous‑section suivante, la haute trahison n'est pas un crime au sens propre du droit pénal. De même la responsabilité pénale des ministres obéit à des règles spéciales au moins du point de vue de sa procédure.

I. Nous devons tout de suite indiquer que les sanctions pénales proprement dites ne pourraient concerner que les révisions faites par les moyens constituant une infraction pénale. En effet, comme on le sait, en droit pénal, le principe de légalité (nullum crimen nulla poena sine lege) domine. Une loi est donc nécessaire pour incriminer les faits tendant à réaliser les révisions par les voies illégales. Il faut alors regarder le code pénal du pays étudié pour répondre à la question posée ci-dessus. Nous avons recherché les dispositions incriminant les faits tendant à réviser la constitution par les voies illégales dans les Codes pénaux turc, italien et français.

A. Dans le Code pénal turc, il y a une disposition qui sanctionne spécialement les actes tendant à réviser la constitution par les moyens violentes. Selon l'article 146 du Code pénal turc,

« quiconque tente de changer ou de modifier entièrement ou partiellement la Constitution de la République turque, ou de faire un coup d'Etat contre la Grande Assemblée nationale instituée par la Constitution ou de l'empêcher par la force d'exercer ses fonctions sera puni de la peine de mort »[1].

B. On peut trouver aussi une disposition semblable dans le Code pénal italien. D'après l'article 283 intitulé « Attentat contre la Constitution de l'Etat » :

« Quiconque commet un fait tendant à changer la Constitution de l'Etat, ou la forme de Gouvernement, à l'aide de moyens non-autorisés par l'ordre constitutionnel de l'Etat, est puni de réclusion de douze ans au moins »[2].

C. Par contre dans le Code pénal français, il n'y a pas de disposition qui réprime spécialement les révisions illégales de la constitution. Il faut cependant prendre en compte le fait que la révision illégale de la constitution implique la réalisation d'une révolution. Car, comme on s'en souviendra, dans le titre préliminaire[3], nous avons défini la révolution, suivant la conception positiviste, comme « toute modification de la constitution ou tout changement ou substitution de Constitution... qui ne sont pas opérés conformément aux dispositions de la Constitution en vigueur »[4]. Dans cette conception, on ne fait pas la distinction entre les révolutions proprement dites et les coups d'Etat. Autrement dit, cette définition comprend non seulement les phénomènes proprement révolutionnaires, mais aussi d'autres phénomènes comme coups d'Etat, pronunciamientos, putschs, révolutions de palais, guerres civiles etc. Il est évident que la révision de la constitution par les voies révolutionnaires impliquerait, dans la plupart des cas, l'accomplissement des actes de violences. Et ces actes constitueraient des infractions pénales.

Ainsi, on peut trouver plusieurs dispositions qui incriminent les faits tendant à réaliser une révolution ou un coup d'Etat dans le Code pénal français. Ces dispositions se trouvent essentiellement dans le titre premier[5] du livre quatrième du nouveau Code pénal[6] qui est entré en vigueur le 1er mars 1994[7]. Le chapitre II[8] de ce titre réprime les infractions à la sûreté intérieure de l'Etat que constituent l'attentat, le complot et la participation à un mouvement insurrectionnel. L'attentat qui est défini par l'article 412‑1[9] comme un « fait de commettre un ou plusieurs actes de violence de nature à mettre en péril les institutions de la République ». Comme le remarque le circulaire du 14 mai 1993, « il correspond en réalité à ce que l'on qualifie de ‘coup d'Etat’ »[10]. L'article 412-2[11] réprime le complot, c'est‑à‑dire la résolution de commettre un attentat. De même, les articles 412-4, 412-5 et 412-6 répriment le mouvement insurrectionnel[12] qui est défini par l'article 412-3 comme « toute violence collective de nature à mettre en péril les institutions de la République ou à porter atteinte à l'intégrité du territoire national ». Egalement l'article 412-7 réprime d'une part l'usurpation de commandement militaire[13] et d'autre part la levée illégale des forces armées[14]. Quant à l'article 412-8[15], comme le montre le Circulaire du 14 mai 1993, il réprime « la provocation à s'armer contre l'autorité de l'Etat ou contre une partie de la population, c'est‑à‑dire la provocation à une insurrection, à un coup d'Etat ou à la guerre civile »[16]. Comme on le voit, en France aussi, les faits commis en vue de réaliser un coup d'Etat ainsi que la révision de la constitution par les voies révolutionnaires sont sanctionnés par le code pénal.

D'ailleurs, il faut noter que même s'il n'y a pas de disposition spéciale sanctionnant les faits tendant à réviser la constitution par les moyens non-autorisés par l'ordre constitutionnel, ni de dispositions réprimant les actes commis en vue de réaliser une révolution ou un coup d'Etat, les actes tendant à réviser la constitution par les moyens violents peuvent être sanctionnés dans la mesure où ils contreviennent à d'autres dispositions du code pénal, c'est‑à‑dire à celles du droit commun. En effet, il est évident que la révision de la constitution par de telles voies nécessiterait, dans la plupart des cas, des actes de violence ; et ceux-ci seraient incriminés fort probablement par les lois pénales. Ainsi, il est inconcevable de réaliser une révolution ou un coup d'Etat, sans violer une quelconque disposition du code pénal. Dans la plupart des cas, les actes tendant à réaliser un coup d'Etat ou une révolution constituent des infractions, tels le meurtre, l'assassinat, la violence, les coups et blessures, la menace, le sabotage, le terrorisme, etc.

Alors, maintenant nous pouvons répondre la question que nous avons posée au début de cette section : oui, en France et en Turquie, il y a des sanctions pénales pour les révisions illégales de la constitution.

* * *

II. Mais, à notre avis, ces sanctions ne présentent pas beaucoup d'intérêt pour notre travail. Et ceci pour deux raisons.

A. 1. Les sanctions pénales sont insuffisantes pour assurer la régularité des lois de révision constitutionnelle. Elles ne recouvrent que des révisions faites par l'utilisation des moyens violents, c'est‑à‑dire des révisions irrégulières constituant une infraction pénale. Or, la révision de la constitution peut être irrégulière sans constituer un délit ou un crime. Par exemple, le non-respect d'une limite à la révision constitutionnelle ou un vice de procédure ne constituent pas une infraction pénale, s'ils sont faits dans le cadre constitutionnel, c'est‑à‑dire par les organes de révision constitutionnelle et dans la procédure prévue à cet effet. Le dépassement d'une limite à la révision constitutionnelle ou un vice de procédure ne sont pas pénalement sanctionnés, car ils ne sont pas incriminés par le code pénal (au moins en France et en Turquie).

2. En effet, les sanctions pénales concernent essentiellement la révision de la constitution par les voies révolutionnaires. En d'autres termes, elles s'adressent aux auteurs des révolutions et des coups d'Etat. Alors il s'agit ici d'un événement du pouvoir constituant originaire, Or, notre travail a pour objet d'examiner les limites du pouvoir constituant dérivé, et non pas du pouvoir constituant originaire.

B. Deuxièmement, les sanctions pénales ne peuvent concerner que la tentative de révision révolutionnaire. Si la révision révolutionnaire est « consommée », les actes tendant à réviser la constitution par les voies révolutionnaires ne sont pas punissables. C'est une conséquence cohérente du point de vue pratique et théorique.

1. D'abord du point de vue pratique : si la révision révolutionnaire de la constitution est consommée, c'est‑à‑dire si la révolution ou le coup d'Etat est réussi, les auteurs de ces actes ne seront pas punis ; car, c'est eux qui détiennent le pouvoir le plus grand dans le pays, c'est‑à‑dire qu'il n'y a aucune autorité ou personne capable de les punir.

2. Ensuite, cette conséquence est cohérente du point de vue théorique aussi. Si la révolution ou le coup d'Etat est réussi, les auteurs de ces actes ne sont pas punissables ; car, la réussite de la révolution signifie la modification de la norme fondamentale. Après la réussite de la révolution, comme l'affirme Hans Kelsen, les normes juridiques doivent être interprétées « à partir de l'hypothèse de la nouvelle norme fondamentale, et non plus de l'ancienne »[17]. Ainsi, la révolution réussie est une opération qui crée un nouveau droit, par conséquent les auteurs de la révolution ne seront pas sanctionnés selon l'ancien droit. En d'autres termes, la révision révolutionnaire de la constitution implique le changement de la norme fondamentale sur laquelle est fondée la validité des dispositions pénales qui sanctionnent les auteurs de tels actes.

Comme nous l'avons vu dans la première partie[18], l'une des conditions de la validité juridique d'une norme est l'efficacité de l'ordre juridique auquel appartient cette norme. En d'autres termes, pour qu'une norme ne perde pas sa validité, il faut que l'ordre juridique auquel appartient cette norme soit efficace. Et, comme nous l'avons expliqué[19], à la suite d'une révolution ou d'un coup d'Etat réussi, la constitution perd son efficacité et par conséquent l'ordre juridique global qui est fondé sur cette constitution perd aussi son efficacité. Et dès que l'ordre juridique global perd son efficacité, les normes de cet ordre perdent aussi leur validité. Alors, on peut affirmer qu'après une révolution réussie, les dispositions du code pénal qui sanctionnent de tels actes ne sont plus valables, par conséquent elles ne concernent pas les actes du pouvoir constituant originaire. En d'autres termes, les dispositions pénales ne s'adressent pas aux auteurs des révolutions ou des coups d'Etats réussis. Autrement dit, il ne peut pas s'agir des sanctions pénales, lorsqu'il y a un acte du pouvoir constituant originaire réussi.

Alors l'application des sanctions pénales dépend de la non-réussite du mouvement révolutionnaire. Il faut donc déterminer la réussite d'une révolution. Et la réussite de la révolution se définie par le fait que la révision illégale de la constitution a acquis l'efficacité[20]. L'efficacité d'une constitution se détermine, à son tour, par le fait que « les normes posées conformément à cette Constitution sont appliquées et obéies en gros et de façon générale »[21]. Alors, à partir du moment où la révision illégale de la constitution est devenue efficace, le mouvement révolutionnaire doit être considéré comme réussi.

Par contre, le mouvement révolutionnaire n'est pas réussi, si la révision illégale de la constitution ne devient pas efficace, c'est‑à‑dire si elle n'est pas appliquée et obéie en gros et de façon générale[22]. Dans le cas de la non-réussite d'un mouvement révolutionnaire, la norme fondamentale ancienne ne change pas, et par conséquent, comme le remarque Hans Kelsen, « la révolution ne serait pas interprétée comme une opération qui a créé un droit nouveau, mais... on y verrait un crime de haute trahison »[23].

En conséquence, les sanctions pénales ne sont applicables que si le mouvement révolutionnaire reste en phase de tentative. Autrement dit, elles ne s'adressent qu'aux auteurs des coups d'Etat avortés, ou des insurrections réprimées.

L'exemple turc illustre parfaitement cette situation : autrefois l'article 146 du Code pénal turc cité ci-dessus protégeait la Constitution de 1924 contre les révisions par les moyens violents. Mais cette Constitution a été abrogée par le coup d'Etat militaire du 27 mai 1960. Le même article a protégé cette fois‑ci la Constitution du 9 juillet 1961 qui a été élaborée par les auteurs de ce coup d'Etat. Mais cette Constitution aussi a été abrogée par le coup d'Etat militaire du 12 septembre 1982 et remplacée par la Constitution du 7 novembre 1982. L'article 146 n'est appliqué ni aux auteurs du coup d'Etat de 1960, ni à ceux du coup d'Etat de 1980. Les raisons sont évidentes : ce sont des événements du pouvoir constituant originaire, c'est‑à‑dire des révisions révolutionnaires réussies. D'ailleurs il est significatif que l'article 146 du Code pénal turc cité ci-dessus ne sanctionne sagement que des « tentatives » des révisions illégales. Par contre si la tentative de réviser la Constitution par la force est réprimée par les autorités en place, les auteurs de cette tentative seraient punis selon l'article 146 du Code pénal, comme c'était le cas dans la tentative avortée de coup d'Etat du colonel Talat Aydemir en 1962.

En résumé, les sanctions pénales ne peuvent concerner que les tentatives de réviser la constitution par les moyens violents. Si la révision ainsi faite devient efficace, la révision constitutionnelle sera valable. De telles révisions constituent des événements du pouvoir constituant originaire, par conséquent elles échappent à une étude juridique.

(Continue après les notes)

 


[1]. Le Code pénal turc a été adopté le 13 mars 1926 et est entré en vigueur le 1er juillet 1926. Traduction française établie par M. Kutbi Akkan, Nissim Franco et Nurullah Kunter, in Marc Ancel et Yvonne Marx, Les codes pénaux européens, Paris, Centre français du droit comparé, 1971, t.IV, p.2140.

[2]. Art.2 de la loi italienne n° 1317 du 11 novembre 1947. Traduction française établie par P. de Casabianca et mise à jour par V. de Toma, in Ancel et Marx, Les codes pénaux européens, op. cit., t.II, p.926.

[3]. Titre préliminaire, Chapitre 1, § 2, C, 2.

[4]. Kelsen, Théorie pure du droit, op. cit., p.279. En ce sens voir Pfersmann, « La révision constitutionnelle... », op. cit., p.14. Selon Otto Pfersmann, le « phénomène que l'on désigne comme ‘révolution’ au sens normatif » est « l'édiction de droit constitutionnel non opérée selon les normes de production jusque-là en vigueur » (Ibid.). Ainsi, la révolution « sort des limites d'une révision au sens théorique du terme » (Ibid.). Georges Liet-Veaux définit la révolution comme « une abrogation de la constitution en violant les règles prévues à cet effet » (Liet-Veaux, La continuité du droit interne..., op. cit., p.46).

[5]. « Des atteintes aux intérêts fondamentaux de la nation ». Pour certaines de ces infractions, on disait auparavant « crimes et délits contre la sûreté de l'Etat ».

[6]. Loi n° 92-683 du 22 juillet 1992, Portant réforme des dispositions générales du Code pénal.

[7]. Loi n°92-1336 du 16 décembre 1992, art.373 modifié par loi n° 93-913 du 19 juillet 1993.

[8]. Les dispositions de ce titre correspondent à celles des articles 86 à 92 et 97 à 99 de l'ancien Code pénal.

[9]. Cette disposition correspond à celle de l'article 86 de l'ancien Code pénal. Selon cet article, « l'attentat dont le but aura été soit de détruire ou de changer le régime constitutionnel, soit... » (Ordonnance n° 60-529 du 4 juin 1960).

[10]. Circulaire du 14 mai 1993, Commentaire des dispositions de la partie législative du nouveau Code pénal, Livre IV, Titre Ier, Chapitre II, Section 1.

[11]. Cette disposition correspond à celle de l'article 87 de l'ancien Code pénal.

[12]. Le mouvement insurrectionnel était réprimé par les articles 97 à 99 de l'ancien Code pénal.

[13]. Cette disposition correspond à celle de l'article 90 de l'ancien Code pénal.

[14]. Cette disposition correspond à celle de l'article 89 de l'ancien Code pénal.

[15]. Cette infraction était réprimée par l'article 86 de l'ancien Code pénal.

[16]. Circulaire du 14 mai 1993, Commentaire des dispositions de la partie législative du nouveau Code pénal, Livre IV, Titre Ier, Chapitre II, Section 3. C'est nous qui soulignons.

[17]. Kelsen, Théorie pure du droit, op. cit., p.281.

[18]. Première partie, Titre 1, Chapitre 2, Section 2, Sous-section 2, § 2, A.

[19]. Première partie, Titre 1, Chapitre 2, Section 2, Sous-section 2, § 2, A.

[20]. Kelsen, Théorie pure du droit, op. cit., p.279.

[21]. Ibid., p.280.

[22]. Ibid., p.281.

[23]. Ibid.

 


 

 

Sous-section 2
La responsabilité du président de la République pour haute trahison
peut-elle être mise en jeu en cas d'édiction des lois constitutionnelles contraires aux limites à la révision constitutionnelle ?

 

 

 

 

Ainsi en suivant le schéma de Hans Kelsen, nous arrivons aux sanctions répressives personnelles. Comme nous l'avons déjà expliqué, Kelsen envisage principalement la responsabilité pénale des ministres et celle du président de la République comme les garanties répressives personnelles pour assurer la constitutionnalité des lois.

Alors, dans cette sous-section, nous allons examiner la question de savoir si la responsabilité du président de la République pour haute trahison peut être mise en jeu en cas d'édiction d'une loi de révision constitutionnelle qui dépasse ses limites.

Pour répondre à cette question, il faut d'abord voir brièvement la responsabilité du président de la République française pour haute trahison en général.

§ 1. La responsabilité du président de la République pour haute trahison en générale

Selon l'article 68 de la Constitution française de 1958 :

« Le président de la République n'est responsable que des actes accomplis dans l'exercice de ses fonctions qu'en cas de haute trahison. Il ne peut être mis en accusation que par les deux assemblées statuant par un vote identique au scrutin public et à la majorité absolue des membres les composant ; il est jugé par la haute Cour de Justice ».

Il s'agit là d'une règle traditionnelle en régime parlementaire. Le président de la République bénéficie alors d'une irresponsabilité de principe. Cependant les actes du président de la République doivent être distingués du point de vue de ce principe.

Les actes du président de la République accomplis en dehors de l'exercice de ses fonctions engagent sa responsabilité, civile ou pénale, devant les juridictions de droit commun qui se déclarent compétentes[1].

Quant aux actes du président de la République accomplis dans l'exercice de ses fonctions, il faut faire une distinction entre les actes ne constituant pas une haute trahison et les actes constituant une haute trahison. Les premiers ne peuvent pas engager la responsabilité du président de la République, même ultérieurement à l'exercice de son mandat[2]. Par contre les actes du président de la République accomplis dans l'exercice de ses fonctions et qualifié de haute trahison engagent sa responsabilité devant la Haute Cour de justice.

Alors se pose un problème : en quoi la haute trahison consiste-t-elle ?

La notion de haute trahison n'a été définie ni par la Constitution, ni par la loi organique, ni par le Code pénal. D'ailleurs il n'existe pas de jurisprudence, aucun président de la République n'ayant été mis en accusation pour haute trahison[3]. Seule la Constitution du 4 novembre 1848, dans son article 68, avait donné une définition de la haute trahison :

« Toute mesure par laquelle le président de la République dissout l'Assemblée nationale, la proroge ou met obstacle à l'exercice de son mandat, est un crime de haute trahison ».

On peut remarquer que « cette définition n'a plus aucun sens dans le contexte actuel et elle n'est donc d'aucun secours pour définir la haute trahison »[4].

Après le vote des lois constitutionnelles de 1875, un député, Pascal Duprat, déposa en 1878 une proposition de loi qui tendait à définir le crime de haute trahison :

        Article 2.- Il y a crime de haute trahison de la part du président de la République lorsque par une mesure quelconque il met obstacle à l'exercice du pouvoir législatif dans les limites de la Constitution, notamment s'il dirige contre les chambres ou contre l'une d'entre elles la force publique ou un attroupement quelconque ; si, en cas d'attaque, il ne prend pas les mesures nécessaires pour les protéger ou s'il paralyse les mesures qu'elles ont elles-mêmes ordonnées pour leur défense. 

        Article 3.- Il y a également crime de haute trahison de la part du président de la République : 1° s'il se rend coupable de crimes contre la sûreté de l'Etat ; 2° s'il entreprend une guerre sans le consentement préalable du pouvoir législatif ; 3° s'il introduit ou laisse introduire, sans le consentement des Chambres, des troupes étrangères sur le territoire de la République ; 4° s'il se rend coupable d'actes ou de manoeuvres ayant pour objet de suspendre ou de renverser la Constitution[5].

 Mais cette proposition ne fut jamais votée[6].

L'absence d'une définition légale de la haute trahison a entraîné un certain nombre de controverses. A propos de la définition de la notion de haute trahison, il y a principalement trois conceptions.

1. Selon la conception dite « pénaliste », qui a été soutenue par Léon Duguit, sous la IIIe République, le principe de la légalité des délits et des peines (Nullum crimen, nullum poena sine lege) s'appliquait à la Haute Cour comme à tout autre juridiction répressive et interdisait donc toute poursuite pour haute trahison tant que les éléments constitutifs de ce crime et sa sanction n'auraient pas été déterminés préalablement[7]. Cependant cette conception « pénaliste » n'avait pas triomphé en doctrine ni sous la IIIe République, ni sous la IVe République[8].

2. Par contre, selon la conception dite « constitutionnaliste », qui est défendue par Hauriou[9], Barthélemy et Duez[10], la haute trahison du président de la République ne doit pas se définir par une référence exclusive aux règles pénales, car l'incrimination a un caractère politique qui peut se satisfaire d'une sanction politique[11].

Aujourd'hui, la majorité de la doctrine[12] s'accorde pour admettre la conception constitutionnaliste de la haute trahison. Selon plusieurs auteurs, la haute trahison est un crime essentiellement politique[13]. Ils voient dans la haute trahison une procédure politique[14] ou politico-pénale[15]. Par conséquent ils considèrent généralement que la haute trahison peut être poursuivie en l'absence de définition légale[16] ; c'est‑à‑dire que le président de la République peut être poursuivi de haute trahison pour des faits non qualifiés de crimes ou délits par la loi pénale. Dans cette perspective, la haute Cour n'est donc pas soumise au principe de la légalité des délits et des peines (Nullum crimen, nulla poena sine lege)[17]. On affirme qu'il appartiendra dès lors à la Haute Cour de justice de qualifier souverainement les faits constituant une haute trahison[18], ainsi que de déterminer les peines[19].

3. Enfin entre ces deux conceptions, Esmein a défendu une solution médiane : la Haute Cour pourrait prononcer pour haute trahison la déchéance ou la destitution du président de la République, mais elle ne pourrait prononcer de peines proprement dites que si les faits tombaient sous un chef d'incrimination défini par la loi pénale[20].

Cette conception a été reprise par Georges Vedel[21] sous la IVe République. Selon Georges Vedel, « la Haute Cour dispose à l'égard du président de la République de deux sortes de sanctions : une sanction politique, qui est la destitution, et des peines proprement dites, qui ont seules le caractère stricto sensu »[22]. Dans cette conception,

« l'accusation de haute trahison par l'Assemblée nationale et la déclaration de haute trahison par la Haute Cour signifient seulement que le président de la République a commis un acte grave, a trahi les devoirs de sa charge, ce qui est, en soi, une constatation politique qui n'emporte pas nécessairement qu'il y ait crime ou délit et qui n'entraîne pas nécessairement une peine stricto sensu. La haute trahison peut donc exister alors qu'aucun texte ne la définit si l'on y voit essentiellement une incrimination politique et non un crime ou un délit »[23].

Alors selon cette conception, s'il y a une faute politique qui ne tombe pas sous le coup d'aucune loi pénale, « la Haute Cour ne pourra prononcer que la destitution du président de la République. C'est une sanction politique qui réprime une faute politique : le principe de la légalité des délits et des peines n'est pas violé »[24]. Par contre si « les faits retenus comme constitutifs de la haute trahison constituent en outre des crimes ou des délits définis par le droit pénal », « la Haute Cour pourra alors prononcer, outre la destitution, de véritables peines et ceci en conformité avec la règle ‘nullum crimen, etc...’ »[25]. En d'autres termes,

« en ce qui concerne le président de la République, la Haute Cour de justice est saisie à la fois de la responsabilité politique (mise en jeu dans la forme juridictionnelle) et de la responsabilité pénale. Le principe de légalité des délits et des peines n'a de sens qu'en ce qui concerne cette seconde sorte de responsabilité et ne s'oppose pas à l'appréciation discrétionnaire de la haute trahison »[26].

Comme le constate Jean Foyer[27], la conception de Georges Vedel a la vertu de concilier le principe de légalité et le caractère politique de la haute trahison.

Cependant, aujourd'hui, si l'on regarde le texte de la Constitution de 1958, il faut conclure, avec Jean Foyer, que les dispositions constitutions « affranchissent complètement la Haute Cour du principe de légalité des délits et des peines en cas de poursuite pour haute trahison »[28].

En effet, il ressort de la comparaison des articles 68 et 88-1 que la Haute Cour de justice est libre en ce qui concerne la qualification des faits et la détermination des peines. Selon l'article 68-1, « les membres du Gouvernement sont pénalement responsables des actes accomplis dans l'exercice de leurs fonctions et qualifiés crimes et délits au moment où ils ont été commis », alors que selon l'article 68, « le président de la République n'est responsable des actes accomplis dans l'exercice de ses fonctions qu'en cas de haute trahison ». Le rapprochement de ces deux articles révèle la différence essentielle qui existe entre la responsabilité du président de la République et la responsabilité pénale des membres du Gouvernement : la responsabilité du président de la République n'est pas rattachée à un crime ou à un délit déterminé[29]. En d'autres termes, en ce qui concerne les membres du Gouvernement, la Cour de justice de la République est liée par le principe Nullum crimen, nulla poena sine lege ; par contre la Haute Cour de justice n'est pas liée par le principe de légalité concernant la haute trahison du président de la République, car aucune référence n'est faite à ce principe[30].

En conclusion, en l'absence de définition légale, la haute trahison sera donc définie librement par la Haute Cour de justice.

Enfin, il est coutume de signaler que la « haute trahison » ne peut pas être défini par référence au crime de « trahison » qui est défini par les articles 411-1 à 411-8[31] du nouveau Code pénal[32], qui consiste dans le fait « de livrer à une puissance étrangère... tout ou partie du territoire national »[33], « d'entretenir des intelligences avec une puissance étrangère »[34], ou « de livrer à une puissance étrangère des informations »[35]. Les auteurs[36] notent que la « haute trahison » est beaucoup plus large que le crime de « trahison », et même que les « atteintes aux intérêts fondamentaux de la nation » tels qu'ils sont définis dans le titre premier du livre quatrième du nouveau Code pénal[37].

En effet, comme le remarque à juste titre Maurice Hauriou,

« ce qui est visé, c'est la tentative de coup d'Etat, c'est‑à‑dire la haute trahison vis‑à‑vis des institutions constitutionnelles, bien plutôt que de trahison au point de vue patriotique »[38].

Nous avons déjà noté qu'il n'y a pas de définition légale ni jurisprudentielle de la notion de haute trahison. Par contre les définitions proposées par la doctrine sont très nombreuses. Citons les plus significatives. Pour A. Bard et P. Robiquet, la haute trahison est tous les « actes par lesquels le pouvoir exécutif porte atteinte aux droits de la représentation nationale »[39]. Pierre Cot, dans une discussion qui eut lieu à la Commission de la Constitution de 1946 voulait que l'on définisse la haute trahison comme le « refus d'appliquer la constitution »[40]. Pour Georges Vedel, « la haute trahison est un manquement d'ordre politique aux obligations de la fonction, c'est‑à‑dire une violation grave des devoirs de la charge »[41]. Marcel Prélot fait une définition encore plus large. Selon lui, la haute trahison peut même

« intervenir dans le cas concret d'un différent grave entre le Parlement et le président. Il n'est pas besoin que le président soit un criminel de droit commun pour être poursuivi. Il suffit qu'il ait pris une position politique le plaçant en antagonisme déclaré et profond avec les autres représentants de la Nation »[42].

Pour Dominique Turpin, « la haute trahison vise le chef de l'Etat qui s'opposerait au fonctionnement régulier des institutions, manquerait ainsi aux devoirs de sa charge »[43].

De même selon Dmitri Georges Lavroff,

« la haute trahison est un abus caractérisé par le président de la République des pouvoirs que lui attribue la Constitution, consistant notamment dans une atteinte portée aux compétences constitutionnelles des autres organes ou à la violation délibérée des limites de ses propres pouvoirs »[44].

Dans toutes ces définitions, malgré la diversité de leur formule, on voit au fond la même idée. La haute trahison est un crime politique, non défini par le code pénal, constitué par tout manquement du président de la République aux obligations de sa fonction. C'est la Haute Cour de justice qui apprécie s'il y a un « manquement » et, comme on l'a montré, sur ce point son pouvoir est discrétionnaire, elle n'est liée par aucune règle[45].

A cet égard, les différents actes du président de la République peuvent être qualifiés haute trahison. Par exemple, selon Dominique Turpin, pourraient constituer une haute trahison : « tout manquement du président aux obligations tirées des missions que lui confie l'article 5, toute utilisation intempestive de l'article 16 pour s'opposer au fonctionnement régulier des institutions, voire toute déclaration de guerre sans autorisation préalable du Parlement »[46]. A ce propos, M. Turpin songe encore aux actes du président de la République qui sont soustraits à tout contrôle : actes « relatifs à l'exercice du droit de grâce ou de l'amnistie, les décrets de dissolution de l'assemblée nationale ou relatifs au recours au référendum ou à l'organisation de la campagne en vue d'une consultation, les décisions relatives à la promulgation des lois ou à la signature des ordonnances etc... »[47].

Après avoir ainsi vu la responsabilité du président de la République pour haute trahison en général, maintenant nous pouvons passer à l'examen de la question de la responsabilité du président de la République pour haute trahison en cas d'édiction des lois constitutionnelles irrégulières.

§ 2. la responsabilité du président de la République pour haute trahison en cas d'édiction des lois constitutionnelles irrégulières

D'abord répétons la question que nous avons posée au début de cette section : la responsabilité du président de la République pour haute trahison peut-elle être mise en jeu devant la Haute Cour de justice en cas d'édiction d'une loi de révision constitutionnelle qui dépasse ses limites ?

On peut répondre à cette question par l'affirmative, mais à deux conditions :

- Les actes du président de la République en question doivent être accomplis dans l'exercice de ses fonctions.

- Ces actes doivent constituer un crime de haute trahison.

Alors vérifions si ces deux conditions sont remplies.

- La vérification de la première condition : Y a‑t‑il des actes accomplis par le président de la République dans la procédure de révision constitutionnelle ?

Alors pour pouvoir répondre à la question de savoir si la responsabilité du président de la République pour haute trahison peut être mise en jeu devant la Haute Cour de justice en cas d'édiction d'une loi de révision constitutionnelle qui dépasse ses limites, il faut d'abord montrer qu'il y a des actes accomplis par le président de la République dans la procédure de révision constitutionnelle. Il est évident que s'il n'y a pas de tels actes, la responsabilité du président de la République ne peut pas être mise en jeu, car comme on vient de le voir, selon l'article 68, « le président de la République n'est responsable des actes accomplis dans l'exercice de ses fonctions qu'en cas de haut trahison ».

Comme nous l'avons vu dans la première partie[48], en France, le président de la République est associé à la procédure de révision constitutionnelle d'une façon essentielle. Il est l'un des principaux acteurs de la révision constitutionnelle.

Maintenant voyons brièvement les actes du président de la République accomplis dans la procédure de révision constitutionnelle.

1. Dans la procédure de révision constitutionnelle fixée par l'article 89 de la Constitution, le président de la République intervient dans plusieurs cas.

D'abord, le président de la République a le pouvoir d'initiative en matière de révision constitutionnelle (art. 89, al.1er).

Deuxièmement, pour l'approbation de la révision, le choix entre le référendum et le Congrès appartient au président de la République. Dans la procédure parlementaire, l'ordre du jour du Congrès est fixé par le décret de convocation, signé par le président de la République et contresigné par le Premier ministre[49]. Dans la procédure référendaire, il appartient au président de la République de fixer la date de consultation et de convoquer les électeurs[50].

Enfin, c'est le président de la République qui promulgue la loi constitutionnelle (art.10).

2. Dans la procédure contestée de l'article 11[51], le président de la République est non seulement associé à la procédure, mais encore c'est lui qui est l'acteur principal de cette procédure. D'ailleurs l'article 11 se situe dans le titre II, intitulé « le président de la République ».

Ainsi, selon l'article 11, c'est le président de la République qui prend la décision de recourir au référendum. Il faut souligner que les actes du président de la République pris dans les cadre de l'article 11 ne sont pas même soumis au contreseing du Premier ministre (art.19). Egalement la proclamation des résultats du référendum n'entraîne pas la mise en vigueur de la loi référendaire. Elle doit être promulguée par le président de la République (art.11, al.2).

En conclusion on peut constater que la première condition est remplie : il y a des actes accomplis par le président de la République dans la procédure de révision constitutionnelle et ceux-ci sont dans l'exercice des fonctions qui lui sont attribuées par la Constitution. Alors maintenant nous pouvons passer à vérifier si la deuxième condition est remplie.

- La vérification de la deuxième condition : les actes du président de la République accomplis dans la procédure de révision constitutionnelle constituent-ils un crime de haute trahison ?

Deuxièmement, pour que le président de la République soit responsable des actes accomplis dans la procédure de révision constitutionnelle, ces actes doivent constituer un crime de haute trahison.

Nous avons vu que le crime de haute trahison n'est pas défini légalement et l'on considère généralement qu'il appartient à la Haute Cour de justice de le déterminer. Cependant il n'y a aucune jurisprudence sur ce point. Alors nous n'avons pas d'éléments légaux, ni jurisprudentiels pour nous aider dans la vérification de la réalisation de la deuxième condition de la responsabilité du président de la République pour haute trahison. Par conséquent, il nous est impossible de déterminer objectivement la réalisation de cette condition. Alors dans cette situation, il convient de se contenter de dire que tous les actes du président de la République accomplis dans la procédure de révision constitutionnelle sont susceptibles ou non d'être qualifiés de crimes de haute trahison selon la libre appréciation de la Haute Cour de justice.

* * *

Cependant, nous allons ici essayer de déterminer quels actes du président de la République accomplis dans la procédure de révision constitutionnelle pourraient éventuellement constituer un crime de haute trahison. Ainsi nous allons essayer d'énumérer les actes du président de la République accomplis dans la procédure de révision constitutionnelle et qui pourraient constituer un manquement aux obligations de sa charge et par-là, un crime de haute trahison. Nous allons dire que par exemple tel ou tel acte du président de la République constitue un crime de haute trahison et tel ou tel acte ne le constitue pas. Ainsi nous allons déterminer les éléments qui constituent un crime de haute trahison dans la procédure de révision constitutionnelle. En conséquence, nous allons proposer une définition de la haute trahison en matière de révision constitutionnelle.

Mais notons tout de suite que nos développements ci-dessous sont privés de toute force obligatoire. Ils ne sont que des réflexions personelles sur ce problème. Sans doute, peut‑on y trouver la définition du crime de la haute trahison en matière de la révision constitutionnelle, ou au moins les éléments de cette définition. Répétons encore que cette définition ou ces éléments de définition n'ont pas de caractère positif.

En effet, la conception de la science du droit que nous avons admise dans l'introduction générale de ce travail nous interdit d'accorder la force obligatoire à une définition ou à une solution doctrinale qui ne figure nullement dans les textes positifs. Selon cette conception, il n'appartient pas à la science du droit d'inventer les règles juridiques, lorsqu'elles n'existent pas positivement. La tâche de la science du droit, comme celle de toutes les autres sciences est seulement de décrire, et non pas de prescrire. Comme Kelsen l'affirme très clairement, « ce qui ne se trouve pas dans le contenu des normes juridiques positives ne peut pas entrer dans un concept juridique... Une science doit décrire son objet tel qu'il est, et non pas prescrire ce qu'il devrait être ou ne devrait pas être... »[52]. Et dans notre domaine, c'est‑à‑dire en matière de haute trahison, il n'existe pas de règle juridique définissant ce crime. De plus, il n'existe pas non plus de jurisprudence de la Haute Cour de justice. Si un jour la Haute Cour de justice fonctionne et définit le crime de haute trahison, nous pourrons alors le décrire. Mais nous ne pouvons pas faire une prédiction sur une définition qui pourrait s'illustrer dans l'avenir, car « la science ne peut porter que sur une réalité connaissable »[53], et la jurisprudence de la Haute Cour de justice dans l'avenir n'est pas encore connaissable.

En conséquence, nos développements ci-dessous n'ont aucune force juridique. Si un jour la Haute Cour de justice fonctionne, elle pourra définir tel ou tel acte du président de la République comme constituant un crime de haute trahison.

* * *

Ainsi après avoir fait cette remarque préliminaire, nous pouvons maintenant essayer de déterminer quels actes du président de la République accomplis dans la procédure de révision constitutionnelle constituent le crime de haute trahison et lesquels ne le constituent pas.

Plus haut, nous avons vu les actes du président de la République accomplis dans les différentes phases de la procédure de révision constitutionnelle. Nous avons vu que d'abord le président de la République a le pouvoir d'initiative. Ensuite il appartient au président de la République de donner suite à une proposition ou à un projet de révision adopté en termes identiques par les deux assemblées. Enfin, c'est le président de la République qui promulgue la loi constitutionnelle approuvée par le Congrès du Parlement ou par le peuple statuant par référendum.

Maintenant nous allons nous demander tour à tour si ces actes pourraient constituer le crime de haute trahison. En d'autres termes, la responsabilité du président de la République pour haute trahison pourrait être mise en jeu lorsqu'il accomplit tel ou tel acte dans la procédure de révision constitutionnelle ? A ce propos, nous allons nous poser essentiellement ces trois questions :

1. La responsabilité du président de la République pour haute trahison peut‑elle être mise en jeu à l'occasion de son pouvoir de l'initiative de révision constitutionnelle ?

2. La responsabilité du président de la République pour haute trahison peut‑elle être mise en jeu à l'occasion de sa possibilité d'interrompre ou de ne pas interrompre la procédure de révision constitutionnelle ?

3. La responsabilité du président de la République pour haute trahison peut‑elle être mise en jeu à l'occasion de son pouvoir de promulgation d'une loi constitutionnelle ?

Enfin il faut signaler que la question de la responsabilité du président de la République pour haute trahison peut se poser encore à l'occasion d'autres actes du président de la République accomplis dans la procédure de révision constitutionnelle.

A. La responsabilité du président de la République pour haute trahison peut‑elle être mise en jeu à L'occasion de son pouvoir d'initiative de révision constitutionnelle ?

Comme on l'a précédemment dit, le président de la République a le pouvoir d'initiative (art. 89, al.1er). Mais le pouvoir d'initiative du président de la République en matière de révision constitutionnelle est soumise à une condition de forme, à une condition de fond et à une condition de temps.

D'abord, le pouvoir d'initiative du président de la République ne peut s'exercer que sur la proposition du Premier ministre (art. 89, al.1er). Sans proposition du Premier ministre, l'initiative du président de la République est contraire à l'alinéa 1er de l'article 89. Une telle initiative est un abus du président de la République de ses pouvoirs en matière de révision constitutionnelle. Par conséquent, cet abus pourrait éventuellement constituer un crime de haute trahison selon la libre appréciation de la Haute Cour de justice.

Deuxièmement, le président de la République ne doit pas proposer une révision de la Constitution qui toucherait à la « forme républicaine du Gouvernement » (art.89 in fine).

Enfin, le président de la République ne doit pas non plus proposer une révision de la Constitution « lorsqu'il est porté atteinte à l'intégrité du territoire » (art.89, al.4).

D'ailleurs, le président de la République ne doit pas donner suite à la proposition du Premier ministre qui toucherait aux limites de fond et de temps à la révision constitutionnelle. Selon l'alinéa 1er de l'article 89, l'initiative de la révision de la Constitution « appartient » au président de la République, c'est‑à‑dire qu'il est libre de donner, ou de ne pas donner suite, à la proposition du Premier ministre[54].

Alors l'initiative du président de la République sans proposition du président de la République, ou contraire à la forme républicaine du Gouvernement ou bien qui est faite lorsqu'il est porté atteinte à l'intégrité du territoire est contraire aux dispositions de l'article 89 de la Constitution. Ainsi, par une telle initiative, le président de la République viole les limites des pouvoirs qui lui sont attribués par l'article 89 de la Constitution. Par conséquent, dans de tels cas, le président de la République peut être mis en accusation pour haute trahison par les deux assemblées statuant par un vote identique. Ainsi le président de la République qui abuse de sa fonction pourrait voir sa responsabilité engagée devant la Haute Cour de justice.

B. La responsabilité du président de la République pour Haute trahison peut‑elle être mise en jeu à L'occasion de son pouvoir d'interrompre ou de ne pas Interrompre la procédure de révision constitutionnelle ?

Dans la phase de l'approbation de la révision, le président de la République accomplit différents actes. Par exemple, le choix entre l'approbation référendaire (art.89, al.2) et l'approbation parlementaire (art.89, al.3) appartient au président de la République. Dans la procédure parlementaire, l'ordre du jour du Congrès est fixé par le décret de convocation, signé par le président de la République et contresigné par le Premier ministre[55]. Dans la procédure référendaire, il appartient au président de la République de fixer la date de consultation et de convoquer les électeurs[56].

Ici, la question de la responsabilité du président de la République pour haute trahison pourrait se poser à l'occasion de ces actes.

Par exemple, si le président de la République soumet au référendum le projet de révision constitutionnelle qui a été refusé par le Congrès, sa responsabilité pour haute trahison peut être mise jeu, car cet acte est contraire à la Constitution. Il en résulte de l'alinéa 3 de l'article 89 que, dans le cas où le Congrès repousserait ou n'approuverait pas à la majorité qualifiée un projet de révision, le recours au référendum n'est plus possible[57].

La question de la responsabilité du président de la République pour haute trahison peut se poser encore à l'occasion du fait que le président de la République interrompt la procédure de révision constitutionnelle en ne donnant pas suite à la proposition ou le projet adopté en termes identiques par les deux assemblées. Comme nous l'avons vu dans la première partie[58], le choix entre l'approbation référendaire (art.89, al.2) et l'approbation parlementaire (art.89, al.3) appartient au président de la République. Par conséquent, le président de la République peut bloquer la procédure de révision constitutionnelle en ne choisissant pas l'une des procédures d'approbation après que le projet de révision a été voté par les deux assemblées en termes identiques[59]. Alors la responsabilité du président de la République pour haute trahison peut‑elle être mise jeu lorsqu'il n'a pas donné suite à une proposition ou à un projet de révision constitutionnelle adopté par les deux assemblées en termes identiques ? En d'autres termes, le président de la République peut-il être responsable de haute trahison lorsqu'il a interrompu la procédure de révision constitutionnelle ?

Egalement la question de la révision constitutionnelle du président de la République pour haute trahison peut se poser lorsque le président de la République n'a pas interrompu la procédure de révision constitutionnelle, c'est‑à‑dire lorsqu'il a donné suite à une proposition ou à un projet de révision.

L'hypothèse est la suivante : selon l'article 89, al.1er, l'initiative de la révision constitutionnelle appartient aussi aux membres du Parlement. Ainsi un membre du Parlement peut déposer une proposition de révision constitutionnelle. Cette proposition doit respecter les limites à la révision constitutionnelle (art.89, al.4 et 5). Mais si un membre du Parlement a déposé une proposition de révision qui est contraire aux limites à la révision constitutionnelle, par exemple, qui touche à la forme républicaine du Gouvernement, ou s'il l'a déposée lorsqu'il est porté atteinte à l'intégrité du territoire, les assemblées ne doivent pas voter une telle proposition. Mais si les assemblées l'ont votée en termes identiques, et que le président de la République l'a soumise au référendum, la responsabilité du président de la République peut-elle être engagée de ce fait?

La même question peut se poser également concernant les projets de révision constitutionnelle. Si un projet de révision contraire aux limites à la révision constitutionnelle a été déposé, les assemblées ne doivent pas le voter. Mais si ce projet a été voté par deux assemblées en termes identiques et s'il a été soumis au Parlement du Congrès par le président de la République, la responsabilité de ce dernier peut-elle être mise en jeu devant la Haute Cour de justice ?

Alors la responsabilité du président de la République pour haute trahison peut‑elle être mise en jeu lorsqu'il a donné suite à une proposition ou à un projet de révision constitutionnelle qui est contraire aux limites à la révision constitutionnelle ?

A notre avis, pour répondre à ces questions, il faut d'abord résoudre le problème de savoir si le président de la République a le droit d'interrompre la procédure de révision constitutionnelle. En d'autres termes, le président de la République est-il obligé de donner suite aux propositions ou aux projets adoptés en termes identiques par deux assemblées, en soumettant la proposition au Congrès et le projet au référendum ou au Congrès du Parlement ?

En effet, si le président de la République n'a pas le droit d'interrompre la procédure de révision constitutionnelle, la responsabilité du président de la République ne peut pas être mise en jeu pour haute trahison, lorsqu'il a donné suite à une proposition ou à un projet de révision qui est contraire aux limites à la révision constitutionnelle, car, dans cette hypothèse, le président de la République fait ce qu'il doit faire. Alors, puisqu'il n'applique que des dispositions constitutionnelles, il n'y a pas de manquement de la part du président de la République aux obligations de sa charge; et par conséquent sa responsabilité pour haute trahison ne peut pas être mise en jeu lorsqu'il n'a pas interrompu la procédure de révision constitutionnelle.

Au contraire, si l'on admet que le président de la République n'a pas le droit d'interrompre la procédure de révision, la responsabilité du président de la République pour haute trahison peut être mise en jeu, lorsqu'il a interrompu la procédure de révision constitutionnelle en ne donnant pas suite à une proposition ou à un projet de révision adopté par deux assemblées en termes identiques. Car, dans cette hypothèse, le président de la République viole les limites de ses pouvoirs en bloquant la procédure de révision constitutionnelle. Ainsi il porte atteinte aux compétences des autres organes de révision constitutionnelle. Et ce fait peut être considéré comme un crime de Haute Cour de justice selon l'appréciation de la Haute Cour de justice.

Mais si le président de la République a le droit d'interrompre la procédure de révision constitutionnelle, la responsabilité du président de la République pour haute trahison ne peut pas être mise en jeu lorsqu'il a interrompu la procédure de révision constitutionnelle, car dans cette hypothèse, il exerce son droit constitutionnel.

Au contraire si l'on admet que le président de la République a le droit d'interrompre la procédure de révision constitutionnelle, il peut être responsable de haute trahison lorsqu'il a donné suite à une proposition ou à un projet de révision qui est contraire aux limites à la révision constitutionnelle. Car, dans cette hypothèse, le président de la République viole les devoirs de sa fonction. Il donne suite à une proposition ou à un projet qui ne devait pas être soumise à l'approbation du Congrès du Parlement ou du peuple statuant par référendum.

Alors, le président de la République a-t-il le droit d'interrompre la procédure de révision constitutionnelle ?

Nous avons examiné cette question plus haut[60]. On se souviendra que nous avons conclu qu'en France, le président de la République n'a pas en principe le droit d'interrompre la procédure de révision constitutionnelle. Le président de la République est tenu de donner suite à une proposition ou à un projet de révision adopté par les deux assemblées en termes identiques. Cependant, nous avons admis que le président de la République peut et doit interrompre la procédure de révision lorsqu'il n'existe pas une proposition ou un projet au sens de l'article 89. Mais en dehors de ces cas, le président de la République est obligé de donner suite à une proposition ou à un projet de révision qui a été adopté par les deux assemblées en termes identiques, même s'il estime qu'il y a des irrégularités sur le fond.

Nous avons vu ensuite les irrégularités pour lesquelles le président de la République peut et doit refuser de promulguer loi constitutionnelle.

D'abord, le président de la République peut et doit refuser de donner suite aux actes qui se présente comme la proposition de révision et qui ne sont pas cependant l'oeuvre des personnes ou des organes de révision constitutionnelle prévus par l'article 89 de la Constitution.

Deuxièmement, le président de la République peut refuser de donner suite à une proposition ou à un projet de révision qui a été voté par une seule assemblée, et non pas par « les deux assemblées ».

Troisièmement le président de la République peut refuser de donner suite à une proposition ou à un projet de révision qui a été voté par les deux assemblées, mais non pas « en termes identiques ». Car, il résulte de l'alinéa 2 de l'article 89 que le président de la République n'est pas obligé de donner suite à une proposition ou à un projet de révision qui n'est pas adopté « en termes identiques ».

Enfin, le président de la République peut et doit vérifier si les règles de majorité dans le vote en termes identiques sont respectées. Ainsi il doit refuser de promulguer la loi constitutionnelle, si la proposition ou le projet n'est pas adopté par la majorité des suffrages exprimés.

Nous avons vu également les irrégularités pour lesquelles le président de la République ne peut pas interrompre la procédure de révision constitutionnelle. Ainsi le président de la République ne peut pas interrompre la procédure de révision constitutionnelle sous prétexte que la proposition ou le projet de révision constitutionnelle touche à la forme républicaine du Gouvernement ou qu'il a été fait lorsqu'il est porté atteinte à l'intégrité du territoire.

* * *

Posons maintenant de nouveau les questions que nous avons posées plus haut : le président de la République peut-il être responsable de haute trahison lorsqu'il a interrompu ou qu'il n'a pas interrompu la procédure de révision constitutionnelle ?

Alors maintenant nous pouvons répondre à cette question en fonction de ces distinctions.

La responsabilité pour haute trahison du président de la République peut être mise en jeu, lorsqu'il a donne suite à une proposition ou à un projet de révision constitutionnelle qui est entaché d'une irrégularité pour laquelle il peut et doit interrompre la procédure de révision constitutionnelle. Car dans cette hypothèse, en donnant suite à un acte qui se présente comme une proposition ou un projet de révision et cependant qui ne l'est pas réellement, le président de la République viole les obligations de sa charge. Et ceci pourrait constituer selon la libre appréciation de la Haute Cour de justice un crime de haute trahison. Par exemple si le président de la République soumet au Congrès du Parlement un projet de révision qui n'a pas été voté par les deux assemblées en termes identiques, mais qui émane par exemple d'un usurpateur, sa responsabilité pour haute trahison pourrait être mise en jeu. Egalement s'il soumet au référendum une proposition de révision qui n'a été votée que par une assemblée, il peut se voir sa responsabilité engagée devant la Haute Cour de justice. Car, dans ces hypothèses, le président de la République viole les limites de ses pouvoirs, c'est‑à‑dire qu'il commet un manquement aux obligations de sa charge. Et ceci pourrait constituer selon l'appréciation de la Haute Cour de justice un crime de haute trahison.

Cependant, la responsabilité pour haute trahison du président de la République ne peut pas être mise en jeu, lorsqu'il donne suite à une proposition ou à un projet de révision constitutionnelle qui est entaché d'une irrégularité pour laquelle il n'a pas le droit d'interrompre la procédure de révision. Car dans cette hypothèse, en donnant suite à une proposition ou à un projet de révision, le président de la République ne remplit que son devoir. Par exemple selon notre conclusion, le président de la République ne peut pas interrompre la procédure de révision sous prétexte que la proposition ou le projet de révision est contraire à la forme républicaine du gouvernement. Alors le président de la République n'est pas responsable de haute trahison s'il soumet au Congrès du Parlement un projet de révision qui pourrait éventuellement être contraire à l'interdiction de réviser la forme républicaine. Dans cette hypothèse, au contraire, si le président de la République interrompt la procédure de révision constitutionnelle, même s'il estime que la proposition ou le projet dépasse ses limites, la responsabilité du président de la République pour haute trahison peut être engagée.

* * *

Comme nous l'avons déjà signalé ci-dessus nos conclusions n'ont aucune force obligatoire. Elles ne sont que des réflexions personnelles sur ce problème. Rappelons que la haute trahison n'est définie ni légalement ni jurisprudentiellement et que la Haute Cour de justice a la pouvoir de libre appréciation dans la qualification des faits constituant le crime de haute trahison et de déterminer les peines.

Par conséquent, il appartient à la Haute Cour de justice de déterminer si le président de la République a le droit d'interrompre la procédure de révision constitutionnelle. Alors les développements que nous avons faits ici ne sont que des réflexions personelles. Ils ne sont pas juridiquement valables. La Haute Cour de justice pourrait éventuellement faire des conclusions différentes des nôtres. Par exemple, elle pourrait conclure que le président de la République a le droit d'interrompre la procédure de révision si la proposition est contraire aux limites à la révision constitutionnelle.

C. La responsabilité du président de la République pour haute trahison peut‑elle être mise en jeu à l'occasion de son pouvoir de promulgation des lois constitutionnelles ?

La question qui se pose ici est celle de savoir si la responsabilité du président de la République pour haute trahison peut être mise en jeu lorsqu'il a promulgué une loi constitutionnelle contraire aux limites à la révision constitutionnelle ?

A notre avis, la réponse à cette question dépend de la réponse donnée à la question de savoir si le président de la République peut refuser de promulguer une loi constitutionnelle.

En effet, si l'on donne une réponse négative à cette question, c'est‑à‑dire que si le président de la République n'a pas le pouvoir de refuser de promulguer les lois constitutionnelles, la responsabilité du président de la République ne peut pas être mise en jeu pour haute trahison, car dans cette hypothèse, le président de la République fait ce qu'il doit faire. Alors, dans ce cas, il n'y a pas de manquement de la part du président de la République aux obligations de sa charge. Par conséquent la responsabilité du président de la République ne peut pas être mise en jeu dans une telle hypothèse.

Mais si l'on donne une réponse affirmative à cette question, c'est‑à‑dire si le président de la République a le droit de refuser la promulgation des lois constitutionnelles, il peut être responsable de haute trahison pour la promulgation d'une loi contraire aux limites à la révision constitutionnelle, car dans cette hypothèse, le président de la République viole les devoirs de sa fonction. Il promulgue une loi constitutionnelle qui ne doit pas être promulguée du fait qu'elle est contraire aux limites à la révision constitutionnelle.

Alors le président de la République a-t-il le droit de refuser la promulgation d'une loi de révision constitutionnelle ?

Nous avons examiné cette question plus haut[61].

On se souviendra que nous avons conclu qu'en France, la promulgation des lois constitutionnelles est en principe de caractère obligatoire. Le président de la République est tenu de promulguer une loi constitutionnelle adoptée par le Parlement réuni en Congrès ou par le référendum du peuple.

Cependant, tout en acceptant le caractère obligatoire de la promulgation des lois constitutionnelles, nous avons admis que le président de la République peut et doit refuser la promulgation d'une loi constitutionnelle qui est « inexistante », qui n'a pas pris « réellement naissance », qui est « extérieurement régulière » ou qui est entachée d'un « vice flagrant de procédure ». Et en dehors de ces cas, le président de la République est obligé de promulguer la loi constitutionnelle qui a été adoptée par l'organe de révision constitutionnelle, même s'il juge qu'il y a des irrégularités sur le fond.

Nous avons vu ensuite également les irrégularités pour lesquelles le président de la République peut et doit refuser de promulguer loi constitutionnelle.

D'abord, le président de la République peut et doit refuser de promulguer comme loi constitutionnelle les actes qui ne sont pas l'oeuvre des organes de révision constitutionnelle prévus par l'article 89 (et de l'article 11) de la Constitution.

Deuxièmement, le président de la République peut refuser de promulguer des lois constitutionnelles qui émanent des organes de révision constitutionnelle, mais qui ont été adoptées dans une procédure irrégulière, autrement dit, si la loi constitutionnelle est entachée d'un « vice flagrant de procédure ». Par exemple, si le projet ou la proposition de loi constitutionnelle n'a pas été voté par les deux assemblées en termes identiques, le président de la République peut et doit refuser de la promulguer. Egalement le président de la République peut et doit vérifier si les règles de majorités dans les scrutins sont respectées. Ainsi il doit refuser de promulguer la loi constitutionnelle, si elle n'est pas adoptée par une majorité de trois cinquièmes des suffrages exprimés dans le Congrès.

Nous avons vu également les irrégularités pour lesquelles le président de la République ne peut pas refuser la promulgation. Ainsi le président de la République ne peut pas refuser de promulguer une loi constitutionnelle sous prétexte qu'elle est contraire aux limites à la révision constitutionnelle. Par exemple, le président de la République ne peut pas vérifier si la loi constitutionnelle est conforme ou non à l'interdiction de réviser la forme républicaine du Gouvernement prévue par le dernier alinéa de l'article 89. De même, il ne peut pas non plus refuser la promulgation d'une loi constitutionnelle sous prétexte qu'elle est adoptée lorsqu'il est porté atteinte à l'intégrité du territoire.

* * *

Posons maintenant de nouveau la question que nous avons posée plus haut : le président de la République peut-il être responsable de haute trahison lorsqu'il a promulgué une loi constitutionnelle entachée des irrégularités faites par d'autres organes de révision constitutionnelle ?

Alors maintenant on peut répondre à cette question en fonction de ces distinctions.

La responsabilité pour haute trahison du président de la République peut être mise en jeu, lorsqu'il a promulgué une loi constitutionnelle qui est entachée d'une irrégularité pour laquelle il peut et doit refuser de la promulguer. Car dans cette hypothèse, en promulguant comme loi constitutionnelle un acte qui ne l'est pas réellement, le président de la République viole les obligations de sa charge. Et ceci pourrait constituer selon l'appréciation de la Haute Cour de justice un crime de haute trahison. Par exemple si le président de la République promulgue comme loi constitutionnelle un acte qui émane d'un usurpateur, et non pas des organes désignés à cet effet par la constitution, sa responsabilité pour haute trahison peut être mise en jeu. Egalement s'il ne refuse pas de promulguer une loi constitutionnelle qui n'a pas été adoptée par la majorité nécessaire, il peut voir sa responsabilité engagée devant la Haute Cour de justice. Car, dans ces hypothèses, le président de la République viole les limites de ses pouvoirs. c'est-à-dire qu'il commet un manquement aux obligations de sa charge. Et ceci peut constituer selon l'appréciation de la Haute Cour de justice un crime de haute trahison.

Cependant, la responsabilité pour haute trahison du président de la République ne peut pas être mise en jeu, lorsqu'il a promulgué une loi constitutionnelle qui est entachée d'une irrégularité pour laquelle il ne peut pas refuser de la promulguer. Car dans cette hypothèse, en promulguant la loi constitutionnelle, le président de la République ne remplit que son devoir. Par exemple selon notre conclusion ci-dessus le président de la République ne peut pas refuser de promulguer une loi constitutionnelle sous prétexte qu'elle est contraire à la forme républicaine du gouvernement. Alors le président de la République n'est pas responsable de haute trahison s'il promulgue une loi constitutionnelle qui peut éventuellement être contraire à l'interdiction de réviser la forme républicaine. Dans cette hypothèse, au contraire, si le président de la République refuse de promulguer une loi de révision constitutionnelle, même s'il estime que cette loi dépasse ses limites, la responsabilité du président de la République pour haute trahison peut être engagée.

 

D. autres actes du président de la République pour lesquels la question de sa responsabilité pour haute trahison peut se poser

Enfin il faut signaler que la question de la responsabilité du président de la République pour haute trahison peut se poser encore à l'occasion d'autres de ses actes accomplis dans la procédure de révision constitutionnelle.

1. Par exemple, la responsabilité du président de la République pour haute trahison peut se poser aussi à l'occasion de ses actes accomplis dans le cadre de l'article 11. En effet comme nous l'avons vu dans la première partie[62], dans la procédure de l'article 11, le principal acteur est le président de la République. Ainsi, la décision du recourir au référendum appartient au président de la République. Mais cette décision est soumise à des conditions de forme, de fond et de temps.

D'abord, cette décision du président de la République ne peut être prise que sur proposition du Gouvernement pendant la durée des sessions parlementaires ou sur proposition conjointe des deux assemblées (art.11). Ensuite la révision de la Constitution dans la cadre de l'article 11 est limitée encore par l'interdiction de réviser la forme républicaine du Gouvernement. Enfin l'article 11 ne peut pas être utilisé encore en vue d'une révision constitutionnelle « lorsqu'il est porté atteinte à l'intégrité du territoire ».

Ainsi la décision du président de la République de recourir au référendum contrairement à ces conditions pourrait éventuellement constituer un crime de haute trahison et par conséquent le président de la République pourrait voir sa responsabilité engagée devant la Haute Cour de justice.

2. D'ailleurs, si le président de la République emploie une autre procédure pour procéder à une révision de la Constitution, ce fait aussi pourrait éventuellement constituer un crime de haute trahison.

Par exemple si l'on admet que la procédure de l'article 11 ne peut être utilisé pour réviser la Constitution, l'application de l'article 11 pour réviser la Constitution pourrait également constituer une haute trahison. Ceci n'est pas une hypothèse d'école. Comme on le sait, à deux reprises, en 1962 et en 1969, le général de Gaulle a utilisé l'article 11 pour réviser la Constitution de 1958. Comme nous l'avons vu dans la première partie[63], l'emploi de cet article pour procéder à une révision de Constitution a suscité une vaste controverse. En 1962, Gaston Monnerville, président du Sénat, avait accusé le général de Gaulle, président de la République, du crime de forfaiture qui aurait pu justifier le déclenchement de la procédure de haute trahison. Le président du Sénat reprochait au président de la République d'avoir violé la Constitution en soumettant directement au référendum le projet de révision constitutionnelle. Cependant on sait que cette procédure n'est jamais intervenue[64].

Dans tous les cas, il y a une irrégularité faite directement par le président de la République, parce que, dans l'article 89, l'initiative de révision constitutionnelle appartient au président de la République et il n'est pas tenu d'accepter la proposition du Premier ministre. D'autre part, les actes du président de la République pris dans les cadre de l'article 11 ne sont même pas soumis au contreseing du Premier ministre (art.19). Il y a, dans ces cas, des actes du président de la République qui pourraient engager sa responsabilité s'ils constituent un crime de haute trahison.

Conclusion

En conclusion, si le président de la République accomplit un acte pour lequel sa responsabilité de haute trahison peut être mise en jeu, par exemple, s'il interrompt la procédure de révision constitutionnelle ou s'il n'a pas promulgué la loi constitutionnelle adoptée conformement à sa procédure sous prétexte qu'elle est contraire aux limites à la révision constitutionnelle, les deux assemblées statuant par un vote identique peuvent mettre en accusation le président de la République pour haute trahison. Et la Haute Cour de justice peut le condamner si elle juge que les faits reprochés au président de la République constituent un crime de haute trahison.

L'acte d'accusation, c'est‑à‑dire le vote identique de deux assemblées, n'est pas contestable. Il traduit le président de la République devant la Haute Cour de justice. Alors, en phase d'accusation, l'interprétation des deux assemblées a le caractère authentique. C'est‑à‑dire que juridiquement elle est la seule valable.

Par contre, une fois, le président de la République mis en accusation et traduit devant la Haute Cour de justice, c'est cette dernière qui a le pouvoir d'interprétation authentique. Il peut souverainement apprécier si le fait reproché au président de la République constitue un crime de haute trahison. Par exemple la Haute Cour de justice décidera de savoir si le fait de ne pas donner suite à une proposition qui a été adoptée en termes identiques par les deux assemblées constitue ou non un crime de haute trahison. Et si la Haute Cour de justice décide que l'acte du président de la République en question est contraire à la Constitution, elle peut le condamner pour haute trahison. Egalement, la Haute Cour de justice peut faire le contraire. Elle peut estimer qu'il y a une proposition de révision constitutionnelle qui est contraire à la Constitution et que le président de la République a le pouvoir de ne pas donner suite à une telle proposition. Elle peut donc acquitter le président de la République.

La décision de la Haute Cour de justice est définitive. Elle est juridiquement incontestable. C'est‑à‑dire que l'interprétation de la Haute Cour de justice a le caractère authentique.

Comme on le voit, le président de la République, les organes d'accusation et la Haute Cour de justice ont tour à tour le pouvoir d'interprétation authentique.

D'abord le président de la République a le pouvoir d'interprétation authentique. Cependant il doit prendre en considération la réaction éventuelle des deux assemblées, car ces dernières pourraient le mettre en accusation pour haute trahison statuant par un vote identique, et le fait que la Haute Cour de justice peut le condamner pour haute trahison.

Deuxièmement les deux assemblées ont le pouvoir d'interprétation authentique pour traduire le président de la République devant la Haute Cour de justice. Mais elles n'ont pas elles‑mêmes le pouvoir de le juger. Ce pouvoir n'appartient qu'à la Haute Cour de justice.

Enfin la Haute Cour de justice elle aussi a le pouvoir d'interprétation authentique. Elle peut souverainement apprécier si les faits reprochés au président de la République constituent un crime de haute trahison. Mais pour cela, elle doit être préalablement saisie, c'est‑à‑dire que le président de la République doit être mis en accusation par les deux assemblées par un vote identique.

Dans ce schéma, la Constitution n'est pas conçue comme un ensemble de règles juridiques obligatoires, mais plutôt comme un ensemble de règles de jeu. Chaque auteur est en principe libre de choisir son comportement. Mais il doit prendre en considération les réactions des autres organes constitutionnels.

Ainsi, notre schéma d'explication de la procédure de haute trahison est conforme à la conception mécaniste de la constitution[65]. Dans cette conception, la constitution est perçue « comme l'organisation même du pouvoir politique dans l'Etat, dans laquelle les autorités ont des compétences et des moyens d'actions mutuels si bien équilibrés qu'elles ne pourraient pas, même si elles le voulaient, outrepasser leurs pouvoirs. Elles ne sont pas à proprement parler soumises à des obligations mais à des contraintes, qui résultent pour chacune d'elles de son insertion dans un système complexe »[66]. Comme l'affirme Michel Troper, « les conduites des pouvoirs publics ne sont pas perçues comme l'application ou la violation de normes obligatoires[67], mais comme le produit d'un ensemble complexe de causes, parmi lesquelles figurent les dispositions constitutionnelles et leurs relations mutuelles. La question n'est pas de savoir ce qu'une autorité doit faire ou ce qu'il lui est permis de faire, mais ce qu'il lui sera possible de faire »[68]. En d'autres termes, « si l'on considère... les dispositions constitutionnelles non pas isolément, mais dans leurs relations mutuelles, on doit constater non qu'elles obligent ou habilitent, mais qu'elles rendent possibles des stratégies. Si la Constitution est un ensemble de règles, ce ne sont pas des règles juridiques, mais les règles d'un jeu: chacun des acteurs choisit entre plusieurs conduites, non pas en fonction de la formulation linguistique des dispositions, mais en considérant les réactions qu'il peut déclencher de la part de ses partenaires »[69].

Michel Troper conclut que la constitution « n'est pas obligatoire, mais dans la mesure où elle englobe tous les pouvoirs publics dans un faisceau de relations nombreuses et complexes, elle limite la liberté de chacun de déterminer seul ses propres compétences. Cette limitation n'est pas d'ordre juridique. Il ne s'agit pas d'obligation, mais de contrainte »[70].

Par exemple, le président de la République peut refuser de donner suite à une proposition de révision constitutionnelle adoptée en termes identiques par deux assemblées, mais il doit savoir que cet acte peut provoquer la réaction des assemblées, et par conséquent elles peuvent l'accuser de haute trahison, ainsi que la Haute Cour de justice peut le condamner.

Les deux assemblées, organes d'accusation, ont le pouvoir d'accuser le président de la République. Mais la condamnation dépend de la Haute Cour de justice. De plus l'Assemblée nationale doit savoir que le président de la République peut la dissoudre en réaction.

Il semble c'est la Haute Cour de justice qui a la compétence de dire le dernier mot, c'est‑à‑dire le pouvoir d'interprétation authentique. Mais elle doit encore prendre en considération les réactions des autres organes constitutionnels, ainsi que celles des groupes de pression ; car, en dernière analyse, elle fonctionne dans un système politique.

* * *

Il résulte de tout ce qui précède que la responsabilité du président de la République pour haute trahison est loin de constituer une sanction efficace pour assurer la régularité des lois de révision constitutionnelle aux limites à la révision constitutionnelle. D'ailleurs, la responsabilité du président de la République pour haute trahison comme garantie personnelle n'est pas un moyen en soi efficace, car elle ne touche pas à la force obligatoire de la loi constitutionnelle irrégulière[71]. En d'autres termes, elle laisse subsister la loi de révision constitutionnelle contraire aux limites à la révision constitutionnelle[72].

D'ailleurs rappelons encore une fois que le crime de haute trahison n'est défini ni légalement ni jurisprudentiellement et qu'en France la Haute Cour de justice n'a jamais fonctionné. Par conséquent la responsabilité du président de la République pour haute trahison reste une sanction tout à fait exceptionnelle et théorique. Cependant on peut affirmer, avec le président Dmitri Georges Lavroff, que cette sanction

« n'est pas pour autant inutile, car on conçoit qu'un président de la République abuse de ses pouvoirs et qu'il n'y a ait pas d'autre moyen que la traduction devant la Haute Cour de justice pour mettre fin à une situation contraire au droit »[73].

Ainsi, dans un système où il n'y a pas de contrôle de la constitutionnalité des lois constitutionnelles, la seule sanction envisageable pour assurer le respect des limites à la révision constitutionnelle consiste en la responsabilité du président de la République qu'offre l'institution de haute trahison.

(Continue après les notes)

 


[1]. Voir Tribunal correctionnel de Paris, 3 décembre 1974, Dumont c. Giscard d'Estaing et autres, Jurisclasseur périodique (Semaine juridique), 1975, II, 17969, note Raymond Lindon.

[2]. Lavroff, Le droit constitutionnel..., op. cit., p.517. Egalement Turpin, Droit constitutionnel, op. cit., 2e éd., p.517.

[3]. Jean Foyer, « Haute Cour de justice », Répertoire de droit pénal et de procédure pénal (Encyclopédie Dalloz - Droit pénal), t.II, (p.4, n° 37).

[4]. Lavroff, Le droit constitutionnel..., op. cit., p.517.

[5]. Proposition de Pascal Duprat, Journal officiel, 3 février 1878, p.1023, citée par Antonin Besson, « Haute Cour de justice », Répertoire de droit public et administratif, Mise à jour 1990, Editions Dalloz, vol.II, p.1186. Citée également par Foyer, op. cit., p.4.

[6]. Foyer, op. cit., p.4.

[7]. Duguit, Traité de droit constitutionnel, op. cit., 2e éd., 1924, t.IV, p.810.

[8]. Foyer, op. cit., p.5.

[9]. Hauriou, Précis du droit constitutionnel, op. cit., 2e éd., 1929, p.451-452, 533-536.

[10]. Barthélemy et Duez, Traité de droit constitutionnel, op. cit., p.620-621.

[11]. Antide Moreau, « La haute trahison du président de la République », Revue du droit public, 1987, p.1569.

[12]. Voir Moreau, op. cit., p.1580 ; Foyer, op. cit., p.4, n° 37 ; Besson, op. cit., p.1186 ; Dominique Turpin, « Parfaire l'Etat de droit en reformant ou supprimant la Haute Cour de justice », Les Petites affiches, 4 mai 1992, n° 54, p.40 ; Turpin, Droit constitutionnel, op. cit., 2e éd., p.517 ; Xavier Delcros, « Commentaire des articles 67 et 68 », in François Luchaire et Gérard Conac (sous la direction de -), La Constitution de la République française, Paris, Economica, 2e édition, 1987, p.1183 ; Burdeau, Hamon et Troper, op. cit., 23e éd., p.695 ; Gicquel, op. cit.. p.647-648; Maurice Duverger, Le système politique français, Paris, P.U.F., 20e éd., 1990, p.254. ; Jeanneau, Institutions politiques..., 8e éd. op. cit., p.175; Jean Massot, La présidence de la République en France, Paris, Documentation française, 1977, p.100.

Pierre Desmottes affirme que « la Haute Cour est... libre en ce qui concerne la détermination de la peine [et] ... la qualification des faits ». Selon lui, « cette solution est regrettable sans doute, mais elle est la seule qui corresponde au droit positif » Voir Pierre Desmottes, De la responsabilité pénale des ministres en régime parlementaire français, (Thèse, Université de Caen, Faculté de Droit, mai 1962), Paris, L.G.D.J., 1968, p.276).

Pour Jean-Pierre Rougeaux, « La responsabilité pour haute trahison demeure une responsabilité essentiellement politique et accessoirement politique » (Jean-Pierre Rougeaux, « La Haute Cour de justice sous la Ve République », Revue du droit public, 1978, p.1029) ;

Patrick Auvret observe qu'il y a ici une responsabilité politique associée à la responsabilité pénale. Il propose la distinction des responsabilités politique et pénale (Patrick Auvret, « La responsabilité du chef de l'Etat », Revue du droit public, 1988, p.96-117).

[13]. Besson, op. cit., p.1186, n°29 ; Duverger, Le système politique française, 20e éd., op. cit., p.254.

[14]. Gicquel, op. cit., 11e éd., p.648. Maurice Hauriou remarque que les « inculpés seront... des hommes politiques... et qu'il s'agira toujours de faire juger un crime politique et des personnages politiques par un tribunal politique » (Hauriou, op. cit., 1929, p.536. C'est nous qui soulignons).

[15]. Vedel, Droit constitutionnel, op. cit., p.429, 541-547.

[16]. Foyer, op. cit., p.4, n°37.

[17]. Besson, op. cit., p.1186, n°23.

[18]. Foyer, op. cit., p.4, n°39.

[19]. A ce propos on invoque la décision rendue par la Cour des Pairs le 21 décembre 1830 lors du jugement des ministres de Charles X. La Cour a affirmé sa souveraineté à l'effet de qualifier les faits punissables et de déterminer les peines. Voir Desmottes, op. cit., p.200-201. Egalement Raymond Lindon et Daniel Amson, La Haute Cour : 1789-1987, Paris, P.U.F., Coll. « Politique d'aujourd'hui », 1987, p.38-39. La même solution a été affirmée par le Sénat de la IIIe République, constitué en Cour de justice, dans son arrêt Malvy du 6 août 1918 : « Il appartient à la Cour de justice usant du pouvoir souverain qu'elle tient de l'article 12 de la loi du 16 juillet 1875, de qualifier les faits et de déterminer les peines ». Voir Desmottes, op. cit., p.2209-235. Egalement Lindon et Amson, op. cit., p.98.

[20]. Esmein, op. cit., t.II, p.226.

[21]. Georges Vedel, « La compétence de la Haute-Cour », in Mélanges dédies à M. le professeur Joseph Magnol, Paris, Librairie du Recueil Sirey, 1948, p.393-422; Vedel, Droit constitutionnel, op. cit., p.430-431, 546-547.

[22]. Vedel, Droit constitutionnel, op. cit., p.546.

[23]Ibid.

[24]Ibid., p.547.

[25]Ibid.

[26]Ibid.

[27]. Foyer, op. cit., p.4, n° 41.

[28]Ibid.

[29]. Besson, op. cit., p.1186, n°21.

[30]. Foyer, op. cit., p.4, n°38. D'ailleurs cette différence a été réaffirmée d'une façon encore plus forte par la loi constitutionnelle n° 93-952 du 27 juillet 1993. Cette loi, en instituant une Cour de justice de la République qui a pour mission de rendre des jugements à l'encontre des membres du Gouvernement, distingue radicalement la responsabilité du président de la République pour haute trahison de la responsabilité pénale des membres du Gouvernement, non seulement du point de vue des conditions de la responsabilité, mais aussi quant aux organes devant lesquels ils seront jugés.

[31]. Le crime de « trahison » avait été défini par les articles 70 à 72 de l'ancien Code pénal.

[32]Le nouveau Code pénal, Loi n° 92-683 du 22 juillet 1992, Portant réforme des dispositions générales du Code pénal. Entrée en vigueur : le 1er mars 1994. Loi n°92-1336 du 16 décembre 1992, art.373 modifié par loi n° 93-913 du 19 juillet 1993.

[33]. Art. 411-2, 411-3.

[34]. Art. 411-4, 411-5.

[35]. Art. 411-6 à 411-8.

[36]. Voir par exemple, Lavroff, Le droit constitutionnel..., op. cit., p.517 ; Turpin, Droit constitutionnel, op. cit., p.517 ; Turpin, « Parfaire l'Etat de droit... », op. cit., p.41 ; Foyer, op. cit., p.4, n° 39 ; Besson, op. cit., p.1186, n°29 ; Rougeaux, op. cit., p.1029 ; Burdeau, Hamon et Troper, op. cit., 1993, p.694.

[37]. Art. 410-1 à 414-9. Les « atteintes aux intérêts fondamentaux de la nation » correspondent aux « crimes et délits contre la sûreté de l'Etat » de l'ancien Code pénal (art.70 à 103).

[38]. Hauriou, op. cit., 2e éd., p.415.

[39]. A. Bard et P. Robiquet, La Constitution de 1875, Paris, 1876, p.270, cité par Moreau, op. cit., p.1579, note 192.

[40]Commission de la Constitution, séance du 28 août 1946, p.382, cité par Desmottes, op. cit., p.274, note 13.

[41]. Vedel, Droit constitutionnel, op. cit., p.431.

[42]. Prélot, Institutions politiques..., op. cit., p.641 cité par Moreau, op. cit., p.1579.

[43]. Turpin, Droit constitutionnel..., op. cit., p.517.

[44]. Lavroff, Le droit constitutionnel..., op. cit., p.517-518.

[45]. Desmottes, op. cit., p.273-274.

[46]. Turpin, « Parfaire l'Etat de droit... », op. cit., p.41.

[47]Ibid., p.41-42.

[48]. Première partie, Titre 1, Chapitre 1, Section 1, § 3, B, 1.

[49]. Voir Première partie, Titre 1, Chapitre 1, Section 1, § 3, 3. (Gaxie, op. cit., p.1334-35 ; Branchet, op. cit., p.32-34).

[50]. Première partie, Titre 1, Chapitre 1, Section 1, § 3, B, 3. (Gaxie, op. cit., p.1334 ; Branchet, op. cit., p.32).

[51]. Voir Première partie, Titre 1, Chapitre 1, Section 1, § 3, C, 1.

[52]. Kelsen, General Theory of Law and State, op. cit., p.xiii et xiv.

[53] Troper, « Un système pur du droit... », op. cit., p.123.

[54]. Voir Première partie, Titre 1, Chapitre 1, Section 1, § 3, B, 1.

[55]. Première partie, Titre 1, Chapitre 1, Section 1, § 3, B, 3. (Gaxie, op. cit., p.1334-35 ; Branchet, op. cit., p.32-34).

[56]. Première partie, Titre 1, Chapitre 1, Section 1, § 3, B, 3. (Gaxie, op. cit., p.1334 ; Branchet, op. cit., p.32).

[57]. Première partie, Titre 1, Chapitre 1, Section 1, § 3, B, 3.

[58]. Première partie, Titre 1, Chapitre 1, Section 1, § 3, B, 3.

[59]. D'ailleurs un tel cas s'est produit à deux reprises en 1973 et en 1974.

[60]. Ce titre, Chapitre 1, Section 1.

[61]. Ce titre, Chapitre 1, Section 2.

[62]. Première partie, Titre 1, Chapitre 1, Section 1, § 3, C, 1.

[63]. Première partie, Titre 1, Chapitre 1, Section 1, § 3, C.

[64]. Lavroff, Le droit constitutionnel..., op. cit., p.518.

[65]. Autrement dit, la « constitution institutionnelle » ou la « constitution comme idée ». Dans le même sens les auteurs parlent encore du « contenu politique de la constitution » ou de la « lecture politique de la constitution » .

[66]. Troper, « La Constitution et ses représentations sous la Ve République », op. cit., p.62.

[67]. C'est nous qui soulignons.

[68]. Troper, « La Constitution et ses représentations sous la Ve République », op. cit., p.68.

[69]. Ibid., p.70.

 

[70]. Michel Troper, « Le problème de l'interprétation et la théorie de la supralégalité», Recueil d'études en hommage à Charles Eisenmann, Paris, Editions Cujas, 1975, p.150. C'est nous qui soulignons.

[71]. Kelsen affirme ceci pour les garanties personnelles en général. Selon lui, les garanties personnelles sont insuffisantes « en ce qu'elles ne touchent pas à la force obligatoire de l'acte irrégulier, et en particulier de la loi inconstitutionnelle » (Kelsen, « La garantie juridictionnelle de la Constitution », op. cit., p.222-223 ).

[72]. Cf. Kelsen, « La garantie juridictionnelle de la Constitution », op. cit., p.251.

[73]. Lavroff, Le droit constitutionnel..., op. cit., p.518.

 


 

 

Sous-section 3
La responsabilité pénale des ministres

peut-elle être mise en jeu en cas d'édiction des lois constitutionnelles contraires aux limites à la révision constitutionnelle ?

 

 

  

Nous venons de voir la question de la mise en jeu de la responsabilité du président de la République pour haute trahison en cas d'édiction des lois constitutionnelles contraires aux limites à la révision constitutionnelle.

Maintenant en suivant toujours le schéma de Hans Kelsen, comme autre sanction répressive personnelle, nous allons voir la question de savoir si la responsabilité pénale des ministres peut être mise en jeu en cas d'édiction d'une loi de révision constitutionnelle qui dépasse ses limites.

D'abord voyons ce problème en général.

Comme nous l'avons déjà noté, selon Kelsen,

« les individus associés à la législation – chef de l'Etat, ministres – peuvent être soumis à une responsabilité pour l'inconstitutionnalité des lois, surtout si la Constitution dispose qu'ils assument par la promulgation ou leur contreseing la responsabilité de la constitutionnalité de la procédure législative. De fait, l'institution de la responsabilité ministérielle, caractéristique des Constitutions modernes, sert aussi à assurer la constitutionnalité des lois »[1].

Ainsi on peut théoriquement affirmer qu'il est possible de mettre en jeu la responsabilité pénale des ministres qui ont accompli des actes dans la procédure législative. Alors les ministres pourront être frappés « de sanctions pénales au cas où ils auraient collaboré à l'édiction d'une loi ‘inconstitutionnelle’ »[2].

A notre avis, ceci pourrait être affirmé aussi en matière de révision constitutionnelle. Ainsi les ministres peuvent être soumis à une responsabilité pour l'irrégularité des lois constitutionnelles, s'ils accomplissent des actes dans la procédure de révision constitutionnelle, tout au moins s'il assure la promulgation des lois constitutionnelles.

Nous allons maintenant examiner de plus près cette question à partir de l'exemple de la France. En d'autres termes, en France, la responsabilité pénale des ministres peut‑elle être mise en jeu en cas d'édiction d'une loi constitutionnelle contraire aux limites à la révision constitutionnelle ?

Pour répondre à cette question, il faut d'abord voir brièvement la responsabilité pénale des ministres en général.

* * *

La loi constitutionnelle n° 93‑952 du 27 juillet 1993[3] introduit un titre X, intitulé « De la responsabilité pénale des membres du Gouvernement » comportant un nouvel article 68-1 ainsi rédigé :

        Art. 68-1. – Les membres du Gouvernement sont pénalement responsables des actes accomplis dans l'exercice de leurs fonctions et qualifiés crimes ou délits au moment où ils ont été commis.

        Ils sont jugés par la Cour de justice de la République.

        La Cour de justice de la République est liée par la définition des crimes et délits ainsi que par la détermination des peines telles qu'elles résultent de la loi.

L'article 68-2 détermine l'organisation[4] de la Cour de justice de la République et la procédure[5] devant cette Cour.

Ainsi la loi constitutionnelle n° 93‑952 du 27 juillet 1993 distingue radicalement la situation de la responsabilité pénale des ministres de la responsabilité du président de la République. Cette loi constitutionnelle, en instituant une Cour de justice de la République qui a pour mission de rendre des jugements à l'encontre des membres du Gouvernement, distingue radicalement la responsabilité du président de la République pour haute trahison de la responsabilité pénale des membres du Gouvernement, non seulement du point de vue des conditions de la responsabilité, mais aussi quant aux organes devant lesquels ils seront jugés.

Selon l'article 68‑1, les ministres sont pénalement responsables des actes accomplis dans l'exercice de leurs fonctions. Ces actes doivent constituer un crime ou délit au moment ou ils ont été commis (art.68‑1, al.1er). Ainsi, la révision constitutionnelle pénale des ministres, à la différence de celle du président de la République, est rattachée à un crime ou à un délit. La Cour de justice de la République est liée par la définition des crimes et délits ainsi que par la détermination des peines telles qu'elles résultent de la loi (art.68‑1, al.3). En d'autres termes, le principe de légalité des délits et des peines (Nullum crimen, nulla poena sine lege) retrouve ainsi sa place habituelle[6].

La responsabilité pénale des ministres peut-elle être mise en jeu devant la Cour de justice de la République en cas d'édiction une loi constitutionnelle contraire aux limites à la révision constitutionnelle ?

La réponse affirmative à cette question dépend de la réalisation de deux conditions.

§ 1. La première condition

La première condition de la responsabilité pénale des membres du Gouvernement est qu'ils accomplissent des actes dans la procédure de révision constitutionnelle. Il est évident que s'il n'y a pas de tels actes, la responsabilité pénale des membres du Gouvernement ne peut pas être mise en question ; car selon l'alinéa 1er de l'article 68‑1, « Les membres du Gouvernement sont pénalement responsables des actes accomplis dans l'exercice de leurs fonctions ».

Maintenant recherchons si cette condition est remplie.

Comme nous l'avons vu dans la première partie[7], dans la Constitution française de 1958, le Gouvernement et le Premier ministre sont associés à la procédure de révision constitutionnelle.

A. Dans la procédure de révision constitutionnelle fixée par l'article 89 de la Constitution, l'intervention du Premier ministre et du Gouvernement pourrait être envisagé dans les cas suivants.

Il peut s'agir d'abord de l'intervention du Premier ministre dans la phase de l'initiative de la révision. Selon l'alinéa 1er de l'article 89, le pouvoir d'initiative du président de la République ne peut s'exercer que « sur proposition du Premier ministre ». En effet, l'initiative du président de la République doit être contresignée par le Premier ministre, car l'article 19 ne mentionne pas l'article 89.

Deuxièmement, dans la phase de l'élaboration de la révision, la procédure de révision est soumise aux mêmes règles que la procédure législative ordinaire[8], en dehors de la condition de vote « par les deux assemblées en termes identiques » (art.89, al.2). Par conséquent, le Gouvernement dispose aussi des mêmes pouvoirs. Par exemple, il a la maîtrise de l'ordre du jour, c'est‑à‑dire qu'il fait venir en discussion devant le Parlement les propositions qu'il veut, et peut enterrer définitivement les autres. Il peut également s'opposer à l'examen de tout amendement qui n'a pas été antérieurement soumis à la commission compétente, recourir à la procédure de « vote bloqué » (art.44), engager sa responsabilité (art.49).

Dans la phase de l'approbation de la révision, le choix entre le référendum et le Congrès appartient au président de la République. Cependant la décision est soumise au contreseing du Premier ministre, en raison de l'exclusion de l'article 89 de la liste limitative prévue par l'article 19 de la Constitution[9]. Dans cette phase également, l'ordre du jour du Congrès est fixé par le décret de convocation, signé par le président de la République et contresigné par le Premier ministre[10]. Dans la procédure référendaire, il appartient au président de la République de fixer la date de consultation et de convoquer les électeurs[11]. Cependant cette décision est soumise au contreseing du Premier ministre, car l'article 19 ne mentionne pas l'article 89.

Enfin, en ce qui concerne la promulgation de la loi constitutionnelle, ce pouvoir appartient au président de la République (art.10), mais il est soumis au contreseing du Premier ministre (art.19).

Encore il faut préciser que selon l'article 19, ces actes du président de la République sont contresignés non seulement par le Premier ministre, mais le cas échéant par les ministres responsables. Par exemple, la loi constitutionnelle n° 93‑952 du 27 juillet 1993 est contresignée par le Premier ministre et le garde des sceaux[12].

B. Dans la procédure de l'article 11[13], la décision du président de la République de recourir au référendum peut être prise sur proposition du Gouvernement. Et celle-ci est soumise à une condition : elle ne peut être présentée que pendant la durée des sessions parlementaires. Il faut préciser qu'ici, ce n'est pas le Premier ministre, mais c'est le Gouvernement qui est compétent pour faire la proposition. Il faut aussi souligner que les actes du président de la République prise dans les cadre de l'article 11, comme la décision du président de la République de recourir ou de ne pas recourir au référendum, ne sont pas soumis au contreseing du Premier ministre (art.19).

Alors maintenant nous pouvons affirmer que la première condition est remplie : il y a des actes accomplis par les membres du Gouvernement dans la procédure de révision constitutionnelle.

En résumé, ces actes sont de deux sortes :

1. Les actes de proposition :

a) L'initiative du président de la République dans le cadre de l'article 89 est soumise à la proposition du Premier ministre (art. 89, al.1er).

b) La décision du président de la République de recourir au référendum dans le cadre de l'article 11 est soumise à la proposition du Gouvernement (art. 11, al.1er).

2. Les pouvoirs dont le Gouvernement dispose dans la phase de l'élaboration de la révision, comme le « vote bloqué », comme l'engagement de la responsabilité du Gouvernement.

3. Les actes de contreseing :

a) Les actes du président de la République pris dans le cadre de l'article 89 sont soumis au contreseing du Premier ministre et le cas échéant des ministres responsables (art.19). Cependant les actes du président de la République pris dans le cadre de l'article 11 ne sont pas soumis au contreseing du Premier ministre (art.19).

b) Les actes de promulgation (art.10) du président de la République des lois constitutionnelles sont soumis au contreseing du Premier ministre et le cas échéant des ministres responsables (art.19).

Alors, les membres du gouvernement sont associés dans certains cas à la procédure de révision constitutionnelle. En d'autres termes, ils accomplissent certains actes dans l'exercice de ces fonctions qui leur sont conférées en vue de réaliser une révision constitutionnelle. Ainsi la première condition de la responsabilité pénale des membres du gouvernement est remplie.

§ 2. La deuxième condition

Mais il y a encore une autre condition pour la mise en jeu de la responsabilité pénale des membres du Gouvernement : ses actes doivent constituer un crime ou un délit au moment ou ils ont été commis (art.68‑1, al.1er).

Maintenant recherchons si cette condition est remplie.

1. On peut d'abord affirmer que le Premier ministre ne doit pas proposer une révision de la Constitution qui serait contraire aux limites à la révision constitutionnelle. Par exemple il ne doit pas proposer la révision de la Constitution « lorsqu'il est porté atteinte à l'intégrité du territoire » (art.89, al.4) ou « durant la vacance du président de la République ou durant la période qui s'écoule entre la déclaration du caractère définitif de l'empêchement du président de la République et l'élection de son successeur » (art.7, in fine). Il ne doit pas non plus proposer une révision de la Constitution qui toucherait à la « forme républicaine du Gouvernement » (art.89 in fine).

2. De même, on peut penser que si la proposition ou le projet de révision est contraire aux limites à la révision constitutionnelle, le Gouvernement ne doit pas utiliser les pouvoirs dont il dispose dans la phase de l'élaboration de la révision, comme le « vote bloqué », comme l'engagement de la responsabilité du Gouvernement pour faire voter la proposition ou le projet.

3. On peut également encore s'interroger sur la question de savoir si le Premier ministre peut et doit ne pas contresigner les actes du président de la République, comme la décision de donner suite aux propositions ou aux projets de révision constitutionnelle qui seraient entachés d'irrégularités graves. Pour cette question on peut reprendre le développement que nous avons fait plus haut concernant la question de savoir si le président de la République a le droit d'interrompre la procédure de révision constitutionnelle.

4. Enfin on peut se demander si le Premier ministre doit refuser de contresigner la promulgation d'une loi de révision constitutionnelle qui est entachée d'irrégularités graves. Sur ce point aussi on peut reprendre le débat concernant la question de savoir si le président de la République a le droit de refuser la promulgation d'une loi constitutionnelle.

Sans entrer dans ce débat concernant le Premier ministre, dans l'hypothèse où l'on admet que le Premier ministre a des obligations, comme celle de ne pas proposer une révision constitutionnelle qui soit contraire aux limites à la révision constitutionnelle, ou de ne pas contresigner un acte du président de la République concernant une proposition de révision constitutionnelle ou une loi de révision constitutionnelle qui est entachée d'irrégularités graves, posons cette question : si le Premier ministre ne respecte pas ces obligations, sa responsabilité pénale peut‑elle être mise en jeu ?

Comme nous l'avons vu, la responsabilité pénale des membres du Gouvernement obéit au principe de la légalité des délits. Selon l'article 68‑1, al.1er, les actes des membres du gouvernement doivent constituer un crime ou un délit au moment où ils ont été commis. De même la Cour de justice de la République est liée par la définition des crimes et délits ainsi que par la détermination des peines telles qu'elles résultent de la loi ».

Ainsi nous avons cherché dans le Code pénal français des dispositions qui incriminent les actes du Premier ministre ou des membres du Gouvernement pris dans la procédure de révision constitutionnelle. Cependant nous n'avons pas trouvé de dispositions pénales qui qualifient comme crimes ou délits les actes du Premier ministre ou des membres du Gouvernement pris dans la procédure de révision constitutionnelle, comme la proposition de révision de la Constitution qui toucherait à la forme républicaine du Gouvernement ou le contreseing de la promulgation d'une loi de révision constitutionnelle contraire à ses limites.

Alors le manquement du Premier ministre à sa charge dans la procédure de révision constitutionnelle n'est pas défini comme un crime ou un délit par les lois pénales, par conséquent on ne peut pas mettre en jeu sa responsabilité pénale.

En conséquence, la deuxième condition n'est pas remplie. Alors la responsabilité pénale des membres du Gouvernement dans le système français ne peut pas être mise en jeu pour leurs actes accomplis dans la procédure de révision constitutionnelle. Par conséquent, la responsabilité pénale des ministres qui était théoriquement une sanction de la régularité des lois de révision constitutionnelle ne l'est pas réellement. En effet, le Code pénal n'incrimine pas les actes des membres du Gouvernement accomplis dans la procédure de révision constitutionnelle.

* * *

Sans aucun doute si les ministres accomplissent des actes en vue de réaliser une révision de la Constitution en dehors du cadre prévu à cet effet, et si ces actes sont qualifiés crimes ou délits par les lois, ils sont pénalement responsables. Par exemple, si les membres du Gouvernement, en vue de réaliser un coup d'Etat, commettent des « actes de violence de nature à mettre en péril les institutions démocratiques », ils sont punissables du crime de l'attentat incriminé par l'article 421-1 du nouveau Code pénal. De même si les membres du Gouvernement décident entre eux de commettre un attentat, « lorsque cette résolution est concrétisée par un ou plusieurs actes matériels », ils sont punissables de « complot » défini par l'article 412-2 du nouveau Code pénal. Mais ceci est une toute autre question. Car, il y a ici une tentative de réviser la Constitution par les voies révolutionnaire, c'est‑à‑dire par le pouvoir constituant originaire. Nous avons examiné cette question plus haut[14].

* * *

Conclusion. – Alors, les garanties répressives personnelles sont loin d'assurer la régularité des lois constitutionnelles. La responsabilité du président de la République pour haute trahison peut être mise jeu, mais le crime de haute trahison n'a été défini ni légalement ni jurisprudentiellement jusqu'à nos jours. Aucun président de la République n'a été pas accusé de haute trahison. Cette sanction théorique reste tout à fait exceptionnelle. Quant à la responsabilité pénale des ministres, elle est complètement hors de question pour assurer la régularité des lois constitutionnelles, car concernant la responsabilité pénale des ministres le principe Nullum crimen et nulla poena sine lege trouve sa place. Et le Code pénal français n'incrimine pas les actes des membres du Gouvernement accomplis dans la procédure de révision constitutionnelle.

En résumé, la responsabilité du président de la République pour haute trahison et la responsabilité pénale des ministres ne sont pas des sanctions efficaces pour assurer la régularité des lois de révision constitutionnelle. D'ailleurs, comme le remarque Hans Kelsen, les garanties personnelles ne sont pas des moyens en soi efficaces ; parce qu'elles ne touchent pas à la force obligatoire de l'acte irrégulier[15]. Selon Kelsen, la constitution est garantie véritablement que lorsque l'annulation des actes inconstitutionnels est possible[16].


 

[1]. Kelsen, « La garantie juridictionnelle de la constitution », op. cit. p.222.

[2]Ibid., p.364.

[3]Journal officiel, 28 juillet 1993.

[4]. Pour l'organisation de la Cour voir Lavroff, Le droit constitutionnel..., op. cit., p.519-522 ; « Cour de justice de la République », in Nouveau répertoire du droit, Mise à jour 1980 à 1994, Paris, Dalloz, 1994, p.452-453 ; Turpin, Droit constitutionnel, op. cit., p.522-523.

[5]. Pour la procédure devant la Cour voir Lavroff, Le droit constitutionnel..., op. cit., p.522-526 ; « Cour de justice de la République », in Nouveau répertoire du droit, Mise à jour 1980 à 1994, op. cit., p.453 ; Turpin, Droit constitutionnel, op. cit., p.522-523.

[6]. Besson, op. cit., p.1186, n°31.

[7]. Première partie, Titre 1, Chapitre 1, Section 1, § 3, B, 1.

[8]. Voir Première partie, Titre 1, Chapitre 1, Section 1, § 3, B, 2. (Gaxie, op. cit., p.1329).

[9]. Voir Première partie, Titre 1, Chapitre 1, Section 1, § 3, B, 2.

[10]. Voir Première partie, Titre 1, Chapitre 1, Section 1, § 3, B, 3. (Gaxie, op. cit., p.1334-35).

[11]. Première partie, Titre 1, Chapitre 1, Section 1, § 3, B, 3. (Gaxie, op. cit., p.1334).

[12]Journal officiel, 28 juillet 1993.

[13]. Voir Première partie, Titre 1, Chapitre 1, Section 1, § 3, C, 1.

[14]. Cette section, Sous-section 1.

[15]. Kelsen, « La garantie juridictionnelle de la constitution », op. cit., p.222.

[16]Ibid., p.223.

 


 

 

Section 2
Les sanctions objectives

(La nullité et l'annulabilité)

 

  

Suivant l'article de Hans Kelsen sur « la garantie juridictionnelle de la constitution »[1], nous arrivons aux sanctions objectives. Selon Kelsen, les sanctions objectives sont principalement la nullité et l'annulabilité de l'acte irrégulier[2].

La nullité « signifie qu'un acte qui prétend à être un acte juridique et spécialement à être un acte étatique n'est pas tel objectivement, parce qu'il est irrégulier, c'est‑à‑dire ne répond pas aux conditions que prescrit pour lui une norme juridique de degré supérieur. Tout caractère juridique fait par avance défaut à l'acte nul, de sorte qu'il n'est pas besoin pour lui de retirer sa qualité usurpée d'acte juridique d'un autre acte juridique »[3].

Par contre, « si un tel acte était au contraire nécessaire, on serait en présence, non d'une nullité, mais d'une annulabilité »[4]. « L'annulabilité de l'acte irrégulier signifie la possibilité de le faire disparaître avec ses conséquences juridiques »[5].

* * *

La nullité et l'annulabilité sont envisagées en général comme deux sanctions différentes. Mais du point du vue du droit positif, la nullité équivaut à l'annulabilité. En effet, dans un ordre juridique étatique, il ne peut y avoir que l'annulabilité, et jamais la nullité de l'acte irrégulier. Avant de passer à l'examen de la question de l'annulabilité des lois de révision constitutionnelle irrégulières, voyons d'abord ce point.

Comme le remarque Hans Kelsen, on peut en principe supposer qu'« une norme qui n'a pas été posée par l'organe compétent ou qui a été posée par un individu qui n'a même pas la qualité d'organe, ou qu'une norme dont le contenu est exclu par la Constitution, doivent être considérées a priori comme nulles et que par conséquent il n'est pas besoin d'un acte en prononçant l'annulation »[6].

En effet il reste un problème : qui va établir la réalisation de ces conditions ? En d'autres termes à qui appartient le pouvoir d'examiner la régularité des actes juridiques ?

On peut envisager deux réponses différentes à cette question :

Première réponse. – Le pouvoir d'examiner la régularité des actes juridiques appartient à chacun. Comme le remarque Hans Kelsen, il est possible qu'un ordre juridique reconnaisse « à tout un chacun le pouvoir de décider si quelque chose se présente avec la prétention d'être une norme juridique a objectivement cette signification, c'est‑à‑dire si la norme a été créée de la façon prescrite par l'ordre juridique et a le contenu exigé ou un contenu permis par cet ordre, et si elle est obligatoire pour lui »[7]. Cette solution se rencontre dans les ordres juridiques décentralisés, comme le droit international[8].

Selon Kelsen, si le pouvoir d'examiner la régularité des actes juridiques appartient à chacun, c'est‑à‑dire si l'on est dans un ordre juridique décentralisé, « la porte est ouverte à des décisions divergentes : un individu déclarera que la norme en question est une norme juridique valable, un autre lui déniera ce caractère »[9]. Ainsi dans un tel ordre juridique, « chacun, autorités publiques comme sujets, a le droit d'examiner en toutes circonstances la régularité de l'acte nul, de le déclarer irrégulier et de le traiter en conséquence comme non valable et non obligatoire »[10].

Deuxième réponse. – Par contre dans les ordres juridiques centralisés, le pouvoir d'examiner la régularité des actes juridiques est limité. Ce pouvoir est réservé uniquement à certaines instances déterminées sous des conditions précises[11].

Dans les ordres juridiques centralisés, « un acte atteint d'un vice juridique quelconque peut ne pas être considéré a priori comme nul, mais seulement annulable »[12].

Alors dans ces ordres juridiques, il faut « traiter les actes des autorités publiques, même irréguliers, comme valables et obligatoires aussi longtemps qu'un autre acte d'une autorité ne les fait pas disparaître »[13], car « avant l'intervention de cet acte, on ne peut pas affirmer en droit la nullité de la norme en question »[14]. C'est‑à‑dire que la décision qui constate la nullité de la norme en question, « même si elle a lieu en forme de déclaration de nullité, signifie en vérité l'annulation rétroactive d'une norme considérée jusqu'alors comme valable »[15]. En résumé cette décision a un caractère constitutif et non pas déclaratif[16].

Par conséquent Kelsen déclare qu'« il ne peut pas y avoir quelque chose de tel qu'une nullité : les normes qui font partie d'un ordre juridique ne peuvent pas être nulles, elles peuvent seulement annulables »[17].

Alors dans un ordre juridique centralisé, un individu peut, « s'il tient l'acte pour nul, lui refuser obéissance »[18]. « Mais, il ne peut le faire qu'à ses propres risques et périls, c'est‑à‑dire au risque de voir l'organe compétent déclarer que ce qu'il a tenu pour nul est en réalité une norme juridique valable, et de voir ordonner en conséquence contre lui-même l'application et l'exécution de la sanction prévue dans cette norme »[19]. « Dans le cas contraire, la décision de l'autorité signifie l'annulation de l'acte avec l'effet rétroactif jusqu'au moment où il a été fait »[20]. En d'autres termes, dans ce cas,

« la nullité ne peut être nullement considérée comme acquise avant la conclusion de la procédure, celle‑ci pouvant conduire à une décision qui la nie, et parce que la décision doit nécessairement avoir un caractère constitutif, même si, dans son texte, elle prononce que l'acte était nul. Du point de vue du droit positif, c'est‑à‑dire de l'autorité qui décide sur l'acte soi disant nul, il n'y a jamais qu'annulabilité, ne fût-ce qu'en ce sens qu'on peut présenter la nullité comme un cas-limite d'annulabilité, – une annulation avec effet rétroactif »[21].

En résumé, la nullité n'est pas différente de l'annulabilité dans les ordres juridiques centralisés. Dans ces ordres, il ne peut pas y avoir une nullité a priori. Cette nullité doit être constatée par l'organe habilité. La norme nulle produit ses effets jusqu'à ce qu'elle ait été déclarée nulle[22].

Ainsi du point de vue de la question de la sanction des lois de révision constitutionnelle, nous n'établissons pas de distinction entre la nullité et l'annulabilité de ces lois. Puisque la nullité ou le constat d'inexistence n'est pas en soi une sanction automatique, la nullité ou le constat d'inexistence aussi pose le même problème que celui que pose l'annulabilité des lois de révision constitutionnelle.

Par conséquent, nous allons poser notre question en termes d'« invalidation » des lois de révision constitutionnelle, non pas de nullité ou d'annulabilité. D'ailleurs, à notre avis le terme « invalidation » exprime mieux la procédure du contrôle de la constitutionnalité. La plupart des Cours constitutionnelles annulent la loi au cas où elle est contraire à la constitution. Mais ceci n'est pas la règle universelle. Par exemple en France, le Conseil constitutionnel n'annule pas les lois qui lui sont déférées, il se prononce seulement « sur leur conformité à la Constitution » (art.61). Ainsi si le Conseil constitutionnel déclare « inconstitutionnelle » une disposition, celle-ci ne peut pas être promulguée (art.62). Ainsi en France la sanction de l'inconstitutionnalité des lois est la « déclaration de non-conformité »[23]. Il faut également signaler que dans les pays où il n'y a pas d'organe spécial chargé de contrôler la constitutionnalité des lois, si les tribunaux se déclarent compétents pour se prononcer sur la question de la conformité des lois à la constitution, ils peuvent refuser d'appliquer une loi inconstitutionnelle dans un cas concret[24]. Comme on le voit, la « nullité » et l'« annulabilité » des lois ne sont pas les seules sanctions de l'inconstitutionnalité des lois. La « déclaration de non‑conformité » et le « refus d'appliquer une loi dans un cas concret » aussi peuvent être une sanction de l'inconstitutionnalité des lois. En effet, la « nullité », l'« annulabilité », la « déclaration de non-conformité » et le « refus d'appliquer une loi dans un cas concret », tous les quatre, sont des moyens permettant l'« invalidation » des lois inconstitutionnelles. Par conséquent, toutes ces moyens peuvent être regroupées sous la notion d'« invalidation ».

C'est pourquoi, à partir de maintenant, nous nous poserons la question de savoir si les lois constitutionnelles peuvent être annulées ou déclarées nulles en termes d'« invalidation » : les lois de révision constitutionnelle contraires aux limites à la révision constitutionnelle peuvent‑elles être invalidées ?

La réponse affirmative à cette question dépend de l'existence d'un contrôle de la constitutionnalité des lois constitutionnelles. Alors, le contrôle de la constitutionnalité des lois constitutionnelles est-il possible ? Nous allons donc essayer de trouver une réponse à cette question. Et ceci fera l'objet du deuxième titre de cette partie.


 

[1]. Kelsen, « La garantie juridictionnelle de la constitution », op. cit., 197-257.

[2]Ibid., p.214.

[3]Ibid.

[4]Ibid.

[5]Ibid., p.217.

[6]. Kelsen, Théorie pure du droit, op. cit., p.369.

[7]Ibid., p.368.

[8]Ibid.

[9]Ibid.

[10]. Kelsen, « La garantie juridictionnelle de la constitution », op. cit., p.214.

[11]Ibid.

[12]Ibid., p.215. Egalement Kelsen dans la Théorie pure du droit, affirme qu'« il ne peut pas y avoir quelque chose de tel qu'une nullité : les normes qui font partie d'un ordre juridique ne peuvent pas être nulles, elles peuvent seulement être annulables » (Kelsen, Théorie pure du droit, op. cit., p.367).

[13]. Kelsen, « La garantie juridictionnelle de la constitution », op. cit., p.215.

[14]. Kelsen, Théorie pure du droit, op. cit., p.369.

[15]Ibid. C'est nous qui soulignons.

[16]Ibid., p.368.

[17]Ibid., p.367. C'est nous qui soulignons.

[18]. Kelsen, « La garantie juridictionnelle de la constitution », op. cit., p.216.

[19]. Kelsen, Théorie pure du droit, op. cit., p.368.

[20]. Kelsen, « La garantie juridictionnelle de la constitution », op. cit., p.217.

[21]Ibid., p.217.

[22]. Cette conclusion est affirmée aussi par la jurisprudence et la doctrine du droit public français. Par exemple A. de Laubadère affirme que « la nullité doit être constatée par une autorité publique. L'acte nul produit ses effets jusqu'à ce qu'il ait été annulé » (A. de Laubadère, Traité de droit administratif, Paris, L.G.D.J., t.I, 11e édition, 1990, p.532). Jean-Marie Auby et Roland Drago notent qu'« il est assez difficile de déterminer la différence qui sépare cette déclaration [de nullité] d'une annulation (Jean-Marie Auby et Roland Drago, Traité de contentieux administratif, t.II, Paris, L.G.D.J., 3e édition, 1984, p.443). Voir également, René Chapus, Droit administratif général, t.I, Paris, Montchrestien, 6e édition, 1993, n°1034, p.742‑745).

[23]. Le Conseil constitutionnel peut déclarer la disposition contestée conforme à la Constitution sous réserve d'interprétation. Dans ce cas, on parle de la « déclaration de conformité sous réserve ». Voir à ce propos Lavroff, Le droit constitutionnel..., op. cit., p.202‑204. Egalement, la décision de non-conformité peut être totale ou partielle (Ibid., p.204).

[24]. Burdeau, Hamon et Troper, op. cit., 23e éd., p.79.

 

 


(c) Kemal Gözler, 1995 (Theèse), 1997 (Livre), 2004 (Version d'internet). Il est interdit de reproduire intégralement ou partiellement le present ouvrage sans autorisation da l'auteur. Cependant vous pouvez imprimer une copie en papier de ce livre, pour votre usage strictement personnel et non commercial. Vous pouvez également enregistrer ce livre sur votre PC pour le lire offline plus tard.

 

Cet ouvrage peut être citée sous les formes suivantes:

Kemal Gözler, Le pouvoir de révision constitutionnelle, Villeneuve d'Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 1997, 2 Volumes, 774 p. (www.anayasa.gen.tr/pcr.htm).

ou

Kemal Gözler, Le pouvoir de révision constitutionnelle, Thèse pour le doctorat en droit, Directeur de recherches: Prof. Dmitri Georges Lavroff, Université Montesquieu - Bordeaux IV, Faculté de droit,  des sciences sociales et politiques, 1995, 774 p. (www.anayasa.gen.tr/pcr.htm).


 

IMPRESSUM

Editeur: Kemal Gözler

E-Mail:

twitter.com/k_gozler

Cette page: www.anayasa.gen.tr/these-partie2-titre1.htm 

La page à laquelle cette page est liée: www.anayasa.gen.tr/pcr.htm

Page d'accueil: www.anayasa.gen.tr

Date de création: 4 april 2004

Dernière mise à jour: 27 octobre 2020, v2.