SITE INTERNET DU DROIT CONSTITUTIONNEL TURC
Kemal Gözler, Le pouvoir de révision constitutionnelle, Villeneuve d'Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 1997, 2 volumes, 774 pages.
Kemal Gözler, Le pouvoir de révision constitutionnelle, Thèse pour le doctorat en droit, Directeur de recherches: Prof. Dmitri Georges Lavroff, Université Montesquieu - Bordeaux IV, Faculté de droit, des sciences sociales et politiques, 1995, 774 p.
(Page liée: https://www.anayasa.gen.tr/pcr.htm)
(Cliquez ici pour le format PDF)
Avant de passer à l'examen des limites à l'exercice du pouvoir de révision constitutionnelle, il convient d'abord de voir, dans un titre préliminaire, quelques notions générales que nous allons utiliser tout au long de notre travail. Egalement, dans ce titre, nous nous proposons d'étudier quelques questions préalables, telles que la question de savoir si le pouvoir de révision constitutionnelle peut être limité et celle de savoir si le pouvoir constituant originaire est permanent.
Alors le plan du titre préliminaire s'affiche ainsi :
Chapitre 1. - Les notions générales
Chapitre 2. - Les questions préalables
Dans ce chapitre nous allons voir les notions de pouvoir constituant en général, des pouvoirs constitués, du pouvoir constituant originaire et du pouvoir constituant dérivé. Nous n'allons pas définir ces notions tour à tour, mais nous allons étudier les distinctions qui sont faites entre elles.
Ainsi nous allons voir d'abord la distinction du pouvoir constituant et des pouvoirs constitués (§ 1), ensuite la distinction du pouvoir constituant originaire et du pouvoir constituant dérivé (§ 2).
Montesquieu divise la puissance étatique en trois pouvoirs tels les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire[1]. Il examine les titulaires de ces trois pouvoirs, c'est‑à‑dire le monarque, les assemblées et les tribunaux, en prenant ceux-ci tels qu'il les trouve historiquement constitués. Mais rationnellement, comme le remarque Carré de Malberg, « d'où ces autorités tirent-elles leur puissance ? Comment s'opère entre elles l'attribution des pouvoirs à séparer »[2] ? Le raisonnement de Montesquieu, surtout dans le chapitre De la constitution d'Angleterre[3], « éveille et pose à chaque instant la question du pouvoir constituant ; mais il ne le résout point et ne l'aborde même pas »[4].
Mais d'autre part, comme l'indique Carré de Malberg, la théorie de la séparation des pouvoirs devait nécessairement conduire à la théorie du pouvoir constituant[5]. Car une telle séparation est inexplicable sans l'acceptation d'un pouvoir supérieur et antérieur à eux. Il faut donc logiquement « admettre l'existence d'une autorité supérieure et antérieure à eux, capable d'opérer le partage »[6]. On peut donc, avec Carré de Malberg, dire que « la théorie de la séparation des pouvoirs ouvrait la voie à la théorie du pouvoir constituant »[7].
Cependant c'est Sieyès qui a « découvert », le premier, la notion du pouvoir constituant distinct et supérieur à ces trois pouvoirs. Selon Sieyès les pouvoirs créés par la constitution sont des pouvoirs multiples et divisés ; mais déclare-t-il, « tous, sans distinction sont une émanation de la volonté générale, tous viennent du peuple, c'est‑à‑dire de la nation »[8]. Ils émanent donc d'un pouvoir supérieur et unique ; et c'est pourquoi Sieyès dégage immédiatement cette notion fondamentale :
« Une Constitution suppose, avant tout, un pouvoir constituant »[9].
Ainsi, de la notion même de constitution, Sieyès conclut directement à la distinction de ce qu'il appelle le « pouvoir constituant » et les « pouvoirs constitués ». Dans son ouvrage sur le Tiers Etat, il a exprimé d'une façon très claire cette distinction :
« Dans chaque partie, la constitution n'est pas l'ouvrage du pouvoir constitué, mais du pouvoir constituant »[10].
Egalement, il a repris la même distinction dans un discours prononcé à la Convention, lors de la séance du 2 thermidor An III :
« Une idée saine et utile fut établie en 1788[11] ; c'est la division du pouvoir constituant et des pouvoirs constitués. Elle comptera parmi les découvertes qui font faire un pas à la science ; elle est due aux Français »[12].
En suivant Sieyès, on peut définir le pouvoir constituant comme le « pouvoir de faire la constitution »[13] et les pouvoirs constitués comme les « pouvoirs créés par la constitution »[14].
Les pouvoirs constitués sont donc ceux de l'Etat dont l'organisation et le fonctionnement sont définis par la constitution. C'est‑à‑dire qu'ils sont des pouvoirs d'exercer les diverses compétences juridiques de l'Etat dans le cadre de la constitution.
Mais plus précisément, quels organes de l'Etat faut-il entendre ?
Puisque les pouvoirs constitués sont définis comme les pouvoirs d'exercer les diverses compétences juridiques de l'Etat, les organes qui utilisent ces compétences sont donc des pouvoirs constitués. Comme on le sait, il y a principalement trois sortes de compétence juridique de l'Etat, qui sont les compétences législative, exécutive et judiciaire ; parallèlement, alors, il y a principalement trois organes constitués : les organes législatif, exécutif et judiciaire.
En ce qui concerne la relation entre le pouvoir constituant et les pouvoirs constitués, notons qu'il y a une hiérarchie entre eux. Le pouvoir constituant est supérieur aux pouvoirs constitués[15]. En d'autres termes, c'est seulement le pouvoir constituant qui est souverain, non pas les pouvoirs constitués. Cependant la distinction du pouvoir constituant et des pouvoirs constitués n'a pas été conçue pour incarner la souveraineté dans l'Etat[16]. Au contraire cette distinction repose sur une base libérale. Dans son climat d'origine, c'est‑à‑dire à l'époque de la révolution française, cette distinction a été préparée afin de limiter la puissance des organes constitués, notamment celle de l'organe législatif et pour assurer la garantie des droits de l'homme. Ainsi dans cette conception, chaque organe constitué, surtout l'organe législatif, ne peut exercer que la compétence qui lui est attribuée dans la constitution par le pouvoir constituant. En définitive, comme le remarque Georges Berlia, « il y aura des lois constitutionnelles, dues à l'exercice du pouvoir constituant, distinctes des lois ordinaires et supérieures à celles-ci, afin qu'il y ait un terrain interdit à l'action législative. Ainsi le pouvoir constituant est né de la volonté de diminuer la puissance législative »[17].
* * *
Comme on vient de le voir, le pouvoir constituant se définit comme le « pouvoir de faire la constitution » et les pouvoirs constitués comme les « pouvoirs créés par la constitution ».
Les pouvoirs constitués restent en dehors de notre travail.
Seul le pouvoir constituant nous intéresse. Reprenons alors sa définition : le pouvoir constituant est celui de faire la constitution.
Qu'est-ce alors qu'une constitution ? Par quel critère une constitution se distingue‑t‑elle des lois ordinaires ? A ce propos, il y a deux critères proposés : un critère matériel et un critère formel.
Selon le critère matériel, la constitution est l'ensemble des règles, écrites ou coutumières, qui déterminent l'organisation et le fonctionnement des organes de l'Etat[18].
Par contre, selon le critère formel, la constitution est l'ensemble des règles qui occupent le rang le plus élevé dans la hiérarchie des normes et qui sont établies et révisées selon une procédure spéciale et supérieure à celle utilisée pour la loi ordinaire[19].
Nous définissons la constitution par le critère formel. Et cela pour deux raisons.
Premièrement, notons que la définition matérielle de la constitution est une définition assez vague, qui dépend de la conception personnelle des auteurs. Nous avons défini plus haut la constitution au sens matériel comme l'ensemble des règles qui déterminent l'organisation et le fonctionnement des organes de l'Etat. Cependant il faut noter que différents auteurs utilisent diverses autres expressions dans cette définition au lieu de celle d'« organes de l'Etat ». Par exemple Carré de Malberg utilise le terme « pouvoirs publics »[20] ; Joseph‑Barthélemy et Paul Duez parlent de « l'organisation de l'Etat »[21] ; Charles Debbasch et ses amis du « pouvoir politique »[22] ; Paolo Biscaretti Di Ruffia, de « la structure essentielle de l'Etat »[23] ; Michel Henri Fabre, de « l'organisation politique, sociale, économique de l'Etat »[24]. Enfin, en partant toujours du même critère les divers auteurs donnent des définitions encore plus différentes. Par exemple, Georges Vedel (ainsi que Jean Gicquel) définit la constitution au sens matériel comme « l'ensemble des règles de droit les plus importantes de l'Etat »[25]. Mais, comme le demande Otto Pfersmann, « quel est le critère de l'importance »[26] ? Chaque auteur donne les différentes « règles les plus importantes ». Par exemple selon Georges Vedel, « sont règles constitutionnelles celles qui déterminent la forme même de l'Etat (unitaire ou fédéral), la forme de son gouvernement (républicain ou monarchique), les organes qui le dirigent et la manière dont ils sont constitués, les compétences dont ils sont investis, les droits des citoyens »[27]. Par contre selon Jean Gicquel, « on englobe sous cette dénomination, les trois séries ci-après : les règles relatives à la forme de l'Etat, à l'exercice de la souveraineté entre les pouvoirs constitués (régime parlementaire ou présidentiel, etc.) et celles concernant les droits des citoyens »[28]. Cette différence montre très bien qu'il n'y a pas de critère objectif de cette importance. En conséquence on peut dire qu'on ne peut pas faire une définition objective de la constitution en partant du critère matériel.
Deuxièmement, comme l'a montré Carré de Malberg, la notion matérielle de la constitution est « dépourvue de valeur, du moins au point de vue juridique. En droit, le critérium qui permet de discerner les lois constitutionnelles des lois ordinaires, réside uniquement dans un élément de forme : la notion de Constitution est purement formelle »[29]. Georges Vedel lui aussi est du même avis. « Ce qui est essentiel, dit-il, du point de vue de la technique juridique dans la théorie générale de la Constitution, c'est le point de vue formel »[30]. Car c'est lui seul qui permet de distinguer les lois constitutionnelles des lois ordinaires. Enfin notons que la conception matérielle de la constitution n'est pas retenue en droit français[31].
En conséquence nous pouvons préciser que le mot « constitution » que nous avons utilisé dans la définition du pouvoir constituant est pris dans son sens formel. Nous pouvons alors redéfinir le pouvoir constituant comme le pouvoir de faire la constitution au sens formel. c'est‑à‑dire l'ensemble des règles, quel que soit leur objet, qui occupent le rang le plus élevé dans la hiérarchie des normes juridiques.
* * *
Après avoir ainsi vu la distinction du pouvoir constituant et des pouvoirs constitués, voyons maintenant la distinction du pouvoir constituant originaire et du pouvoir constituant dérivé.
On distingue en général deux types de pouvoir constituant. Cependant dans la doctrine constitutionnelle, il n'y a pas d'unanimité pour l'appellation de ces deux pouvoirs constituants. Le premier type de pouvoir constituant est appelé généralement le « pouvoir constituant originaire »[32]. A la place de cette expression, certains auteurs emploient celle de « pouvoir constituant initial », ou celle de « pouvoir constituant stricto sensu »[33], ou « pouvoir constituant » tout court[34]. Le deuxième type de pouvoir constituant est appelé généralement le « pouvoir constituant dérivé »[35]. Egalement, à la place de cette dénomination certains auteurs préfèrent les appellations suivantes : « pouvoir constituant institué »[36], « pouvoir constituant constitué », « pouvoir de révision constitutionnelle », « pouvoir de révision de la constitution » ou simplement « pouvoir de révision »[37].
Quant à nous, nous choisissons pour l'instant les appellations les plus courantes, c'est‑à‑dire celles de « pouvoir constituant originaire » et de « pouvoir constituant dérivé ».
Quelques soient leurs appellations, le vrai problème est celui de savoir par quel critère on les distingue. En effet, plusieurs auteurs définissent plus ou moins différemment le pouvoir constituant originaire et le pouvoir constituant dérivé. Néanmoins on peut identifier deux grands courants dans la doctrine sur la distinction du pouvoir constituant originaire et du pouvoir constituant dérivé. Le premier propose un critère formel de distinction. Le deuxième opère la distinction par un critère matériel. Le premier est représenté par les auteurs positivistes tels que par Raymond Carré de Malberg, Georges Burdeau, Roger Bonnard, alors que le deuxième par les auteurs non positivistes tels que Carl Schmitt et récemment Olivier Beaud. Il nous semble que le premier représente la doctrine majoritaire. Nous allons voir d'abord la distinction formelle ensuite la distinction matérielle entre ces deux pouvoirs constituants.
Mais avant même de voir cette distinction, il convient de faire une remarque préliminaire sur son origine doctrinale.
D'abord notons que la distinction du pouvoir constituant originaire et du pouvoir constituant dérivé ne trouve pas son origine dans la théorie de Sieyès. Il est vrai que, comme on vient de l'expliquer, Sieyès est le principal explorateur de la notion de pouvoir constituant. C'est lui qui la première fois a distingué le pouvoir constituant des pouvoirs constitués. Cependant on ne trouve pas, dans l'ouvrage de Sieyès, la moindre trace de l'idée d'une distinction entre pouvoir constituant originaire et le pouvoir constituant dérivé. De plus toute la théorie de Sieyès est diamétralement opposée à l'existence d'un pouvoir constituant dérivé qui sera limité par les conditions prévues par la constitution. En effet, comme on va le voir plus bas[38], Sieyès défend une thèse que l'on peut appeler « la permanence du pouvoir constituant originaire ». Selon lui, la nation ne peut être soumise à aucune constitution[39]. En d'autres termes, la nation est libre et indépendante de toutes formes juridiques pour changer sa constitution[40]. Par conséquent, elle a le droit originaire de réviser ses institutions en dehors des procédures prévues par la constitution[41]. En effet, dire que la nation a le droit de réviser la constitution en dehors des formes prévues par la constitution revient à nier toute distinction entre le pouvoir constituant originaire et le pouvoir constituant dérivé. C'est pourquoi, Sieyès n'a envisagé qu'un pouvoir constituant originaire permanent. En conséquence, non seulement Sieyès n'a pas « découvert » la distinction du pouvoir constituant originaire et du pouvoir constituant dérivé, mais encore sa théorie tout entière est diamétralement opposée à une telle distinction[42].
La « découverte » de la distinction du pouvoir constituant originaire et du pouvoir constituant dérivé ne date que du XXe siècle. Comme on va le voir plus bas, cette distinction a été pour la première fois développée d'une façon systématique par Raymond Carré de Malberg[43]. Cependant, il est loin d'être le parrain de ces appellations. En reprenant la distinction de Carré de Malberg, Georges Burdeau, dans sa thèse de doctorat, a baptisé ces deux pouvoirs constituants comme le « pouvoir constituant stricto sensu » et le « pouvoir de révision »[44]. Cependant, ces appellations ne sont pas retenues dans la doctrine constitutionnelle. En effet c'est à Roger Bonnard que revient le parrainage de ces deux pouvoirs constituants. Dans un article publié dans la Revue du droit public en 1942[45], il a consacré la distinction entre ces deux pouvoirs constituants sous la double appellation de « pouvoir constituant originaire » et de « pouvoir constituant institué »[46]. Depuis Roger Bonnard la distinction entre le pouvoir constituant originaire et le pouvoir constituant dérivé (institué) est devenue classique dans la doctrine française de droit constitutionnel. Néanmoins le pouvoir constituant « institué » de Roger Bonnard a été ainsi rebaptisé par Georges Vedel comme le pouvoir constituant « dérivé »[47]. Il nous semble que l'appellation de pouvoir constituant « dérivé » est plus usitée que celle de pouvoir constituant « institué »[48].
Après avoir fait cette remarque préliminaire, nous pouvons maintenant passer à l'examen des conceptions formelle et matérielle de la distinction du pouvoir constituant originaire et du pouvoir constituant dérivé.
Dans cette conception, le pouvoir constituant dérivé et le pouvoir constituant originaire se distinguent par les critères formels. Nous allons d'abord étudier, dans l'ordre chronologique, les auteurs qui ont proposé ces critères (1), ensuite les points sur lesquels le pouvoir constituant originaire et le pouvoir constituant dérivé diffèrent (2). Enfin nous allons voir que, dans cette conception, il y a non seulement une distinction, mais aussi une identification entre le pouvoir constituant originaire et le pouvoir constituant dérivé (3).
La conception formelle de la distinction du pouvoir constituant originaire et du pouvoir constituant dérivé est défendue par les auteurs positivistes. Elle a été pour la première fois envisagée par Raymond Carré de Malberg, développée ensuite par Georges Burdeau (alors positiviste), Roger Bonnard et d'autres.
Nous trouvons, pour la première fois, chez Carré de Malberg, une distinction claire entre le pouvoir constituant originaire et le pouvoir constituant dérivé.
D'abord, Carré de Malberg fait une distinction entre le pouvoir constituant dans l'établissement de la première constitution de l'Etat[49] et le pouvoir constituant dans l'Etat une fois formé[50].
Selon lui, la question du pouvoir constituant dans l'établissement de la première constitution de l'Etat n'est pas une question d'ordre juridique[51]. Selon l'auteur,
« la formation initiale de l'Etat, comme aussi sa première organisation, ne peuvent être considérées que comme un pur fait, qui n'est susceptible d'être classé dans aucune catégorie juridique, car ce fait n'est point gouverné par des principes de droit »[52].
En revanche selon Carré de Malberg, le pouvoir constituant dans l'Etat une fois formé est un pouvoir d'ordre juridique et il peut être étudié comme un « organe de l'Etat ». Il affirme que la théorie de l'organe de l'Etat « s'adapte parfaitement à l'exercice du pouvoir constituant... dans l'Etat une fois formé »[53]. Ainsi selon lui,
« dans les collectivités érigées en Etats, le pouvoir constituant de la collectivité, placé par le fait même de l'organisation de celle-ci dans l'Etat, devra être mise en oeuvre par les organes mêmes que la Constitution assigne, à cet effet, à l'être collectif national. Ces organes pourront être, soit une assemblée spécialement élue dans ce but, soit le corps des citoyens actifs agissant par la voie du gouvernement direct, soit encore une ou plusieurs des autorités constituées elles-mêmes. Mais quelles que soient les personnes ou les assemblées appelées à exercer la fonction constituante, elles présenteront le caractère juridique d'organes étatiques »[54].
Ensuite Carré de Malberg divise le pouvoir constituant en deux, selon les circonstances dans lesquelles « le pouvoir constituant est appelé à s'exercer »[55], comme le pouvoir constituant exercé dans les circonstances révolutionnaires[56] et le pouvoir constituant exercé dans les circonstances paisibles, régulières et juridiques[57].
Le premier type de pouvoir constituant[58] s'exerce « en dehors du droit établi par la Constitution en vigueur »[59]. Car,
« à la suite d'un bouleversement politique résultant d'une révolution ou d'un coup d'Etat, il n'y a plus ni principes juridiques, ni règles constitutionnelles : on ne se trouve plus ici sur le terrain du droit, mais en présence de la force »[60].
« Dans toutes ces circonstances, affirme-t-il, la Constitution nouvelle ne sera point confectionnée selon la procédure, le mode constituant et les formes, qui avaient été prévus et prescrits pas sa devancière. Celle-ci ayant été radicalement détruite par l'effet même du coup d'Etat ou de la révolution, il ne reste plus rien d'elle ; et par suite, elle ne peut plus fournir d'organes pour la confection de la Constitution future... Ainsi, entre la Constitution ancienne, dont il a été fait table rase, et la Constitution nouvelle, qui reste à faire de toutes pièces, il n'existe pas de lien juridique ; mais il y a, au contraire, entre elles une solution de continuité, un interrègne constitutionnel, un intervalle de crise »[61].
Selon Carré de Malberg, il faut laisser de côté cette première hypothèse, dans laquelle l'exercice du pouvoir constituant n'est point régi par le droit ;
« car, il n'y a point place dans la science du droit public pour un chapitre consacré à une théorie juridique des coups d'Etat ou des révolutions et de leurs effets »[62].
En revanche, d'après Carré de Malberg, dans les circonstances paisibles[63], la situation est toute autre. En effet, si « l'on fait abstraction des révolutions et des coups d'Etat »[64], la révision constitutionnelle « devra s'opérer suivant les règles fixées par la Constitution »[65]. Alors, selon lui, quand il y aura lieu de réviser la constitution, il ne sera nullement nécessaire de procéder à une révolution ; mais il suffira de faire intervenir les organes que la Constitution elle-même a fixés à cet effet[66]. Ainsi Carré de Malberg conclut que « cet exercice du pouvoir constituant rentre purement et simplement dans le cadre de la théorie générale et normale de l'organe d'Etat »[67].
De plus, selon Carré de Malberg,
« les organes dits constituants ne peuvent pas plus que les organes constitués avoir de pouvoirs antérieurs à la Constitution. Tout organe, même celui qui est appelé à exercer la puissance constituante, procède essentiellement de la Constitution et tient d'elle sa capacité. A ce point de vue, on peut même dire qu'il n'existe pas, à proprement parler, d'organe constituant : il n'y a dans l'Etat que des organes constitués »[68].
Comme on le voit, Carré de Malberg distingue les deux types de pouvoirs constituants. L'un s'exerce dans les circonstances révolutionnaires, l'autre dans le cadre d'une constitution en vigueur. Cette distinction correspond à celle du pouvoir constituant originaire et du pouvoir constituant dérivé. Cependant Carré de Malberg n'emploie pas les expressions « pouvoir constituant originaire » et « pouvoir constituant dérivé (ou institué) » ; d'ailleurs, il ne donne pas même d'appellations univoques à ces deux pouvoirs qu'il a explorés.
A propos du phénomène que l'on appelle aujourd'hui le « pouvoir constituant originaire », il parle de la « formation initiale de l'Etat »[69], de l'exercice du pouvoir constituant « dans les circonstances révolutionnaires »[70] ou « en dehors du droit établi par la Constitution en vigueur »[71], etc.
Egalement à propos de ce que l'on appelle aujourd'hui le « pouvoir constituant dérivé ou institué », il parle de « l'exercice du pouvoir constituant dans l'Etat une fois formé »[72], de l'exercice du pouvoir constituant « dans les collectivités érigées en Etats »[73], du pouvoir constituant « mis en oeuvre par les organes mêmes que la Constitution assigne à cet effet »[74] ; des « organes de l'Etat appelés à exercer la fonction constituante »[75] ; du pouvoir constituant présentant « le caractère juridique d'organes étatiques »[76]. le pouvoir constituant exercé « dans les circonstances paisibles »[77] ; l'exercice du pouvoir constituant rentrant « dans le cadre de la théorie de l'organe d'Etat »[78] ; le pouvoir constituant procédant de la Constitution[79] ; « la notion juridique du pouvoir constituant »[80].
En conclusion, même si Carré de Malberg est le principal explorateur de la distinction du pouvoir constituant originaire et du pouvoir constituant dérivé, il ne lui appartient pas la dénomination de ces deux pouvoirs constituants. En effet, on ne voit pas dans chez Carré de Malberg d'effort pour donner des noms différents à ces deux pouvoirs constituants.
Georges Burdeau[81], étant un disciple de Carré de Malberg, dans sa thèse de doctorat soutenue en 1930, a souligné qu'il faut établir une distinction entre ces deux pouvoirs constituants[82]. Georges Burdeau constate que « la doctrine traditionnelle, sous le terme unique de pouvoir constituant, englobe deux notions tout à fait différentes »[83]. Il les appelle le « pouvoir constituant stricto sensu » et le « pouvoir de révision »[84].
Le pouvoir constituant stricto sensu est « celui qui établit la première constitution »[85]. Selon Georges Burdeau, « c'est un pouvoir de fait qui, par conséquent, est extérieur au droit »[86]. Il existe « après tous les mouvements révolutionnaires »[87].
Par contre, selon lui, le pouvoir de révision est « le pouvoir dont un organe est statutairement investi pour modifier ou remplacer la règle fondamentale qui est au sommet du système des normes étatiques »[88]. Ce pouvoir est « considéré à travers l'ordre juridique »[89]. Il tire sa compétence de « l'ordre juridique en vigueur, et, au premier chef, de la constitution »[90].
Comme Carré de Malberg, Georges Burdeau aussi affirme que l'examen du pouvoir constituant stricto sensu « échappe totalement à l'analyse juridique »[91]. « En réalité, dit l'auteur, le juriste ne devrait parler que du pouvoir de révision et jamais du pouvoir constituant proprement dit, celui qui établit la première constitution, n'est qu'un fait »[92].
Comme on le voit, Georges Burdeau a exprimé d'une façon la plus claire la distinction entre le pouvoir constituant originaire et le pouvoir constituant dérivé. Cependant, comme Carré de Malberg, lui non plus n'est pas le parrain des ces appellations. En effet, Georges Burdeau a baptisé ces deux pouvoirs constituants comme le « pouvoir constituant stricto sensu » et le « pouvoir de révision ». Cependant, ces appellations ne sont pas généralement retenues dans la doctrine constitutionnelle.
En effet c'est à Roger Bonnard qu'appartient la dénomination de ces deux pouvoirs constituants. Dans un article publié dans la Revue du droit public en 1942[93], il a consacré la distinction entre ces deux pouvoirs constituants sous la double appellation de « pouvoir constituant originaire » et de « pouvoir constituant institué »[94].
Selon l'auteur, le pouvoir constituant originaire est « un pouvoir existant en dehors de toute habilitation constitutionnelle »[95]. Il intervient « pour faire une constitution alors qu'il n'y a pas... ou qu'il n'y a plus de constitution en vigueur. Ce qui se produit au moment de la création d'un nouvel Etat ou après une révolution qui a renversé la constitution existante »[96].
Par contre, « le pouvoir constituant institué est celui qui existe en vertu d'une constitution et qui a été établi pour venir, le cas échéant, réviser cette constitution »[97]. Ainsi le pouvoir constituant institué « suppose une constitution en vigueur, à la différence du pouvoir constituant originaire qui existe en dehors de toute constitution »[98].
Depuis Roger Bonnard la distinction entre le pouvoir constituant originaire et le pouvoir constituant institué est devenue classique dans la doctrine française de droit constitutionnel.
Cette distinction est reprise d'abord par Guy Héraud dans sa thèse de doctorat soutenu en 1945[99]. Cependant il appelle le pouvoir constituant originaire directement le « pouvoir originaire »[100].
La distinction entre le pouvoir constituant originaire et le pouvoir constituant institué est reprise également par Georges Vedel dans son manuel de Droit constitutionnel publié en 1949. Cependant l'auteur préfère le qualificatif « dérivé » à la place de celui d'« institué »[101].
Le pouvoir constituant « institué » de Roger Bonnard a été ainsi rebaptisé par Georges Vedel comme « pouvoir constituant dérivé ». Il nous semble que l'appellation de « pouvoir constituant dérivé » est plus usitée que celle de « pouvoir constituant institué »[102].
D'abord, comme nous venons de le voir, dans la théorie défendue par Carré de Malberg, Georges Burdeau et Roger Bonnard, le principal critère de distinction entre le pouvoir constituant originaire et le pouvoir constituant dérivé est la situation dans laquelle ils s'exercent. Ainsi, ils définissent le pouvoir constituant originaire comme le pouvoir d'établir une constitution lorsqu'il n'y en a pas ou qu'il n'y en a plus et le pouvoir constituant dérivé, comme le pouvoir de réviser une constitution déjà en vigueur suivant les règles fixées par celle-ci[103].
En partant d'une telle définition, les auteurs positivistes opposent le pouvoir constituant originaire au pouvoir constituant dérivé sur les différents points : les circonstances de leur exercice, leur nature, leur titulaire, leur forme, etc.
Selon les auteurs formalistes, le pouvoir constituant originaire s'exerce dans le vide juridique. Et selon eux il peut exister deux types de vide juridique : le vide juridique déjà existant et le vide juridique créé.
Le vide juridique déjà existant se produit dans les circonstances de naissance d'un nouvel Etat[104]. Dans ce cas, le pouvoir constituant originaire, pour fonder un nouvel Etat, pour établir une nouvelle constitution, ne détruit pas un Etat, n'abroge pas une constitution ; il construit seulement. Dans une telle situation le pouvoir constituant originaire comble le vide juridique en faisant une nouvelle constitution, en fondant un nouvel Etat. L'Etat qu'il fonde ainsi est un Etat tout neuf qui n'existait pas du tout avant ; la constitution qu'il établit est aussi toute première constitution de l'Etat. Les auteurs notent qu'un tel vide juridique peut se produire dans les circonstances telles que la guerre, la décolonisation, la guerre d'indépendance, la fédération des Etats indépendants, le démembrement d'un Etat, etc[105].
Il est évident que dans une telle situation le pouvoir constituant originaire ne peut pas être de nature juridique. Il n'est qu'un pur fait, non susceptible de qualification juridique. Car, puisqu'il n'y a jamais eu de constitution, l'établissement de la première constitution du pays ne peut être régie par aucun texte. C'est‑à‑dire que l'acte de l'établissement de la première constitution ne repose sur aucune règle juridique préalable. En d'autres termes, cet acte n'est pas formellement valable, et par conséquent il n'est pas juridique. Dans cette hypothèse, le pouvoir constituant originaire tire sa validité de lui‑même, non pas d'une règle juridique préalable.
Le deuxième type de vide juridique, c'est‑à‑dire le vide juridique créé, apparaît dans les circonstances de changement du régime dans un Etat déjà existant. Dans ce cas, il existe déjà un ordre juridique en vigueur. Le pouvoir constituant originaire, d'abord en abrogeant la constitution existante, crée un vide juridique, et après, en en faisant une nouvelle, il le comble. En d'autres termes, le pouvoir constituant originaire détruit d'abord, reconstruit ensuite. En ce sens, on peut dire qu'il y a deux aspects du pouvoir constituant originaire : l'un est négatif (l'abrogation de la constitution) et l'autre positif (l'établissement de la constitution). Guy Héraud baptise l'aspect négatif du pouvoir constituant originaire comme le pouvoir déconstituant[106]. Dans cette hypothèse on ne crée pas un nouvel Etat ; il s'agit simplement du renouvellement de la fondation de l'Etat[107] ou, autrement dit, du changement de régime dans un Etat déjà existant[108]. Les auteurs notent qu'un tel vide juridique peut se produire à la suite d'une révolution ou d'un coup d'Etat ou bien d'une guerre qui renverse le régime politique existant[109].
Dans cette situation aussi le pouvoir constituant originaire est un pouvoir de fait, non susceptible de qualification juridique. Car comme on vient de le montrer, dans cette hypothèse, le pouvoir constituant originaire abroge d'abord la constitution en vigueur. Il est évident que cet acte d'abrogation n'est pas prévu par la constitution abrogée. En d'autres termes, l'acte de l'abrogation de la constitution ne repose sur aucune norme juridique préexistante, par conséquent il n'est pas juridique. Après avoir abrogé la constitution en vigueur, dans la seconde phase, le pouvoir constituant originaire établit une nouvelle constitution. L'établissement de cette nouvelle constitution n'est pas réglementé par l'ancienne constitution. Autrement dit, l'acte de l'établissement d'une nouvelle constitution ne repose sur aucune règle juridique préalable, par conséquent il n'est pas juridique.
Comme nous venons de le voir, dans la conception formelle, le pouvoir constituant dérivé se définit comme le pouvoir de réviser une constitution par la mise en oeuvre de la procédure prévue par celle-ci à cet effet. On a vu que selon la théorie formelle, le pouvoir constituant originaire apparaît dans le vide juridique. Par contre le pouvoir constituant dérivé s'exerce dans l'ordre juridique. En d'autres termes, le pouvoir constituant dérivé suppose une constitution en vigueur[110]. Cette supposition résulte de la définition même du pouvoir constituant dérivé, et cela à deux égards. Premièrement, le pouvoir constituant dérivé se définit comme le pouvoir de réviser la constitution, c'est‑à‑dire que l'on suppose, par définition même, qu'il existe une constitution à réviser. Deuxièmement, le pouvoir constituant dérivé est celui de réviser la constitution, non pas par n'importe quel moyen, mais par la mise en oeuvre de la procédure prévue par celle-ci. En d'autres termes, on suppose encore qu'il existe une constitution qui fixe la procédure de sa révision.
Selon les auteurs positivistes, le pouvoir constituant originaire est un pouvoir extra‑juridique, est un pur fait non susceptible de qualification juridique[111]. D'après eux, l'examen du pouvoir constituant originaire ne serait pas du ressort des juristes. Car il est impossible de faire une interprétation juridique des actes qui ont déterminé la première organisation de l'Etat. En effet, pour que le pouvoir constituant originaire puisse être qualifié juridiquement, il faut accepter que le droit existe avant la naissance de l'Etat[112]. Or comme on le sait, les positivistes ne l'acceptent jamais.
Par contre, selon eux, le pouvoir constituant dérivé est un pouvoir de nature juridique. Car le pouvoir constituant dérivé est un pouvoir statutaire, dont l'organisation et le fonctionnement sont prévus par la constitution. Ainsi ce pouvoir s'exerce dans le cadre déterminé par la constitution. Il révise la constitution suivant les règles fixées par celle-ci. En d'autres termes, le pouvoir constituant dérivé pose une règle constitutionnelle en reposant sur une autre règle constitutionnelle préalable, c'est‑à‑dire sur la disposition de la constitution qui règle sa révision. C'est pourquoi, la règle posée par le pouvoir constituant dérivé tire sa validité de la constitution, non pas d'elle-même. De ce fait, l'acte de poser une règle constitutionnelle dans ces conditions, c'est‑à‑dire l'acte du pouvoir constituant dérivé, est un acte formellement valable, par conséquent juridique.
Etant un pouvoir de fait, le titulaire du pouvoir constituant originaire se détermine par les circonstances de force. Comme l'estime Carré de Malberg,
« les mouvements révolutionnaires et les coups d'Etat offrent ceci de commun que les uns et les autres constituent des actes de violence et s'opèrent, par conséquent, en dehors du droit établi par la Constitution en vigueur. Dès lors il serait puéril de se demander, en pareil cas, à qui appartiendra l'exercice légitime du pouvoir constituant. A la suite d'un bouleversement politique résultant de tels événements, il n'y a plus, ni principes juridiques, ni règles constitutionnelles : on ne se trouve plus ici sur le terrain du droit, mais en présence de la force. Le pouvoir constituant tombera aux mains du plus fort »[113].
En revanche, le titulaire du pouvoir constituant dérivé est déterminé par les constitutions. En d'autres termes, pour savoir à qui appartient le droit de réviser la constitution, il suffit de se reporter à la constitution. C'est la constitution qui prévoit l'autorité qui va la réviser[114].
Les constitutions attribuent en général ce pouvoir à l'un des organes qu'elles ont établis, par exemple au parlement ; ou bien elles le partagent entre les organes qu'elles ont fondés, par exemple entre le parlement et le chef de l'Etat. Par ailleurs, il y a des constitutions qui prévoient l'intervention du peuple par les moyens référendaires.
Cependant, pour le choix du titulaire du pouvoir constituant dérivé entre ces organes, il n'y a pas de nécessité juridique qui s'impose au pouvoir constituant originaire. Ce dernier est libre de choisir comme il lui plaît l'un de ces organes. Il peut attribuer le pouvoir constituant dérivé au parlement, comme il peut l'attribuer à un roi. Ou alors il peut le partager entre les divers organes. A ce propos, il n'existe aucune obligation juridique. Entre l'attribution du pouvoir constituant dérivé au peuple et celle à un roi, il n'y a aucune différence juridique ; même si cette dernière peut être considérée comme non démocratique[115]. Les deux solutions, l'une et l'autre, sont des solutions juridiques. Car, elles, l'une et l'autre, reposent sur une règle constitutionnelle préalablement posée par le pouvoir constituant originaire. Puisque le pouvoir constituant originaire est un pouvoir de nature non juridique, il peut désigner le titulaire du pouvoir constituant dérivé comme il lui plaît.
Le pouvoir constituant originaire est un pouvoir illimité. Car lorsque le pouvoir constituant originaire fait une constitution, il ne rencontre aucune règle qui va le limiter. Puisqu'il n'y a pas ou qu'il n'y a plus de constitution en vigueur, on se trouve dans une situation de vide juridique, c'est‑à‑dire qu'il n'existe plus de règle supérieure à la volonté du pouvoir constituant originaire. C'est pourquoi le pouvoir constituant originaire est un pouvoir initial, autonome et inconditionné. Par définition même il n'est soumis à aucune règle préalable[116].
En revanche, le pouvoir constituant dérivé est un pouvoir limité au moins par les conditions de procédure dans lesquelles il s'exerce. D'ailleurs, certaines constitutions prévoient des limites matérielles et temporaires à l'exercice du pouvoir constituant dérivé. En effet, même dans la doctrine positiviste, il n'y a pas d'unanimité sur ce point. Selon certains auteurs, le pouvoir constituant dérivé est lié par ces limites. Par contre, les autres affirment que ces limites n'ont aucune force obligatoire. Elles ne sont que des barrières de papier. Bref la question de la limitation du pouvoir constituant dérivé est très discutée. Nous allons l'examiner tout au long de notre thèse.
Enfin, selon les auteurs positivistes, les modes suivant lesquels le pouvoir constituant originaire établit une nouvelle constitution ne peuvent pas être juridiquement déterminés. En d'autres termes, les modes d'établissement des constitutions sont des modes purs, non susceptibles de qualification juridique. Puisque le pouvoir constituant originaire est inconditionné, il n'est subordonné à aucune procédure. Il est libre de prononcer sa volonté selon les modalités qu'il fixe lui-même[117].
Par contre, les modes suivant lesquels le pouvoir constituant dérivé révise une constitution en vigueur, sont des modes juridiques. Ils sont déterminés par les constitutions[118]. En d'autres termes, pour savoir comment le pouvoir constituant dérivé va réviser la constitution, il suffit de regarder cette constitution elle-même. Car, c'est la constitution qui fixe le mode de sa révision.
Chaque constitution détermine la procédure de sa propre révision[119]. Mais à ce propos, il n'y a pas de règle universelle qui s'impose aux constitutions. D'ailleurs du point de vue juridique, il n'existe pas d'obligation de choisir telle ou telle procédure. Le pouvoir constituant originaire est libre de fixer la procédure suivant laquelle le pouvoir constituant dérivé va réviser la constitution, comme il est libre de déterminer le titulaire de ce pouvoir.
En résumé, selon les auteurs positivistes, le pouvoir constituant originaire est celui d'établir une constitution alors qu'il n'y a pas ou qu'il n'y a plus de constitution en vigueur. Ce pouvoir apparaît dans le vide juridique. Il est de nature non juridique et illimitée. Son titulaire et les modes de son exercice se déterminent par les circonstances de force.
Par contre, le pouvoir constituant dérivé est le pouvoir de réviser la constitution suivant les règles fixées par celle-ci à cet effet. Ce pouvoir s'exerce dans le cadre d'une constitution en vigueur. Il est de nature juridique. Son titulaire et les modes de son exercice sont déterminés par la constitution.
* * *
Ainsi nous venons de voir la distinction du pouvoir constituant originaire et du pouvoir constituant dérivé dans la conception formelle. Soulignons tout particulièrement que, comme l'appellation « conception formelle » l'indique, cette distinction est faite strictement du point de vue formel. En d'autres termes, la différence qui existe entre ces deux pouvoirs constituants est du point de vue de leur forme, et non pas de leur matière. Selon la théorie positiviste, il n'existe aucune différence entre ces deux pouvoirs constituants du point de vue matérielle. De ce point de vue, ils sont identiques. Voyons donc maintenant l'identité du pouvoir constituant originaire et du pouvoir constituant dérivé.
Comme on vient de le voir, selon la conception formelle, le pouvoir constituant originaire et le pouvoir constituant dérivé différent du point de vue de leur organisation. Le pouvoir constituant originaire est un pouvoir de fait, initial et autonome ; il tient sa puissance de lui-même, non pas d'un autre pouvoir. Par contre, le pouvoir constituant dérivé est un pouvoir juridique dont l'organisation et le fonctionnement sont prévus par la constitution[120]. Il procède de la constitution et tient d'elle sa compétence[121]. En d'autres termes, le pouvoir constituant dérivé est un pouvoir constitué par la constitution. Cependant, du point de vue de leur fonction, il n'existe aucune différence entre le pouvoir constituant originaire et le pouvoir constituant dérivé. Ils exercent la même fonction[122] : édicter des normes constitutionnelles. Du point de vue de sa fonction, le pouvoir constituant dérivé est l'équivalent du pouvoir constituant originaire. Car il peut réviser la constitution qui est établie par le pouvoir constituant originaire. Il n'y a aucune différence de force juridique entre la règle initialement posée par le pouvoir constituant originaire et celle ultérieurement édictée par le pouvoir constituant dérivé. Toutes les deux sont de même valeur juridique en tant que règles se trouvant dans la même constitution. En d'autres termes, le pouvoir constituant dérivé qui est créé par le pouvoir constituant originaire exerce la même fonction que celle qu'exerce son créateur. C'est‑à‑dire qu'il n'y a pas de différence de valeur juridique entre la norme qui pose la condition et celle qui est faite selon cette condition. Ceci est la conséquence logique de la théorie selon laquelle il n'existe pas de hiérarchie entre les normes d'une constitution. Dans la conception formelle de la constitution, ce qui compte, c'est la forme, non pas le contenu des règles. Par conséquent, les règles qui se trouvent dans une constitution, quelle que soit leur source (le pouvoir constituant originaire ou le pouvoir constituant dérivé) ont toujours la même valeur. La différence chronologique n'a aucun effet sur la valeur juridique d'une norme. Bref, la règle posée par le pouvoir constituant originaire et celle posée par le pouvoir constituant dérivé, toutes les deux, occupent le même rang dans la hiérarchie des normes.
En conséquence, le pouvoir constituant dérivé, du point de vue de sa source, est inférieur au pouvoir constituant originaire ; car il en dérive. Mais du point de vue de sa fonction, elle est l'équivalent du pouvoir constituant originaire ; car il peut réviser la constitution qui a été établie par le pouvoir constituant originaire[123]. Cette situation du pouvoir constituant dérivé a été expliquée parfaitement par Georges Burdeau en affirmant que « l'autorité chargée des révisions constitutionnelles » est un « organe constituant par son but, mais un organe constitué par son origine »[124]. Georges Vedel aussi a affirmé la même idée : « Il est constituant par ses effets ; il est constitué quant à ses conditions d'exercice »[125].
En d'autres termes, il y a un organe constituant originaire et un organe constituant dérivé, mais il n'y a qu'une fonction constituante. C'est dans ce sens‑là que le doyen Georges Vedel écrit : « le pouvoir constituant dérivé n'est pas un pouvoir d'une autre nature que le pouvoir constituant initial »[126]. Plus récemment encore il a affirmé que le pouvoir constituant dérivé « est souverain. Il n'est dérivé que sous l'aspect organique et formel ; il est l'égal du pouvoir constituant originaire du point de vue matériel »[127]. Ainsi le pouvoir constituant originaire et le pouvoir constituant dérivé diffèrent par leur organisation, par leur origine, mais ils s'unifient par leur fonction. En conclusion, il y a une homogénéité, une identité entre le pouvoir constituant originaire et le pouvoir constituant dérivé quant à leur fonction[128].
C'est pourquoi, selon la théorie positiviste on peut affirmer qu'il faut examiner séparément le pouvoir constituant originaire et le pouvoir constituant dérivé quand il s'agit d'un problème concernant leur organisation, mais il faut les examiner ensemble quand il s'agit d'un problème relevant de leur fonction.
Nous venons de voir la conception formelle de la distinction du pouvoir constituant originaire et du pouvoir constituant dérivé. Maintenant nous allons voir cette distinction selon la conception matérielle.
La distinction du pouvoir constituant originaire et du pouvoir constituant dérivé selon la conception matérielle est privilégiée par les auteurs non positivistes. Cette distinction a été préparée par Carl Schmitt et reprise récemment par Olivier Beaud.
Tout d'abord notons que Carl Schmitt emploie l'expression « pouvoir constituant » tout court[129] à la place du « pouvoir constituant originaire » ; et celle de « pouvoir de révision constitutionnelle »[130] à la place du « pouvoir constituant dérivé ».
En effet, selon Carl Schmitt, il n'y a qu'un pouvoir constituant, c'est celui qu'il appelle le « pouvoir constituant » tout court. Pour lui, le « pouvoir de révision constitutionnelle » n'est pas un pouvoir constituant. Il l'écrit clairement :
« Le pouvoir constituant est un et indivisible... La confusion entre constitution et loi constitutionnelle a produit une confusion entre le pouvoir constituant et la compétence de révision constitutionnelle, ce qui conduit souvent à ranger cette compétence sous le nom de pouvoir constituant à côté d'autres pouvoirs »[131].
Selon l'auteur, « le pouvoir constituant s'exerce dans l'acte de la décision politique fondatrice »[132]. Il ajoute qu'« il peut même exister un pouvoir légiconstitutionnel de ‘modification’ ou ‘révision’ des lois constitutionnelles. Mais, affirme-t-il, il faut en distinguer le pouvoir constituant lui-même »[133].
Carl Schmitt définit le pouvoir constituant [originaire] comme
« la volonté politique dont le pouvoir ou l'autorité sont en mesure de prendre la décision globale concrète sur le genre et la forme de l'existence politique propre, autrement dit déterminer l'existence de l'unité politique dans son ensemble »[134].
Carl Schmitt distingue le pouvoir constituant [originaire] et le pouvoir de révision constitutionnelle [= pouvoir constituant dérivé] par leur objet. L'objet du premier est la « constitution » (Verfassung) et l'objet du second est les lois constitutionnelles (Verfassungsgesetz)[135]. Le pouvoir constituant [originaire] serait donc le « pouvoir de donner une nouvelle constitution »[136], alors que le pouvoir de révision constitutionnelle ne serait que le pouvoir de modifier le « texte des lois constitutionnelles en vigueur jusqu'alors »[137]. En d'autres termes, Carl Schmitt fonde la distinction entre le pouvoir constituant [originaire] et le pouvoir de révision constitutionnelle sur sa distinction entre la « constitution » et les « lois constitutionnelles ». Voyons alors qu'est-ce qu'une « constitution » au sens schmittien et ce que sont des « lois constitutionnelles ».
Carl Schmitt définit la « constitution » comme le « choix global du genre et de la forme de l'unité politique »[138]. Elle « est valide grâce à la volonté politique existante de celui qui la donne »[139]. La « constitution » « naît d'un acte du pouvoir constituant. L'acte constituant (Verfassungsgebung) en tant que tel ne contient pas telles ou telles normations particulières, mais détermine par une décision unique la globalité de l'unité politique du point de vue de sa forme particulière d'existence »[140]. En d'autres termes, le célèbre constitutionnaliste du IIIe Reich conçoit la constitution comme « décision politique fondamentale du titulaire du pouvoir constituant »[141].
En revanche, les lois constitutionnelles contiennent telles ou telles normations particulières[142]. Elles « n'ont de validité que sur le fondement de la constitution et présupposent une constitution »[143]. Ces lois sont formellement constitutionnelles[144], mais du point de vue de leur objet, elles sont « mineures » et « négligeables »[145].
Carl Schmitt illustre les lois constitutionnelles par les exemples suivantes (tirés de la Constitution de Weimar) : art. 129 : « le fonctionnaire doit se voir garantir l'accès à son dossier personnel » ; art.149 : « les facultés de théologie sont maintenues dans les universités »[146]. Selon Carl Schmitt, « toutes ces dispositions sont des réglementations par loi qui ont été élevées au rang des lois constitutionnelles parce qu'elles ont été intégrées à la ‘constitution’ »[147].
Carl Schmitt donne également quelques exemples à la « constitution », c'est‑à‑dire aux « décisions politiques fondamentales » dans le cas de la Constitution de Weimar : la décision en faveur de la démocratie (art.1), la décision pour la république contre la monarchie (art.1 : « le Reich allemand est une république), la décision en faveur d'une structure d'Etat fédéral, la décision pour une forme fondamentalement représentative et parlementaire du législatif et du gouvernement, etc. Selon Carl Schmitt, ces principes ne sont pas des lois constitutionnelles, « ce sont les décisions politiques concrètes qui fixent la forme d'existence politique du peuple allemand et forment le présupposé fondamental de toutes normations ultérieures, même celles données par les lois constitutionnelles »[148]. « Elles forment la substance de la constitution »[149].
L'importance pratique de la distinction entre la « constitution » et les « lois constitutionnelles » apparaît du point de vue de leur révision. Selon Carl Schmitt, la « constitution », c'est‑à‑dire les décisions politiques fondamentales, ne peut pas être modifiée par la procédure de révision constitutionnelle[150]. En effet, l'auteur définit la « révision de la constitution » comme la « modification du texte des lois constitutionnelles en vigueur jusqu'alors »[151], et non pas comme la modification de la « constitution », c'est‑à‑dire des décisions politiques fondamentales qui constituent la substance de la constitution[152].
Par conséquent, selon Carl Schmitt,
« le pouvoir de révision constitutionnelle ne contient donc que le pouvoir d'apporter à des dispositions légiconstitutionnelles des modifications, additions, compléments, suppressions, etc., mais pas le pouvoir de donner une nouvelle constitution »[153].
Le professeur Olivier Beaud, en s'inspirant de la théorie de Carl Schmitt, affirme que « l'acte constituant et l'acte de révision sont, ainsi que les pouvoirs qui s'y rattachent, fondamentalement distincts et opposés »[154]. De même, comme Carl Schmitt, il les dénomme de manière différente :
« l'acte qui édicte la constitution s'appellera ici l'acte constituant et l'acte qui révise la constitution s'appellera ici l'acte de révision, de même l'autorité qui prend le premier se nommera le ‘pouvoir constituant’ tout court (à la place du pouvoir constituant originaire) et le second le pouvoir de révision ou le pouvoir de révision constitutionnelle (à la place du pouvoir constituant dérivé) »[155].
Selon le professeur Beaud, il y a un rapport hiérarchique entre le pouvoir constituant [originaire] et le pouvoir de révision[156]. Le premier est un pouvoir souverain, tandis que le second est un pouvoir non souverain[157]. Par conséquent, il n'y a pas d'identification entre ces deux pouvoirs. Le pouvoir constituant est toujours illimité et le pouvoir de révision est toujours limité[158]. En effet, pour Olivier Beaud il n'y a qu'un pouvoir constituant, c'est celui que nous appelons le pouvoir constituant originaire. Le pouvoir de révision n'est jamais un pouvoir constituant, il n'est qu'un pouvoir constitué. Il le dit clairement : « le pouvoir de révision n'étant qu'un pouvoir constitué ne peut pas exercer la fonction constituante »[159].
Le critère de distinction d'Olivier Beaud entre le pouvoir constituant [originaire] et le pouvoir de révision constitutionnelle est d'ordre matériel. En d'autres termes, le professeur Olivier Beaud distingue le pouvoir constituant [originaire] du pouvoir de révision par son objet[160]. Selon lui, les matières touchant à la souveraineté nationale du peuple relèvent de la compétence du pouvoir constituant [originaire] et celles qui ne la concernent pas relèvent du pouvoir de révision[161]. Car, d'après lui, seul le pouvoir constituant et jamais le pouvoir de révision peut remettre en cause la souveraineté nationale du peuple[162].
Ainsi, lorsque le pouvoir constituant intervient, pour déterminer son type (originaire ou dérivé), selon Olivier Beaud, « il faut d'abord rechercher si l'objet de sa décision porte sur des dispositions fondamentales (sur des matières de souveraineté) ou sur des objets secondaires »[163]. Alors, s'il porte sur des « matières de souveraineté », il est le pouvoir constituant originaire ; s'il porte sur des « objets secondaires », il est le pouvoir de révision constitutionnelle.
Nous venons de voir deux théories opposées sur la distinction entre le pouvoir constituant originaire et le pouvoir constituant dérivé : une théorie positiviste fondée sur une conception formelle défendue par Carré de Malberg, Georges Burdeau, Roger Bonnard et une théorie non positiviste fondée sur une conception matérielle défendue par Carl Schmitt et Olivier Beaud.
Ces deux théories s'opposent sur tous les points.
1. Selon la théorie positiviste, la seule chose qui compte est la forme de l'exercice du pouvoir constituant. S'il s'exerce dans le cadre constitutionnel, il est le pouvoir constituant dérivé et s'il s'exerce en dehors de ce cadre, il est un pouvoir constituant originaire. La matière sur laquelle ce pouvoir s'exerce n'a aucune importance. Par contre selon la théorie schmittienne, s'il s'agit d'une « constitution », c'est‑à‑dire des « décisions politiques fondamentales », le pouvoir constituant dérivé ne peut pas s'exercer. De même pour Olivier Beaud, si la matière en question touche à la souveraineté nationale du peuple, le pouvoir constituant originaire est compétent et non pas le pouvoir constituant dérivé.
2. La théorie matérielle propose des titulaires au pouvoir constituant originaire. Selon Carl Schmitt, le titulaire du pouvoir constituant originaire est le « peuple dans la démocratie » et le « monarque dans la vraie monarchie »[164]. Olivier Beaud aussi détermine le titulaire du pouvoir constituant [originaire]. Selon lui, le pouvoir constituant [originaire] ne peut être exercé que directement par le peuple, et non pas par ses représentants[165]. Il affirme que les dispositions de la constitution touchant à la souveraineté ne peuvent être révisées que directement par le peuple, c'est‑à‑dire le pouvoir constituant [originaire] et non pas par ses représentants, c'est‑à‑dire le pouvoir de révision[166]. Car, « seul le peuple en tant que Souverain peut aliéner ou échanger sa souveraineté »[167]. Bref, pour Olivier Beaud, le pouvoir constituant, ne peut appartenir qu'au peuple[168].
Par contre, la théorie formelle est complètement indifférente au titulaire du pouvoir constituant originaire. Car, ce pouvoir est un pur fait, par conséquent son titulaire se détermine par les circonstances de force. Le peuple peut être le titulaire du pouvoir constituant originaire. Mais le peuple en tant que pouvoir constituant originaire échappe à l'examen juridique. Et si le peuple intervient directement dans la procédure de révision constitutionnelle suivant les règles fixées par la constitution, il n'est pas un pouvoir constituant originaire, mais un pouvoir constituant dérivé.
3. Dans la théorie matérielle, il est possible que le pouvoir constituant originaire s'exerce dans le cadre constitutionnel. En effet si l'on édicte une norme touchant à une matière relevant de la compétence du pouvoir constituant originaire par la procédure de révision constitutionnelle, selon cette théorie, il y aurait ici l'exercice du pouvoir constituant originaire. Par exemple, dans la théorie d'Olivier Beaud, si l'on révise une disposition de la Constitution française touchant à la souveraineté nationale du peuple, et si le peuple intervient directement, statuant par référendum (art.11 ou art.89, al.2), il y aurait ici un acte de pouvoir constituant originaire. Par exemple, selon Olivier Beaud, la loi constitutionnelle du 25 juin 1992 nécessitait un référendum constituant (art.89, al.2)[169]. Car, à son avis, cette révision constitutionnelle touchait à la souveraineté nationale du peuple[170]. Par conséquent, selon sa théorie, si seul le peuple en tant que souverain constituant avait dû intervenir en statuant par référendum (art.89, al.2) pour ratifier cette loi de révision constitutionnelle, il y aurait eu un acte du pouvoir constituant originaire. En d'autres termes, pour le professeur Olivier Beaud, il est possible que le pouvoir constituant originaire s'exerce dans le cadre d'une disposition de la Constitution. D'ailleurs, le professeur Beaud interprète la révision constitutionnelle de 1962 prévoyant l'élection du président de la République par le suffrage universel[171] comme « un véritable acte constituant [originaire] »[172].
Or, selon la théorie formelle, l'exercice du pouvoir constituant originaire dans la cadre de la constitution est par définition même inimaginable. En effet, comme on l'a vu, selon cette théorie, le pouvoir constituant originaire ne peut s'exercer que dans le vide juridique, c'est‑à‑dire lorsqu'il n'y a pas ou qu'il n'y a plus de constitution en vigueur. L'exercice du pouvoir constituant originaire et l'existence d'une constitution en vigueur ne sont pas en même temps concevables. Certes le peuple peut toujours exercer son pouvoir constituant originaire, mais dans ce cas, il aurait accompli au préalable une révolution. Car, l'exercice du pouvoir constituant originaire implique l'abrogation de la constitution en vigueur. Par conséquent tant que le peuple en tant que pouvoir constituant originaire n'a pas abrogé la constitution en vigueur, son intervention dans le cadre de révision constitutionnelle restera toujours de nature instituée. Ainsi toute intervention du peuple dans le processus de révision constitutionnelle en application d'une disposition constitutionnelle (par exemple art.89, al.2) n'est qu'un exercice du pouvoir de révision, et non pas du pouvoir constituant originaire.
4. Enfin, selon la théorie matérielle, le pouvoir constituant dérivé est par principe même matériellement limité. Et les limites s'imposant à l'exercice de ce pouvoir peuvent être des limites non inscrites dans le texte constitutionnel aussi bien que des limites prévues expressément par le texte constitutionnel. Or selon la théorie formelle, le pouvoir constituant dérivé n'est limité que par les conditions de forme et de procédure de révision constitutionnelle. Les limites à la révision constitutionnelle autres que celles inscrites dans le texte constitutionnel ne s'imposent pas à l'exercice du pouvoir constituant dérivé. En effet nous allons reprendre cette question tout au long de notre thèse. C'est pourquoi, nous nous contentons ici de signaler que la théorie formelle et la théorie matérielle s'opposent encore sur la question de la limitation du pouvoir constituant dérivé.
* * *
Comme on le voit, ces deux théories s'opposent sur tous les points et sont complètement inconciliables. C'est pourquoi, il faut choisir entre ces deux théories. Mais comment ?
On peut observer que les deux théories aussi sont des théories cohérentes avec elles‑mêmes. Elles tirent toutes les conclusions logiques de leurs propres prémisses. En d'autres termes, leurs conséquences et leurs principes forment un ensemble parfaitement cohérent. Leur inférence est valide, et par conséquent le choix entre ces deux théories ne peut pas s'opérer au niveau de leur raisonnement en soi. Alors ce choix ne peut s'effectuer qu'au niveau de leurs prémisses et de leurs conclusions.
Certes les prémisses de ces deux théories sont bien différentes l'une de l'autre. Mais il n'y a pas de critère juridique pour évaluer la validité des leurs prémisses. Car, les unes et les autres ne sont que des hypothèses. Par conséquent les prémisses de la théorie de Carl Schmitt sont aussi valables que celles de la théorie de Carré de Malberg. Le choix entre les deux ne peut pas se décider sur le terrain juridique. Il faut donc accepter la valeur théorique des hypothèses de la théorie formelle et de celles de la théorie matérielle. Au niveau des prémisses, tout ce que nous pouvons faire ici consiste à souligner la différence qui existe entre elles. D'ailleurs nous venons de le faire.
D'autre part, on ne peut non plus critiquer leurs conclusions en soi. Car comme on l'a dit, la théorie formelle et la théorie matérielle sont des théories cohérentes avec elles-mêmes. Les partisans de ces théories tirent toutes les conclusions logiques de leurs propres prémisses. Autrement dit, ses conclusions ne sont que les suites logiques de leurs prémisses. Alors en ce qui concerne leurs conclusions, nous ne pouvons constater que leur conformité ou non‑conformité avec les données du droit positif. En d'autres termes, nous allons vérifier si les conclusions de ces théories sont consacrées ou démenties par la pratique constitutionnelle française. Il faut remarquer que cette vérification n'est pas une étude théorique, mais un travail empirique qui consiste en une simple constatation. En conclusion, nous ne discuterons pas ici le bien-fondé de la logique de la théorie formelle et de la théorie matérielle. Mais en vérifiant la conformité de leurs conclusions avec le droit positif, nous allons les accepter ou les refuser dans leur ensemble.
Dans ce but, nous rechercherons ici la conformité des conclusions de la théorie formelle et de la théorie matérielle avec les données du droit positif sur les points suivants.
1. L'identité entre le pouvoir constituant originaire et le pouvoir constituant dérivé. – La théorie matérielle (Carl Schmitt et Olivier Beaud) refuse l'identité du pouvoir constituant originaire et du pouvoir constituant dérivé. Selon cette théorie, ces deux pouvoirs constituants sont complètement distincts et opposés[173]. Il y a toujours un rapport hiérarchique entre le pouvoir constituant et le pouvoir de révision[174]. Le premier est un pouvoir souverain, tandis que le second est un pouvoir non souverain[175]. Par conséquent, il n'y a pas d'identification entre ces deux pouvoirs[176]. Le pouvoir constituant est toujours illimité et le pouvoir de révision est toujours limité[177]. En effet, pour Carl Schmitt et Olivier Beaud il n'y a qu'un pouvoir constituant, c'est celui que nous appelons le pouvoir constituant originaire[178]. Le pouvoir de révision n'est jamais un pouvoir constituant, il n'est qu'un pouvoir constitué. Olivier Beaud le dit clairement : « le pouvoir de révision n'étant qu'un pouvoir constitué ne peut pas exercer la fonction constituante »[179].
Comme on le voit, la théorie matérielle nie la nature constituante du pouvoir constituant dérivé. Or, selon la théorie formelle, comme on l'a vu, même si du point de vue de leur organisation, ces deux pouvoirs sont distincts et opposés, du point de vue de leur fonction, ils sont identiques, car ils exercent la même fonction. En d'autres termes, selon cette théorie, « le pouvoir constituant dérivé n'est pas un pouvoir d'une autre nature que le pouvoir constituant initial »[180]. Ainsi le pouvoir constituant originaire et le pouvoir constituant dérivé diffèrent par leur organisation, par leur origine, mais ils s'unifient par leur fonction. En conclusion, selon la théorie positiviste, il y a une homogénéité, une identité entre le pouvoir constituant originaire et le pouvoir constituant dérivé quant à leur fonction. Or, la théorie schmittienne nie complètement cette homogénéité.
On peut constater que sur ce point c'est la théorie formelle qui est confirmée par la pratique constitutionnelle. Car, la pratique constitutionnelle de tous les pays montre que la constitution qui est établie par le pouvoir constituant originaire peut être révisée par le pouvoir constituant dérivé. Parce que la norme posée par le pouvoir de révision a la même valeur juridique que celle qui est posée initialement par le pouvoir constituant originaire : elles se trouvent sur le même rang dans la hiérarchie des normes. Par conséquent du point de vue de leur fonction, il y a une identification entre le pouvoir constituant originaire et le pouvoir constituant dérivé.
2. Les conceptions matérielle et formelle de la constitution. – En effet, la théorie formelle (Carré de Malberg) et la théorie matérielle (Schmitt) sur la distinction du pouvoir constituant originaire et du pouvoir constituant dérivé sont fondées sur les différentes conceptions de la constitution. La première théorie est fondée sur la conception formelle et la deuxième sur la conception matérielle de la constitution. Pour la première, c'est évident, car, on sait que Carré de Malberg défend une conception strictement formelle de la constitution[181].
D'autre part, la théorie qui est défendue par Carl Schmitt et Olivier Beaud implique l'acceptation d'une conception matérielle de la constitution. Car, sans avoir préalablement admis une telle conception, on ne peut pas établir une distinction entre les « décisions politiques fondamentales » relevant de l'exercice du pouvoir constituant originaire et les « lois constitutionnelles » qui peut être révisées par le pouvoir de révision constitutionnelle. De même la distinction entre le pouvoir constituant originaire et le pouvoir constituant dérivé effectuée par Olivier Beaud repose sur la distinction entre les dispositions constitutionnelles touchant à la souveraineté nationale du peuple (« matières de souveraineté »[182]) et les dispositions n'y touchant pas (« objets secondaires »[183]). Bien entendu une telle distinction suppose une conception matérielle de la constitution. D'ailleurs, Olivier Beaud défend clairement une conception matérielle de la constitution[184].
Nous avons déjà fait notre choix en faveur de la conception formelle de la constitution. Nous avons plus haut remarqué qu'en droit positif français, c'est la distinction formelle qui est retenue[185].
3. La hiérarchie entre les normes constitutionnelles. – La théorie matérielle implique une hiérarchie entre les normes de la constitution. Car, les dispositions de la constitution relevant de la compétence du pouvoir constituant originaire ne peuvent pas être révisées par le pouvoir constituant dérivé. Par conséquent elles occupent une place supérieure à d'autres normes de la constitution qui peuvent être révisées par le pouvoir constituant dérivé.
Par exemple, dans la théorie de Carl Schmitt, les normes constitutionnelles exprimant les « décisions politiques fondamentales »[186], autrement dit les dispositions formant la « substance de la constitution »[187] ne peuvent pas être modifiées par le pouvoir de révision constitutionnelle[188], alors que les « dispositions de détail »[189] (les lois constitutionnelles) peuvent être modifiées par la procédure de révision constitutionnelle[190].
Quant au professeur Olivier Beaud, il pense que,
« différents par leur objet et leur contenu, l'acte constituant et l'acte de révision révèlent donc l'existence d'une hiérarchie matérielle entre les principes intangibles et des dispositions qui ne le sont pas »[191].
Dans le cadre de la Constitution française, Olivier Beaud propose une hiérarchisation entre les normes constitutionnelles en fonction du fait qu'elles touchent ou non à la souveraineté du peuple. Ainsi il attribue une place supérieure aux dispositions de la Constitution relatives à la souveraineté du peuple dans la hiérarchie des normes constitutionnelles[192]. Olivier Beaud l'affirme clairement :
« Il existe une hiérarchie matérielle au sein de la Constitution en vertu de laquelle le principe de souveraineté prévaut sur toute autre disposition constitutionnelle qui y porte atteinte »[193].
Par conséquent, selon lui, les dispositions de la constitution touchant à la souveraineté du peuple deviennent intangibles à l'égard du pouvoir constituant dérivé.
D'ailleurs, Olivier Beaud critique la doctrine dominante selon laquelle « il ne saurait y avoir de primauté d'un article de la Constitution sur un autre, ou encore d'un ‘principe’ constitutionnel comme celui de la souveraineté sur une règle constitutionnelle »[194]. Il estime que, « selon un tel raisonnement, la souveraineté nationale... n'a pas plus de valeur juridique que n'importe quelle disposition constitutionnelle édictée en ‘la forme de révision’ »[195] ! Ensuite le professeur Beaud affirme que la souveraineté nationale est un « élément intangible de la Constitution »[196]. Ainsi selon lui,
« les réserves de la souveraineté ne peuvent être levées par le pouvoir de révision constitutionnelle, mais seulement par le pouvoir constituant originaire, car seul un acte de souveraineté peut ici défaire un autre acte constituant. Si la loi constitutionnelle de révision est impuissante à lever l'obstacle de la souveraineté nationale, c'est parce que celle-ci doit être interprétée comme faisant partie des dispositions intangibles de la Constitution française. La souveraineté de l'Etat (impliquée par la souveraineté nationale) constitue une limitation autonome et tacite tirée de l'interprétation raisonnable et systématique de la Constitution »[197].
Comme le précise Olivier Beaud lui-même, sa thèse a pour « effet juridique la reconnaissance d'une supériorité de certaines dispositions constitutionnelles sur d'autres »[198]. Et selon lui, ces dispositions supérieures, comme on vient de le montrer, sont celles qui touchent à la souveraineté nationale du peuple. Ainsi, les dispositions de la Constitution touchant à la souveraineté nationale du peuple sont intangibles à l'égard du pouvoir constituant dérivé, par conséquent elles constituent des limites matérielles à la révision constitutionnelle.
Or, selon la théorie formelle, dans le système de la Constitution française de 1958, le principe de la souveraineté nationale du peuple est l'un des principes à valeur constitutionnelle avec d'autres. Sa valeur résulte de l'article 3 de la Constitution. Et dans la conception formelle de la constitution une disposition constitutionnelle ne peut pas avoir une valeur supérieure sur d'autres dispositions constitutionnelles. Par conséquent elle peut être révisée comme toutes les autres dispositions de la Constitution par le pouvoir constituant dérivé. Ainsi la disposition constitutionnelle qui règle la souveraineté nationale n'est pas un élément intangible de la Constitution et elle ne constitue pas une limite à la révision constitutionnelle.
On peut observer que c'est la théorie formelle qui est compatible avec les données du droit positif français. En effet, s'il y a une hiérarchie entre les différentes normes constitutionnelles, elles doivent tirer leur validité les unes des autres. Or, comme on le sait, dans le système de la Constitution française de 1958, toutes les normes à valeur constitutionnelle tirent leur validité d'un seul et unique acte : le référendum constituant de 1958. En d'autres termes, aucune hiérarchie ne peut être établie entre les différentes normes à valeur constitutionnelle du point de vue de leur validité. Toutes les normes constitutionnelles sont édictées par le même vote et peuvent être modifiées ou abrogées selon la même procédure de révision. Par conséquent elles ne différent les unes des autres ni en validité ni en force juridique[199]. Autrement dit, comme le doyen Vedel l'affirme, « la révision de telle disposition que l'on peut juger essentielle n'exige pas une procédure différente de celle qui présiderait à la retouche de telle autre disposition de caractère anodin »[200].
Quant à la thèse d'Olivier Beaud selon laquelle le principe de la souveraineté nationale (art.3 de la Constitution de 1958 et art.3 de la Déclaration de 1789) est supérieur à d'autres dispositions constitutionnelles, et par conséquent que celui-ci est intangible à l'égard du pouvoir constituant dérivé, elle a été catégoriquement démentie par la pratique constitutionnelle française. Car, les articles 88-2 et 88-3 ajoutés par la loi constitutionnelle du 25 juin 1992 dérogent effectivement l'article 3 de la Constitution qui règle le principe de la souveraineté nationale. D'ailleurs le Conseil constitutionnel dans sa décision du 2 septembre 1992 a confirmé cette dérogation. En effet, le Conseil constitutionnel dans cette décision, « en ce qui concerne le moyen tiré de ce que le Traité n'est pas conforme à l'article 3 de la Constitution », a affirmé que
« sous réserve, d'une part, des limitations touchant aux périodes au cours desquelles une révision de la Constitution ne peut pas être engagée ou poursuivie, qui résultent des articles 7, 16, et 89, alinéa 4, du texte constitutionnel et, d'autre part, du respect des prescriptions du cinquième alinéa de l'article 89 en vertu desquelles ‘la forme républicaine du gouvernement ne peut faire l'objet d'une révision’, le pouvoir constituant est souverain ; qu'il lui est loisible d'abroger, de modifier ou de compléter des dispositions de valeur constitutionnelle dans la forme qu'il estime appropriée ; qu'ainsi, rien ne s'oppose à ce qu'il introduise dans le texte de la Constitution des dispositions nouvelles qui, dans le cas qu'elles visent, dérogent à une règle ou à un principe de valeur constitutionnelle ; que cette dérogation peut être aussi bien expresse qu'implicite »[201].
Comme on le voit, le Conseil constitutionnel, comme les limites s'imposant à l'exercice du pouvoir constituant dérivé, mentionne les articles 7, 16, et 89, alinéas 4 et 5, mais non pas l'article 3 de la Constitution de 1958, ni l'article 3 de la Déclaration de 1789. En d'autres termes, le Conseil constitutionnel ne considère pas le principe de la souveraineté nationale comme une limite à la révision constitutionnelle. Ainsi, le pouvoir constituant dérivé peut abroger, modifier ou déroger l'article 3 de la Constitution qui règle la souveraineté nationale. C'est le rejet le plus clair de la thèse selon laquelle le pouvoir constituant dérivé ne peut porter atteinte à la souveraineté nationale. Le Conseil constitutionnel marque ainsi qu'il n'y a aucune limite à la volonté du pouvoir constituant dérivé en dehors de celles qui résultent des articles 7, 16, 89, alinéa 4 et 5.
En conclusion, sur ce point la théorie matérielle (Carl Schmitt et Olivier Beaud) est en contradiction avec les données du droit positif français. Cette théorie sur ce point (la hiérarchie entre les normes constitutionnelles) a été catégoriquement démentie par la pratique constitutionnelle française.
4. Le caractère jusnaturaliste de la théorie matérielle. – Comme on l'a vu, dans la théorie de Carl Schmitt, les « décisions politiques fondamentales »[202], autrement dit la « substance de la constitution »[203], sont intangibles. Mais cette intangibilité n'est pas prévue par la constitution elle-même. En d'autres termes cette intangibilité ne trouve pas son fondement dans un texte positif, mais dans une construction doctrinale.
Olivier Beaud défend l'intangibilité du principe de la souveraineté nationale. Selon lui, « l'atteinte à la souveraineté nationale implique une atteinte à la souveraineté de l'Etat que seul le pouvoir constituant [originaire] peut légitimer »[204]. En d'autres termes, le pouvoir constituant dérivé ne peut pas toucher à la souveraineté de l'Etat[205]. Seul le pouvoir constituant du peuple, et jamais le pouvoir constituant dérivé, peut porter atteinte à la souveraineté de l'Etat[206].
Mais d'où tire-t-il le principe d'intangibilité de la souveraineté de l'Etat ?
Il convient d'abord de rappeler que selon l'article 3 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, « le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la Nation » et que d'après l'article 3 de la Constitution de 1958, « la souveraineté nationale appartient au peuple ». Signalons encore que dans la Constitution française, il n'y a aucune disposition prévoyant l'intangibilité de ces deux articles. Ce principe n'est pas donc inscrit dans la Constitution de 1958. De plus cette notion de « souveraineté de l'Etat » ne figure même pas dans le texte de la Constitution. La Constitution ne parle que de « souveraineté nationale » (art.3), et non pas de « souveraineté de l'Etat ».
Alors, selon la théorie positiviste, le principe de la souveraineté nationale n'est qu'une disposition constitutionnelle, par conséquent, elle est révisable par le pouvoir constituant dérivé comme toute autre disposition de la Constitution.
Par contre pour Olivier Beaud, la souveraineté nationale implique la souveraineté de l'Etat, car la souveraineté de l'Etat est la condition de la souveraineté constituante qui est l'objet de la souveraineté nationale.
Nous ne voulons pas ici discuter le bien-fondé de cette affirmation. Car, la souveraineté nationale implique ou n'implique pas la souveraineté de l'Etat, elle n'est pas une limite à la révision constitutionnelle. Parce que la Constitution ne prévoit pas son intangibilité. Par conséquent, le fait de montrer que la souveraineté de l'Etat est la condition de la souveraineté constituante et que cette dernière est l'objet principal de la souveraineté nationale ne prouve rien au regard de la question de savoir si le pouvoir constituant dérivé peut porter atteinte à la souveraineté de l'Etat. Car la souveraineté nationale elle-même n'est pas un principe intangible. Alors le principe de l'intangibilité de la souveraineté de l'Etat, même si elle est impliquée par la souveraineté nationale, n'a pas d'origine textuelle.
Ainsi, en prévoyant son intangibilité, le professeur Beaud dote la souveraineté nationale d'un statut de supraconstitutionnalité. Or, comme le remarque à juste titre le doyen Georges Vedel,
« la souveraineté nationale ne peut, au regard de la Constitution, bénéficier d'aucun statut de supériorité. Elle est l'une des normes de valeur constitutionnelle avec d'autres et peut être tenue en échec par une révision constitutionnelle autorisant à y déroger ou en limitant les effets »[207].
En effet, la souveraineté de l'Etat (même si elle est impliquée par la souveraineté nationale) telle qu'elle est envisagée par le professeur Olivier Beaud n'est pas inscrite dans la Constitution. Elle ne figure dans aucun texte juridique[208]. Par conséquent elle est privée de toute existence positive ; c'est‑à‑dire qu'elle n'est pas un principe juridique valable. Elle ne peut avoir aucune valeur juridique. Puisque la souveraineté de l'Etat est juridiquement inexistante, on peut affirmer que la règle selon laquelle le pouvoir constituant dérivé ne peut porter atteinte à la souveraineté de l'Etat est une pure invention doctrinale. D'ailleurs, Olivier Beaud lui-même l'avoue en disant qu'« il faudra un effort de construction doctrinale, trop peu tenté par la doctrine constitutionnelle, pour tirer du texte constitutionnel des arguments pour la défense de l'étaticité »[209].
Par conséquent le principe d'Olivier Beaud selon lequel « seul le pouvoir constituant, et jamais le pouvoir constituant dérivé peut porter atteinte à la souveraineté de l'Etat » est un principe inévitablement de caractère jusnaturaliste. Cependant le professeur Beaud croit que
« ni la théorie des limitations matérielles de la Constitution ni la théorie de la souveraineté n'ont rien de commun avec une conception jusnaturaliste du droit et de la Constitution. La souveraineté de la nation et encore moins la souveraineté de l'Etat ne sont des principes de droit naturel. Ce sont des produits de l'histoire et de la volonté humaine qui, en tant que tels, sont contingents... Par conséquent la souveraineté... n'est en rien un principe transcendant et éternel comme pourrait l'être l'idée de justice aux yeux d'une théorie jusnaturaliste ancienne »[210].
Or, à notre avis, le professeur Beaud aurait dû montrer simplement dans quel texte posé par la « volonté humaine » se trouve ce principe de l'intangibilité de la souveraineté de l'Etat. S'il se trouve dans l'article 3 de la Constitution de 1958, comme nous l'avons montré plus haut, elle est l'une des normes à valeur constitutionnelle avec d'autres, par conséquent elle est révisable comme d'autres. Et s'il ne trouve pas sa source dans un texte constitutionnel, ce principe est nécessairement de caractère jusnaturaliste. Il n'existe pas de moyen terme dans cette alternative. Ou bien le principe de souveraineté est inscrit dans la constitution ; ou bien il n'y figure pas. Si la première hypothèse est vraie, comme c'est le cas dans la Constitution française, le principe de la souveraineté nationale est révisable par le pouvoir constituant dérivé, comme tous les autres principes constitutionnels. Si l'on est dans la deuxième hypothèse, ce principe est privé de toute existence matérielle, par conséquent, il ne s'impose pas à l'exercice du pouvoir constituant dérivé. Et dans ce cas, affirmer que le pouvoir constituant dérivé ne peut pas porter atteinte à la souveraineté nationale du peuple implique nécessairement l'acceptation d'une conception jusnaturaliste du droit.
D'ailleurs, le principe d'Olivier Beaud selon lequel seul le pouvoir constituant, et jamais le pouvoir constituant dérivé, peut porter atteinte à la souveraineté nationale du peuple a été catégoriquement démenti par la pratique constitutionnelle française. Car, comme on le verra plus tard, en France, la loi de révision constitutionnelle n° 92-554 du 25 juin 1992 a été adoptée par l'organe de révision constitutionnelle et non pas par le pouvoir constituant du peuple ; alors que cette loi touchait au principe de la souveraineté nationale du peuple.
* * *
Nous venons ainsi de vérifier la conformité des conclusions de la théorie formelle et de la théorie matérielle avec les données du droit positif français. Nous avons constaté que c'est la théorie formelle qui est consacrée par le droit positif français et que la théorie matérielle a été catégoriquement démentie par la pratique et la jurisprudence constitutionnelle française.
Alors à propos de la distinction du pouvoir constituant originaire et du pouvoir constituant dérivé, nous choisissons la conception formelle défendue par Carré de Malberg, Georges Burdeau (dans sa thèse de doctorat) et Roger Bonnard.
Et selon cette conception, le pouvoir constituant originaire est le pouvoir constituant qui s'exerce en dehors du cadre constitutionnel et le pouvoir constituant dérivé celui qui s'exerce dans le cadre constitutionnel.
En d'autres termes, le pouvoir constituant originaire se définit comme le pouvoir d'établir une constitution en dehors du cadre constitutionnel et le pouvoir constituant dérivé comme le pouvoir de réviser une constitution déjà en vigueur suivant les règles fixées par celle-ci à cet effet.
Notre définition du pouvoir constituant originaire et du pouvoir constituant dérivé sont faites à partir des deux définitions ci-dessus. D'abord notons que ces deux définitions sont les définitions les plus courantes. Elles sont fondamentalement correctes. Cependant, au niveau de leur formulation, à notre avis, il convient de faire une modification. Car, il nous semble que l'expression « établir une constitution » et celle de « réviser une constitution déjà en vigueur » ne sont pas justes.
En effet, l'expression « établir une constitution » cache en soi l'idée de l'établissement d'une constitution tout entière. D'ailleurs, c'est ce qui est vrai dans les différents cas. Le pouvoir constituant originaire apparaît souvent dans le cas de l'établissement d'une nouvelle constitution. Cependant cette expression est trompeuse, car, selon la conception formelle, dans tous les cas où l'on pose une norme ou des normes constitutionnelles en dehors du cadre constitutionnel, il y a exercice du pouvoir constituant originaire. En d'autres termes, nous sommes en présence d'un pouvoir constituant originaire, même si l'on ne révise qu'une seule disposition constitutionnelle en dehors de la procédure prévue à cet effet. Alors le pouvoir constituant originaire peut s'exercer soit sur l'ensemble de la constitution soit sur une seule disposition de cette constitution. Les matières touchées n'ont aucune importance dans la définition. L'élément déterminant est que cette édiction des normes est en dehors du cadre constitutionnel. Alors on peut parfaitement définir le pouvoir constituant originaire comme le pouvoir de réviser la constitution en dehors du cadre constitutionnel.
Egalement l'expression « réviser une constitution » utilisée dans la définition du pouvoir constituant dérivé est trompeuse. Car, dans la conception formelle, ce qui compte est que l'édiction des normes constitutionnelles s'effectue dans le cadre constitutionnel. La quantité des normes posées n'est pas importante. L'exercice du pouvoir constituant dérivé peut porter sur l'ensemble de la constitution.
C'est pourquoi, nous préférons utiliser l'expression « édicter une norme ou des normes constitutionnelles » à la place de l'expression « établir une constitution » et celle de « réviser une constitution ». A notre avis cette formulation exprime mieux le fait que le l'exercice du pouvoir constituant originaire et du pouvoir constituant dérivé peut porter soit sur une seule disposition constitutionnelle, soit sur l'ensemble de la constitution, à condition que le premier s'exerce en dehors du cadre constitutionnel, et le second dans ce cadre.
Alors, en remplaçant les expressions « établir une constitution » et « réviser une constitution » employées dans les définitions ci-dessus par celle d'« édicter une norme ou des normes constitutionnelles », nous pouvons redéfinir le pouvoir constituant originaire et le pouvoir constituant dérivé comme suit :
- Le pouvoir constituant originaire est le pouvoir d'édicter une norme ou des normes constitutionnelles en dehors du cadre constitutionnel.
- Le pouvoir constituant dérivé est le pouvoir d'édicter une norme ou des normes constitutionnelles suivant les règles prévues par la constitution à cet effet.
* * *
Il convient de remarquer que dans notre définition, le seul critère de distinction entre le pouvoir constituant originaire et le pouvoir constituant dérivé est le cadre dans lequel ces pouvoirs s'exercent. Si ce cadre est celui qui est prévu par la constitution, il s'agit d'un pouvoir constituant dérivé, par contre si ce n'est pas le cas, il s'agit d'un pouvoir constituant originaire. En d'autres termes, si l'on édicte une norme constitutionnelle par la mise en place de la procédure prévue par la constitution à cet effet, nous sommes en présence de l'exercice d'un pouvoir constituant dérivé. Par contre, si l'on édicte une norme constitutionnelle en dehors de cette procédure, nous sommes en présence d'un pouvoir constituant originaire.
Soulignons que ce critère est un critère nécessaire et suffisant. En effet, certains auteurs, tout en utilisant ce critère, font encore référence à d'autres éléments dans leurs définitions du pouvoir constituant originaire et du pouvoir constituant dérivé.
1. Par exemple, plusieurs auteurs font référence aux circonstances dans lesquelles le pouvoir constituant originaire et le pouvoir constituant dérivé s'exercent. Comme nous l'avons vu, Carré de Malberg distingue le pouvoir constituant originaire du pouvoir constituant dérivé par les circonstances dans lesquelles ces pouvoirs s'exercent. Selon lui, le pouvoir constituant originaire[211] est celui qui s'exerce dans les circonstances révolutionnaires[212], et le pouvoir constituant dérivé dans les circonstances paisibles[213]. Ce critère a été repris également d'abord par Georges Burdeau[214], Roger Bonnard[215] et par la suite à peu près par tous les auteurs[216].
Nous ne considérerons pas la révolution comme un élément de définition du pouvoir constituant originaire, car nous définissons la révolution par l'exercice du pouvoir constituant originaire, et non pas le pouvoir constituant originaire par la révolution.
En effet, dans la conception positiviste, la révolution est définie comme la révision de la constitution en dehors de la procédure prévue par la constitution à cet effet. Par exemple Hans Kelsen définit la révolution comme
« toute modification de la Constitution ou tout changement ou substitution de Constitution... qui ne sont pas opérés conformément aux dispositions de la Constitution en vigueur »[217].
2. D'autre part, un critère quantitatif se retrouve, tantôt diffus, tantôt clairement exprimé, chez la plupart des auteurs qui adoptent la conception formelle. Selon eux, le pouvoir constituant originaire « a pour objet d'établir une nouvelle constitution »[218] et le pouvoir constituant dérivé est « le pouvoir de réviser une constitution déjà en vigueur »[219]. En effet, cette distinction peut se résumer par le propos suivant :
« Autre chose est de faire une Constitution, autre chose est de rectifier une Constitution déjà établie »[220].
Jacques Baguenard a exprimé d'une façon très claire ce critère de distinction :
« Le pouvoir constituant peut être ‘originaire’ ou ‘dérivé’. Il est originaire quand il entend édifier une architecture nouvelle ; il est dérivé quand il cherche à apporter des retouches à l'édifice »[221].
L'idée directrice de cette distinction est le volume des matières sur lesquelles le pouvoir constituant porte. S'il s'exerce sur l'ensemble de la Constitution, il est le pouvoir constituant originaire ; par contre, s'il apporte une « modification partielle »[222], il est le pouvoir constituant dérivé. Ainsi, selon ce critère, le pouvoir constituant dérivé est animé par l'idée de « retouche »[223], de « rectification » et de « réparation »[224].
Nous rejetons complètement ce critère quantitatif. En effet, pour nous, la quantité des normes constitutionnelles édictées par les pouvoirs constituants originaire et dérivé n'a aucune importance. Car, comme on l'a vu, nous définissons les pouvoirs constituants originaire et dérivé comme les pouvoirs d'édicter une norme ou des normes constitutionnelles. Nous avons déjà remarqué que l'objet des pouvoirs constituants originaire et dérivé peut être soit l'ensemble de la constitution soit une disposition de cette constitution. Par conséquent, le pouvoir constituant originaire peut édicter une seule norme constitutionnelle, alors que l'exercice du pouvoir constituant dérivé peut porter sur l'ensemble de la constitution. En d'autres termes, si une « retouche » a été faite en dehors du cadre constitutionnel, il y a ici l'exercice du pouvoir constituant originaire. Par contre, si la révision totale de la constitution a été faite par la mise en oeuvre de la procédure de révision constitutionnelle, il y a ici l'exercice du pouvoir constituant dérivé.
3. Certains auteurs, en définissant le pouvoir constituant originaire, font référence à la création d'un Etat nouveau[225], ou au « renouvellement de la fondation de l'Etat »[226].
Il est vrai que l'un des cas essentiels de l'apparition du pouvoir constituant originaire est la fondation d'un Etat nouveau. Cependant nous refusons tout référence à la fondation de l'Etat dans la définition du pouvoir constituant originaire. En effet définir le pouvoir constituant originaire par la création d'un Etat supposerait que l'Etat est fondé par la constitution. Ceci poserait quelques problèmes théoriques ainsi que l'acceptation d'une certaine théorie juridique sur l'Etat dont nous ne voulons pas discuter ici. D'ailleurs nous n'avons pas besoin d'inclure la création d'un Etat nouveau dans la définition du pouvoir constituant originaire. Pour nous, chaque fois que l'on édicte une norme constitutionnelle en dehors du cadre prévu par la constitution à cet effet, il y a le pouvoir constituant originaire. Peu importe que l'on fonde un Etat nouveau ou que l'on renouvelle la fondation d'un Etat existant, même si l'édiction des règles constitutionnelles en dehors du cadre constitutionnel, selon une certaine interprétation, impliquerait le renouvellement de la fondation de l'Etat.
4. Dans la définition du pouvoir constituant originaire, certains autres auteurs font référence à la fondation d'un « nouvel ordre juridique »[227].
Il est vrai que dans plusieurs cas, le pouvoir constituant originaire fonde un ordre juridique nouveau tout entier. Cependant, selon notre définition, il y a pouvoir constituant originaire même si l'on édicte une seule disposition constitutionnelle en dehors du cadre constitutionnel. En effet, même dans ce cas, l'édiction d'une norme constitutionnelle en dehors du cadre constitutionnel impliquerait le changement de la norme fondamentale sur laquelle l'ordre juridique est fondé. Par conséquent on peut interpréter tout exercice du pouvoir constituant originaire comme un changement de l'ordre juridique. Cependant, une telle supposition poserait certains problèmes théoriques sur la définition de l'ordre juridique. C'est pourquoi, nous préférons ici ne pas faire référence à la création d'un nouvel ordre juridique dans notre définition du pouvoir constituant originaire. D'ailleurs nous n'avons pas besoin de cet élément dans notre définition, car la définition du pouvoir constituant originaire comme le pouvoir d'édicter des normes constitutionnelles en dehors du cadre constitutionnel est suffisant, et on peut en déduire le changement de la norme fondamentale sur laquelle l'ordre juridique est fondé.
5. Dans la définition du pouvoir constituant originaire, depuis Roger Bonnard plusieurs auteurs utilisent la formulation suivante : le pouvoir constituant originaire est le pouvoir d'établir une « constitution lorsqu'il n'y a pas ou qu'il n'y a plus de constitution en vigueur »[228].
Cette formulation aussi implique l'idée de l'établissement d'une « nouvelle » constitution. Or, selon notre définition, le pouvoir constituant originaire peut édicter une seule disposition constitutionnelle sans toucher aux autres dispositions de la constitutionnelle. Nous avons déjà expliqué ce point.
6. Egalement, il y a des auteurs qui font référence au vide juridique dans leur définition du pouvoir constituant originaire[229].
Nous aussi nous pensons que l'exercice du pouvoir constituant originaire implique l'existence d'un vide juridique. Cependant, nous préférons ne pas citer le vide juridique comme un élément de définition, parce qu'il n'est pas nécessaire pour la définition du pouvoir constituant originaire. En effet, on peut le déduire de notre définition, car, « édicter des normes constitutionnelles en dehors du cadre constitutionnel » veut dire « entrer dans le vide juridique ». Ainsi nous considérons le vide juridique non pas comme un élément de la définition, mais comme une caractéristique de l'exercice du pouvoir constituant originaire.
7. Ensuite, certains auteurs définissent le pouvoir constituant originaire et le pouvoir constituant dérivé par leurs titulaires. Selon eux, le pouvoir constituant originaire serait celui qui est détenu par le peuple[230], alors que le pouvoir constituant dérivé peut être exercé par les organes constitutionnels.
Comme nous l'avons déjà remarqué, selon la conception positiviste, les titulaires de ces pouvoirs ne sont pas un élément de définition. D'ailleurs, le titulaire du pouvoir constituant originaire se détermine par les circonstances de force. Par conséquent, on ne peut juridiquement pas affirmer que le peuple est le titulaire du pouvoir constituant originaire.
8. Enfin certains auteurs distinguent le pouvoir constituant originaire et le pouvoir constituant dérivé par le fait que le premier est un pouvoir « qui est directement exercé par le souverain », alors que le second est « mis en oeuvre par des organes que la constitution a établis »[231]. En effet, la conception du pouvoir constituant originaire comme un pouvoir constituant exercé directement par le peuple souverain est très répandue dans la doctrine constitutionnelle française. Elle a été illustrée par la décision n° 62-20 du Conseil constitutionnel du 6 novembre 1962[232]. Elle se retrouve par conséquent à peu près dans tous les commentaires de cette décision. Nous allons voir cette décision dans la deuxième partie de notre thèse[233]. Mais notons que selon cette décision et selon la majorité de ses commentateurs, le peuple statuant par référendum n'est pas un pouvoir constitué, mais au contraire un pouvoir constituant[234].
Pour nous, comme le montre la théorie formelle[235], l'exercice direct ou indirect du pouvoir constituant par le peuple n'est pas un critère de distinction. Si le pouvoir constituant est exercé en dehors de la constitution nous sommes en présence d'un pouvoir constituant originaire. Par contre s'il est exercé dans le cadre de la constitution, il s'agit d'un pouvoir constituant dérivé, même s'il est exercé directement par le peuple souverain. En d'autres termes, selon notre définition, si le peuple souverain intervient dans la procédure de révision constitutionnelle suivant les règles de la constitution, il intervient à titre de pouvoir constituant dérivé, et non pas de pouvoir constituant originaire.
Comme on vient de le voir, le pouvoir constituant originaire et le pouvoir constituant dérivé diffèrent par leur forme. Il faut donc examiner séparément ces deux pouvoirs constituants. Cependant, dans la doctrine constitutionnelle française, il y a toujours eu une certaine confusion entre le pouvoir constituant originaire et le pouvoir constituant dérivé. Cette confusion a été signalée d'abord par Georges Burdeau dans sa thèse de doctorat soutenue en 1930[236]. Il a observé que « la doctrine traditionnelle, sous le terme unique de pouvoir constituant englobe deux notions tout à fait différentes »[237].
En 1945, Guy Héraud aussi a observé que le pouvoir constituant originaire a été longtemps confondu par les juristes avec l'organe régulier de révision constitutionnelle[238].
On peut constater que cette confusion persiste encore dans la doctrine du droit constitutionnel français. De plus depuis les jours de Georges Burdeau et de Guy Héraud, cette confusion a même gagné du terrain, car, aujourd'hui, elle ne se trouve pas seulement dans la doctrine, mais aussi dans la jurisprudence constitutionnelle. En effet cette confusion a été illustrée parfaitement par la décision n° 92‑312 DC du Conseil constitutionnel du 2 septembre 1992. Dans cette décision, le Conseil a déclaré que « sous réserve... des limitations..., le pouvoir constituant est souverain »[239]. A propos de cette décision, certains auteurs soutient que le pouvoir constituant est limité et alors que d'autres pensent que le Conseil constitutionnel a affirmé dans cette décision le caractère illimité de ce pouvoir[240]. Comme on va le montrer plus tard, le Conseil constitutionnel confond ici le pouvoir constituant originaire et le pouvoir constituant dérivé[241]. On peut trouver également la même confusion à peu près chez tous les commentateurs de cette décision[242].
A notre avis, sans avoir fait une distinction claire entre le pouvoir constituant originaire et le pouvoir constituant dérivé, on ne peut résoudre aucun problème concernant les conditions de leur exercice, car sur ce point, le pouvoir constituant originaire et le pouvoir constituant dérivé diffèrent.
Avant de terminer ce chapitre sur la distinction du pouvoir constituant originaire et du pouvoir constituant dérivé, il convient de préciser les rapports (hiérarchiques ou non) qui existent d'une part entre le pouvoir constituant originaire et le pouvoir constituant dérivé, et d'autre part entre le pouvoir constituant dérivé et d'autres pouvoirs constitués.
Y a-t-il un rapport hiérarchique entre ces deux pouvoirs ? A notre avis, ce rapport peut être déterminé de deux points de vue différents : du point de vue de leur organisation et du point de vue de leur fonction.
Du point de vue de leur organisation, de leur source, il y a un rapport hiérarchique entre le pouvoir constituant originaire et le pouvoir constituant dérivé. Le pouvoir constituant dérivé se situe à un niveau inférieur au pouvoir constituant originaire. Comme on l'a déjà montré, le pouvoir constituant originaire est un pouvoir de fait, initial et autonome ; il tient sa puissance de lui-même ; non pas d'un autre pouvoir. Par contre, le pouvoir constituant dérivé est un pouvoir organisé par le pouvoir constituant originaire. En d'autres termes, son organisation est prévue par la constitution qui est établie par le pouvoir constituant originaire. Il procède de la constitution et tient d'elle sa compétence[243]. En conséquence, du point de vue de sa source, le pouvoir constituant dérivé est inférieur au pouvoir constituant originaire, parce qu'il en dérive[244].
C'est pourquoi il faut examiner séparément le pouvoir constituant dérivé et le pouvoir constituant originaire, quand il s'agit d'une question concernant leur organisation.
Nous venons d'affirmer que le pouvoir constituant dérivé est inférieur au pouvoir constituant originaire. Il faut souligner que cette infériorité est uniquement du point de vue de son organisation. Cependant du point de vue de sa fonction, il n'existe aucune hiérarchie entre eux. Par sa fonction le pouvoir constituant dérivé est l'équivalent du pouvoir constituant originaire. Car il peut réviser la constitution qui est établie par le pouvoir constituant originaire. Il n'y a aucune différence de force juridique entre la règle initialement posée par le pouvoir constituant originaire et celle ultérieurement modifiée par le pouvoir constituant dérivé. Toutes les deux sont de même valeur juridique en tant que règles se trouvant dans la même constitution. En effet, nous avons déjà expliqué ce point plus haut sous le titre de l'identité du pouvoir constituant originaire et du pouvoir constituant dérivé[245]. Alors du point de vue de sa fonction, le pouvoir constituant dérivé est identique au pouvoir constituant originaire.
Par conséquent il faut les examiner ensemble quand il s'agit d'un problème relevant de leur fonction.
Quelle est le rapport du pouvoir constituant dérivé avec les autres pouvoirs constitués, tels les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire ? A notre avis, ce rapport aussi peut être déterminé de deux points de vue différents : du point de vue de leur organisation et du point de vue de leur fonction.
Du point de vue de leur fonction, le pouvoir constituant dérivé et les autres pouvoirs constitués (pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire) se trouvent sur un pied d'égalité. En effet, du point de vue de son organisation, comme on vient de l'expliquer, le pouvoir constituant dérivé est un pouvoir constitué, car il a été institué par le pouvoir constituant originaire. A cet égard, il est exactement comme les autres pouvoirs constitués, c'est‑à‑dire que son organisation et son fonctionnement sont définis dans la constitution par le pouvoir constituant originaire. Il se trouve juridiquement sur le même plan que les autres organes constitués[246]. Le pouvoir constituant dérivé et les autres pouvoirs constitués sont tous des organes constitués. Ils procèdent tous de la constitution, et tiennent d'elle leur compétence. Il n'y a aucune diversité de nature entre eux[247]. Par exemple de ce point de vue-là, le pouvoir constituant dérivé se trouve juridiquement sur le même plan que le pouvoir législatif ordinaire, car tous les deux prennent leur force de la constitution[248].
Cependant du point de vue de leur fonction, il y a un rapport hiérarchique entre le pouvoir constituant dérivé et les autres pouvoirs constitués. Le pouvoir constituant dérivé, étant lui-même un pouvoir « constitué », est supérieur aux autres pouvoirs constitués, car le pouvoir constituant dérivé exerce une fonction constituante sur les autres pouvoirs constitués. En modifiant les dispositions de la constitution qui les concernent, il peut déterminer leur destin. Par exemple, le pouvoir constituant dérivé peut à tout moment redéfinir l'organisation et le fonctionnement du pouvoir législatif ordinaire, parce que la règle posée par le pouvoir constituant dérivé occupe un rang supérieur à celle posée par le pouvoir législatif ordinaire. En d'autres termes, l'inégalité de puissance entre législateur constituant et législateur ordinaire est la traduction de la différence des rangs occupés par les règles qu'ils posent dans la hiérarchie des normes[249].
En résumé, le pouvoir constituant dérivé, du point de vue de son organisation, est équivalent aux autres pouvoirs constitués, car lui aussi est un pouvoir « constitué » comme les autres. Mais du point de vue de sa fonction, il est supérieur aux autres pouvoirs constitués ; car la règle posée par le pouvoir constituant dérivé occupe un rang supérieur à celle posée par les autres pouvoirs constitués.
* * *
Nous avons employé jusqu'ici les expressions de « pouvoir constituant originaire » et de « pouvoir constituant dérivé ». Nous avons déjà remarqué que dans la doctrine il n'y a pas d'unanimité sur la terminologie. Nous avons également signalé qu'il y a une certaine confusion dans la doctrine constitutionnelle entre les deux types du pouvoir constituant. Pour éviter toute confusion, à partir de maintenant nous préférons utiliser l'expression de « pouvoir de révision constitutionnelle » à la place du « pouvoir constituant dérivé », alors que l'expression « pouvoir constituant originaire » est maintenue. Ainsi il n'y aura plus de risque de confondre ces deux pouvoirs à cause de leur appellation. D'ailleurs, il nous semble que l'expression « pouvoir de révision constitutionnelle » est une expression plus « positive » que le « pouvoir constituant dérivé », car au moins la moitié de cette expression (« révision constitutionnelle ») se trouve dans les textes constitutionnels.
(Continue après les notes)
[1]. Montesquieu, De l'esprit des lois, livre XI, chapitre VI (Texte établi et présenté par Jean Brethe de la Gressaye, Paris, Société Les Belles Lettres, 1955, t.II, p.63-77).
[2]. Raymond Carré de Malberg, Contribution à la théorie générale de l'Etat, Paris, Sirey, 1922 (réimpression par CNRS, 1962) tome II, p.516, note 10.
[3]. Montesquieu, De l'esprit des lois, livre XI, chapitre VI (Texte établi et présenté par J. Brethe de la Gressaye, op. cit., t.II, p.63-77).
[4]. Carré de Malberg, Contribution..., op. cit., t.II, p.516, note 10.
[5]. Ibid., p.515.
[6]. Georges Burdeau, Traité de science politique, Paris, L.G.D.J., 3e édition, 1983, tome IV, p.175.
[7]. Carré de Malberg, Contribution..., op. cit., t.II, p.515.
[8]. « Exposition raisonnée des droits de l'homme », lue au Comité de Constitution le 20 juillet 1789, Archives parlementaires, 1re série, t. VIII, p.256 et s., cité par Carré de Malberg, Contribution..., op.cit., t.II, p.516.
[9]. Ibid. C'est nous qui soulignons.
[10]. Emmanuel Sieyès, Qu'est-ce que le Tiers Etat, chapitre V, Edition critique avec une introduction et des notes par Roberto Zapperi, Genève, Librairie Droz, 1970, p.180-181. C'est nous qui soulignons.
[11]. Sieyès fait allusion à son livre sur le Tiers Etat.
[12]. Moniteur, réimpression, t. XXV, p.293, cité par Burdeau, Traité..., op.cit., t.IV, p.176. C'est nous qui soulignons.
[13]. C'est la formulation de Carré de Malberg (Contribution..., op. cit., t.II, p.510). Egalement voir Georges Burdeau, Droit constitutionnel, 21e édition par Francis Hamon et Michel Troper, Paris, L.G.D.J., 1988, p.76-77 : « ...le pouvoir constituant... dont la tâche est de faire la constitution ». Indiquons tout de suit que cette définition est formulée par opposition à la définition des pouvoirs constitués. En effet, en employant les verbes « établir » et « modifier » à la place du verbe « faire » dans cette formulation, on peut définir le pouvoir constituant comme le « pouvoir d'établir ou de modifier la constitution » (Georges Vedel, Droit constitutionnel, Paris, Sirey, 1949, (réimpression, 1989), p.114). Pour les définitions semblables voir : Edouard Laboulaye, Questions constitutionnelles, Paris, Charpentier et Cie, 2e édition, 1873, p.372 : « le pouvoir de faire ou de reformer une constitution » ; Jacques Velu, Droit public, Bruxelles, Bruylant, 1986, t.I, p.139 : « le pouvoir constituant est la fonction dont l'objet est d'établir ou de réviser la Constitution ».
[14]. Carré de Malberg, Contribution..., op, cit., t.II, p.509-510. Les définitions semblables des pouvoirs constitués se trouvent à peu près chez tous les auteurs. Voir par exemple : Georges Berlia, « De la compétence des assemblées constituantes », Revue du droit public, 1945, p.353 ; Joseph Barthélemy et Paul Duez, Traité de droit constitutionnel, Paris, Dalloz, 1933 (réimpression par Economica, 1985), p. 189 ; Michel Henry Fabre, Principes républicains de droit constitutionnel, 4e édition, Paris, L.G.D.J., 1984, p.149 ; Vedel, Droit constitutionnel, op. cit., p.117-118.
[15]. Carré de Malberg, Contribution..., op, cit., t.II, p.513 ; Burdeau, Traité..., op. cit., t. IV, p.172-173 ; Berlia, « De la compétence des assemblées constituantes », op. cit., p.354, 356.
[16]. Berlia, « De la compétence des assemblées constituantes », op. cit., p.356.
[17]. Ibid. p.355. En ce sens voir aussi : Carré de Malberg, Contribution..., op, cit., t.II, p.513, 514, 518, 519 ; Roger Bonnard, « Les actes constitutionnels de 1940 », Revue du droit public, 1942, p.49 ; Paul Bastid, L'idée de constitution, Paris, Economica, 1985, p.142.
[18]. Cf. Burdeau, Traité..., op. cit., t.IV, p.25 ; Dmitri Georges Lavroff, Le droit constitutionnel de la Ve République, Paris, Dalloz, 1995, p.79 ; Pierre Wigny, Cours de droit constitutionnel, Bruxelles, Bruylant, 1973 ; Paolo Biscaretti Di Ruffia et Stefan Rozmaryn, La constitution comme loi fondamentale dans les Etats de l'Europe occidentale et dans les Etats socialistes, Paris L.G.D.J., Torino, Libreria Scientifica, 1966, p.4 ; Michel Troper, « Constitution » in André-Jean Arnaud, Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du droit, Paris, L.G.D.J., 2e édition, 1993, p.103 ; Jacques Cadart, Institutions politiques et droit constitutionnel, Paris Economica, 3e éd., 1990, t.I, p.126 ; Vedel, Droit constitutionnel, op. cit., p.112 ; Jean Gicquel, Droit constitutionnel et institutions politiques, Paris, Montchrestien, 12e édition, 1993, p.169 ; Fabre, op. cit., p.150. Carré de Malberg, Contribution..., op. cit., t.II, p.571 ; Barthélemy et Duez, op. cit., p.184 ; Jacques Baguenard, « La constitution », in Jean-Marie Auby (sous la direction de-), Droit public, Paris, Economica, 2e édition, 1989, p.30 ; Charles Debbasch, Jean-Marie Pontier, Jacques Bourdon et Jean-Claude Ricci, Droit constitutionnel et institutions politiques, Paris, Economica, 3e édition, 1990, p.73 ; Dominique Turpin, Droit constitutionnel, Paris, P.U.F., 2e édition, 1994, p.83.
Hans Kelsen définit la constitution au sens matériel comme « la norme positive ou les normes positives qui règlent la création des normes juridiques générales » (Kelsen, Théorie pure du droit, op. cit., p.300). En ce sens voir encore Otto Pfersmann, « La révision constitutionnelle en Autriche et en Allemagne fédérale : théorie, pratique, limites », in La révision de la constitution, (Journées d'études des 20 mars et 16 décembre 1992, Travaux de l'Association française des constitutionnalistes), Paris, Economica, Presses universitaires d'Aix-Marseille, 1993, p.14 : « la constitution au sens matériel du terme, c'est-à-dire l'ensemble de normes qui est structurellement le plus élevé dans la hiérarchie et qui contient les normes de production de normes générales et abstraites ».
[19]. Cf. Pfersmann, « La révision constitutionnelle... », op. cit., p.13 ; Kelsen Théorie pure du droit, op. cit., p.300 ; Lavroff, Le droit constitutionnel..., op. cit., p.65-66 ; Burdeau, Traité..., op. cit., t.IV, p.25 ; Troper, « Constitution », op. cit., p.69 ; Biscaretti Di Ruffia et Rozmaryn et Rozmaryn, op. cit., p.4 ; Barthélemy et Duez, op. cit., p.184 ; Wigny, op. cit., p.54 ; Vedel, Droit constitutionnel, op. cit., p.112 ; Cadart, op. cit., t.I, p.127 ; Baguenard, op. cit., p.31 ; Gicquel, op. cit., p.169 ; Pierre Pactet, Institutions politiques - Droit constitutionnel, Paris, Masson, 13e édition, 1994, p.69 ; Debbasch et alii, op. cit., p.77 ; Turpin, Droit constitutionnel, op. cit., p.83.
[20]. Carré de Malberg, Contribution..., op. cit., t.II, p.571.
[21]. Barthélemy et Duez, op. cit., p.184.
[22]. Debbasch et alii, op. cit., p.73.
[23]. Biscaretti Di Ruffia et Rozmaryn, op. cit., p.4.
[24]. Fabre, op. cit., p.150.
[25]. Vedel, Droit constitutionnel, op. cit., p.112 ; Gicquel, op. cit., p.169.
[26]. Pfersmann, « La révision constitutionnelle... », op. cit., p.15. Georges Vedel aussi pose la même question : « où commencent et où finissent ces règles les ‘plus importantes’, ‘essentielles’ ? C'est souvent difficile à dire » (Droit constitutionnel, op. cit., p.112).
[27]. Vedel, Droit constitutionnel, op. cit., p.112.
[28]. Gicquel, op. cit., p.169.
[29]. Carré de Malberg, Contribution..., op. cit., t.II, p.572.
[30]. Vedel, Droit constitutionnel, op. cit., p.113. Plus récemment, le doyen Vedel rappelle qu'en droit, « il n'existe pas de définition matérielle de la Constitution. Est constitutionnelle, quel qu'en soit l'objet, toute disposition émanant du pouvoir constituant » (Georges Vedel, « Schengen et Maastricht : à propos de la décision n°91-294 DC du Conseil constitutionnel du 25 juillet 1991 », Revue française de droit administratif, 1992, p.178).
[31]. Lavroff, Le droit constitutionnel..., op. cit., p.79. Il convient cependant noter qu'il y a des auteurs qui défendent une conception matérielle de la constitution. Voir par exemple, Olivier Beaud, La puissance de l'Etat, Paris, P.U.F., Coll. « Léviathan », 1994, p.315-317.
[32]. C'est l'appellation quasi dominante.
[33]. Georges Burdeau, Essai d'une théorie de la révision des lois constitutionnelles en droit français, (Thèse pour le doctorat en droit, Faculté de droit de Paris), Paris, Macon, 1930, p.79.
[34]. Beaud, La puissance de l'Etat, op. cit., p.315.
[35]. Il nous semble que l'appellation de pouvoir constituant « dérivé » est plus usitée. Autant que nous l'avons constaté, c'est Georges Vedel qui a pour la première fois employé le qualificatif « dérivé » à la place de celui « institué » proposé par Bonnard. L'appellation de « pouvoir constituant dérivé » est employée aujourd'hui par les auteurs suivants : Georges Vedel, « Souveraineté et supraconstitutionnalité », Pouvoirs, 1993, n° 67, p.90 ; Id., « Schengen et Maastricht », op. cit., p.179 ; Philippe Ardant, Institutions politiques et droit constitutionnel, Paris, L.G.D.J., 6e édition, 1994, p.72 ; Georges Burdeau, Francis Hamon et Michel Troper, Droit constitutionnel, Paris, L.G.D.J., 23e édition, 1993, p.53 ; Cadart, op. cit., t.I, p.141 ; Gicquel, op. cit., p.179 ; Pierre Avril et Jean Gicquel, Lexique : droit constitutionnel, Paris, P.U.F., 5e édition, 1994, p.97 ; Baguenard, op. cit., p.34 ; Fabre, op. cit., p.150 ; Benoît Jeanneau, Droit constitutionnel et institutions politiques, Paris, Dalloz, 8e édition, 1991, p.93 ; Dominique Rousseau, Droit du contentieux constitutionnel, Paris, Montchrestien, 3e édition, 1993, p.183 ; Serge Arné, « Existe-t-il des normes supra-constitutionnelles ? Contribution à l'étude des droits fondamentaux et de la constitutionnalité », Revue du droit public, 1993, p.484.
[36]. L'appellation de « pouvoir constituant institué » est employée par les auteurs suivants : Burdeau, Traité..., op. cit., t.IV, p.218 et s. ; Burdeau, Droit constitutionnel, 21e édition par Hamon et Troper op. cit., p.76 ; Lavroff, Le droit constitutionnel, op. cit., p.99-102 ; Bernard Chantebout, Droit constitutionnel et science politique, Paris, Armand Colin, 11e édition, 1994, p.40 ; Turpin, Droit constitutionnel, op. cit., p.81 ; Geneviève Koubi et Raphaël Romi, Etat, Constitution, loi, La Garenne-Colombes, Editions de l'Espace européen, 1991, p.79 ; Mundhir el Shawi, Contribution à l'étude du pouvoir constituant, Thèse pour le doctorat en droit, Faculté de Droit de Toulouse, (Multigraphiée par le Centre d'éditions universitaires de l'A.G.E.T.), Juin 1961, p.162 ;
[37]. Burdeau, Essai d'une théorie de la révision..., op. cit., passim ; Beaud, La puissance de l'Etat, op. cit., p.315.
[38]. Ce titre, Chapitre 2, Section 1. § 1.
[39]. Sieyès, op. cit., ch.V, p.181.
[40]. Ibid., ch.V, p.183.
[41]. Ibid., ch.V, p.183. Sieyès reproduira ces principes devant le Comité de Constitution de l'Assemblée nationale, dans son « Exposition raisonnée » du 20 juillet 1789 : « le pouvoir constituant... n'est point soumis d'avance à une Constitution donnée. La nation, qui exerce alors le plus grand, le plus important de ces pouvoirs, doit être dans cette fonction, libre de toute contrainte, et de toute forme, autre que celle qu'il lui plaît d'adopter » (Archives parlementaires, t.VIII, p.259, cité par Carré de Malberg, Contribution..., op.cit., t.II, p.523).
[42]. Néanmoins il faut remarquer que Sieyès a tempéré ses idées sur le pouvoir constituant libre de toute forme. Comme on va le voir plus bas (Chapitre 2, Section 1, § 1), dans la deuxième phase de sa vie, il a envisagé un Jury constitutionnaire, doté de certaines attributions constituantes, chargé de préparer l'amélioration des lois fondamentales en même temps que d'assurer leur stricte observation. On peut voir probablement dans ce Jury constitutionnaire un pouvoir constituant dérivé. Mais, comme on va le voir plus bas, le pouvoir constituant dérivé n'est pas fondé sur une telle conception de Jury constitutionnaire.
[43]. Carré de Malberg, op. cit., t.II, p.489-500.
[44]. Ibid., p.79.
[45]. Roger Bonnard, « Les actes constitutionnels de 1940 », Revue du droit public, 1942, p.48-90.
[46]. Ibid., p.49.
[47]. Vedel, Droit constitutionnel, op. cit., p.115-116.
[48]. L'appellation de « pouvoir constituant dérivé » est employée par les auteurs suivants : Vedel, « Souveraineté et supraconstitutionnalité », op. cit., p.90 ; Id., « Schengen et Maastricht », op. cit., p. p.179 ; Ardant, Institutions politiques...,op. cit., p.72 ; Burdeau, Hamon et Troper, op. cit., 23e éd., p.53 ; Cadart, op. cit., t.I, p.141 ; Gicquel, op. cit., p.179 ; Avril et Gicquel, op. cit., p.97 ; Baguenard, op. cit., p.34 ; Fabre, op. cit., p.150 ; Jeanneau, op. cit., p.93 ; Rousseau, Droit du contentieux constitutionnel, op. cit., 3e éd., 1993, p.183 ; Vedel, « Souveraineté et supraconstitutionnalité », op. cit., p.90 ; Arné, « Existe-t-il des normes supra-constitutionnelles ? », op. cit., p.484.
L'appellation de « pouvoir constituant institué » est employée par les auteurs suivants : Burdeau, Traité..., op. cit., t.IV, p.218 et s. ; Burdeau, Droit constitutionnel, 21e édition par Hamon et Troper op. cit., p.76 ; Lavroff, Le droit constitutionnel, op. cit., p.99-102 ; Chantebout, op. cit., p.40 ; Turpin, Droit constitutionnel, op. cit., p.81 ; Koubi et Romi, op. cit., p.79 ; Shawi, op. cit., p.162.
Par contre certains auteurs utilisent aussi les deux appellations. Voir par exemple : Pactet, op. cit., p.75 ; Charles Cadoux, Droit constitutionnel et institutions politiques, Paris, Cujas, 3e édition, 1988, t.I, p.134 ; Marcel Prélot et Jean Boulouis, Institutions politiques et droit constitutionnel, Paris, Dalloz, 11e édition, 1990, p.219.
[49]. Il étudie ce type de pouvoir constituant dans le titre « 441. De la Constitution primitive qui a donné naissance à l'Etat » (Contribution..., op. cit., t.II, p.489-490. et n° 442 : « La question de l'origine de cette première Constitution n'est pas une question d'ordre juridique » (Contribution..., op. cit., t.II, p.490-492).
[50]. Il étudie ce type du pouvoir constituant dans le titre « 443. Justification de la théorie de l'organe d'Etat sur le terrain de la question du pouvoir constituant » (Contribution..., op. cit., t.II, p.492-495).
[51]. Carré de Malberg, Contribution..., op. cit., t.II, p.490-491.
[52]. Ibid., p.491.
[53]. Ibid.
[54]. Ibid., p.494.
[55]. Ibid., p.495. Il constate que « les changements de Constitution peuvent se produire dans deux ordres bien différents de circonstances » (Ibid.).
[56]. Ibid., p.497. Carré de Malberg examine ce type de pouvoir constituant dans le titre « 444. Cas dans lesquels les changements de Constitution cessent d'être régis par le droit » (Ibid., t.II, p.495-497).
[57]. Ibid., p.497. Il étudie ce type de pouvoir constituant dans le titre « 445. Système juridique de la révision de la Constitution par l'organe régulièrement désigné à cet effet » (Ibid., t.II, p.497-500).
[58]. C'est‑à‑dire, le pouvoir constituant dans les circonstances révolutionnaires (Ibid., p.497). Selon Carré de Malberg, dans ces circonstances, « des changements se font d'une manière violente et qui résultent d'un coup de force, lequel se nomme révolution ou coup d'Etat » (Ibid., p.495). Notons que selon Carré de Malberg, la révolution et le coup d'Etat sont des « procédés constituants d'ordre extra-juridique » (Ibid., p.497).
[59]. Ibid., p.496.
[60]. Ibid.
[61]. Ibid., p.497.
[62]. Ibid., p.497.
[63]. C'est‑à‑dire la « réformation... régulière, juridique... de la Constitution en vigueur » (Ibid., p.497).
[64]. Ibid., p.497.
[65]. Ibid.
[66]. Ibid., p.498.
[67]. Ibid., p.499.
[68]. Ibid., p.500.
[69]. Ibid., p.491.
[70]. Ibid., p.497.
[71]. Ibid., p.496.
[72]. Ibid., p.491.
[73]. Ibid., p.494.
74]. Ibid.
[75]. Ibid.
[76]. Ibid.
[77]. Ibid., p.497.
[78]. Ibid., p.499.
[79]. Ibid., p.500 : « ... celui qui est appelé à exercer la puissance constituante procède essentiellement de la Constitution... ».
[80]. Ibid.
[81]. On sait qu'il y a deux phases dans la pensée juridique de Georges Burdeau. Etant un positiviste ardent dans sa thèse de doctorat (1930), il rompt avec ce « péché de jeunesse » (l'expression utilisée par Shawi (op. cit., p.16) à propos de revirement de Georges Burdeau) dans son ouvrage Pouvoir politique et l'Etat (Paris, L.G.D.J., 1943) où il écrira « dans cette controverse qui oppose les partisans du droit naturel aux positivistes, nous ne saurions prendre parti » (p.79) ; pour finir, dans son Traité de science politique (Paris, L.G.D.J., 1950) par accuser le positivisme de « réduire la science juridique à l'exégèse des procédures » (t.III, p.18).
[82]. Burdeau, Essai d'une théorie de la révision des lois constitutionnelles..., op. cit., p.41.
[83]. Ibid., 78-79.
[83]. Ibid., p.79.
[83]. Ibid., p.XV.
[84]. Ibid., p.79.
[85]. Ibid., p.XV.
[86]. Ibid., p.79. Ce pouvoir « est un simple fait non susceptible de recevoir une tenture juridique » (Ibid., p.82).
[87]. Ibid., p.80.
[88]. Ibid., p.XXIII.
[89]. Ibid., p.XIV.
[90]. Ibid., p.83.
[91]. Ibid., p.79.
[92]. Ibid., p.XV.
[93]. Roger Bonnard, « Les actes constitutionnels de 1940 », Revue du droit public, 1942, p.48-90.
[94]. Ibid., p.49.
[95]. Ibid., p.78.
[96]. Ibid., p.49.
[97]. Ibid., p.59.
[98]. Ibid.
[99]. Guy Héraud, L'ordre juridique et le pouvoir originaire, (Thèse pour le doctorat en droit, Faculté de Droit de Toulouse), Paris, Sirey, 1946, p.2-4.
[100]. Ibid., p.4-5.
[101]. Vedel, Droit constitutionnel, op. cit., p.115-116 : « [Q]uand le pouvoir [constituant] est exercé en matière de révision, la Constitution fixe elle-même les conditions... dans lesquelles ce pouvoir constituant est exercé... Dans ce cas, le pouvoir constituant de révision n'est plus inconditionné. C'est un pouvoir dérivé ».
[102]. Voir supra, note 48.
[103]. Pour les définitions semblables voir : Berlia, « De la compétence des assemblées constituantes », op. cit., p.356 ; Bonnard, op. cit., p.49-50 ; Burdeau, Traité..., op. cit., t.IV, p.190 ; Fabre, op. cit., p.149 ; Jacques Velu, Droit public, Bruxelles, Bruylant, 1986, t.I, p.140 ; Prélot et Boulouis, op. cit., p.219 ; Pactet, op. cit., p.71 ; Gicquel, op. cit., p.174 ; Ardant, Institutions politiques..., op. cit., p.72 ; Burdeau, Droit constitutionnel, 21e édition par Hamon et Troper op. cit., p.77.
[104]. Claude Klein, « Pourquoi écrit-on une Constitution », in Michel Troper et Lucien Jaume (sous la direction de -), 1789 et l'invention de la constitution, (Actes du Colloque de Paris organisé par l'Association française de droit constitutionnel, les 2, 3 et 4 mars 1989, Paris-Bruxelles, L.G.D.J.-Bruylant, 1994, p.89-94 ; Cadoux, op. cit., t.I, p.145 ; Chantebout, op. cit., p.39.
[105]. Cadoux, op. cit., t.I, p.146 ; Chantebout, op. cit., p.38.
[106]. Héraud, L'ordre juridique et le pouvoir originaire, op. cit., p.323.
[107]. L'expression appartient à André Hauriou, Jean Gicquel et Patrice Gélard, (Droit constitutionnel et institutions politiques, Paris, Montchrestien, 6e édition, 1975, p.316.). Voir aussi Gicquel, op. cit., p.169.
[108]. Cadoux, op. cit., t.I, p.146.
[109]. Pour les circonstances de l'établissement des constitutions voir Edward McWhinney, Constitution-Making : Principles, Process, Practice, Toronto, University of Toronto Press, 1981, p.14-21.
[110]. Bonnard, op. cit., p.59 ; Burdeau, Essai d'une théorie de la révision..., op. cit., p.XIV, 43.
[111]. En ce sens voir : Carré de Malberg, Contribution..., op, cit., t.II, p.290-492, 496-497 ; Burdeau, Essai d'une théorie de la révision..., op. cit., p.XV, XXII-XXIII, 7-8, 14-15, 42, 46.
Contra voir : Burdeau, Traité..., op. cit., t.IV, p.200-202 ; Maurice Duverger, « Contribution à l'étude de la légitimité des gouvernements de fait », Revue du droit public, 1945, p.77-81 ; Bonnard, op. cit., p.54-57.
[112]. Carré de Malberg, Contribution..., op. cit., t.II, p.490.
[113]. Ibid., t.II, p.496.
[114]. Burdeau, Traité..., op. cit., t.IV, p.218.
[115]. Pour l'influence de la pensée démocratique sur le choix de l'organe de révision voir : Burdeau, Traité..., op. cit., t.IV, p.220-221.
[116]. Burdeau, Traité..., op. cit., t.IV, p.124 ; Lavroff, Le droit constitutionnel..., op. cit., p.99 ; Héraud, L'ordre juridique, op. cit., p.5 ; Ardant, Institutions politiques..., op. cit., p.72 ; Burdeau, Droit constitutionnel, 21e édition par Hamon et Troper op. cit., p.77 ; Fabre, op. cit., p.149 ; Gicquel, op. cit., p.174 ; Pactet, op. cit., p.71 ; Turpin, Droit constitutionnel, op. cit., 2e éd., 1994, p.85 ; Vedel, Droit constitutionnel, op. cit., p.115 ; Velu, op. cit., p.140 ; Edouard Laboulaye, Questions constitutionnelles, Paris, Charpentier et Cie, 2e édition, 1873, p.371.
[117]. Cependant si l'on consulte un manuel quelconque de droit constitutionnel, on pourrait trouver des classifications des modes d'établissement des constitutions (les formes du pouvoir constituant originaire). Les manuels classifient en général ces modes suivant les théories de la souveraineté. Ainsi si la souveraineté appartient à un monarque la constitution sera faite par le mode de l'octroi, si elle est partagée entre un monarque et une assemblée la constitution sera faite par le mode du pacte. Ce sont les procédés monarchiques de l'établissement des constitutions. Il y a aussi les procédés démocratiques. Car dans une démocratie la souveraineté ne peut appartenir qu'à la nation ou au peuple. Si la souveraineté appartient à la nation, la constitution sera faite par le mode de l'assemblée constituante ; si elle appartient au peuple, la constitution sera faite par le mode du référendum constituant. Il faut cependant souligner que le pouvoir constituant originaire n'est pas lié par ces modes. Il peut utiliser l'un de ces modes, comme il peut faire un mélange entre eux ; ou bien il peut utiliser un mode tout à fait original qui n'existait pas du tout jusqu'alors. A ce propos, il n'y a aucune obligation juridique qui s'impose au pouvoir constituant originaire.
[118]. Les constitutions déterminent généralement cette procédure en trois phases : l'initiative, l'élaboration et la ratification de la révision (Burdeau, Traité..., op. cit., t.IV, p.250-251 ; Ardant, Institutions politiques..., op. cit., p.81 ; Chantebout, op. cit., p.42 ; Debbasch et alii, op. cit., p.95 ; Jeanneau, op. cit., p.95).
L'initiative de la révision.- L'initiative de la révision peut être conférée au seul gouvernement ou au parlement exclusivement, ou bien elle peut être partagée entre le gouvernement et le parlement. Elle peut même être accordée au peuple.
L'élaboration de la révision.- Dans cette deuxième phase de la procédure de révision, on décide si l'on doit prendre l'initiative en considération et de lui donner suite. Cette décision sera prise tantôt par une assemblée réunie à cette fin, tantôt par les assemblées ordinaires. D'ailleurs, il est prévu des procédures solennelles, comme la condition de deux délibérations ou de dissolution de l'assemblée, comme les conditions de l'adoption à la majorité qualifiée (par exemple 3/5, 2/3, 3/4 etc.).
La ratification de la révision.- Certaines constitutions comportent une formalité supplémentaire. C'est la ratification de la révision. Les constitutions en général attribuent ce droit au chef d'Etat ou bien au peuple. Dans le premier cas on parle du veto présidentiel ; dans le deuxième, du veto populaire, par le moyen du référendum.
[119]. Si une constitution ne comporte aucune disposition sur sa révision, il faut en déduire qu'elle peut être révisée par la mise en oeuvre de la procédure d'adoption des lois ordinaires. Car, la constitution est en dernière analyse une loi, et par conséquent elle est révisable comme toutes les autres lois. En ce sens voir Julien Laferrière, Manuel de droit constitutionnel, Paris, Editions Domat-Montchrestien, 2e édition, 1947, p.288 : « Juridiquement, la Constitution est une loi ; or de par sa nature, la loi est un acte... modifiable ».
[120]. Berlia, « De la compétence des assemblées constituantes », op. cit., p.356.
[121]. Burdeau, Essai d'une théorie de la révision..., op. cit., p.41.
[122]. Héraud, L'ordre juridique..., op. cit., p.2 et 4.
[123]. En ce sens voir : Burdeau, Essai d'une théorie de la révision..., op. cit., p.43 : « L'autorité chargée des révisions constitutionnelles » est un « organe constituant par son but, mais l'organe constitué par son origine » (C'est nous qui soulignons). Le doyen Vedel aussi affirme la même idée : « ... en tant que le pouvoir constituant s'exerce en vue de la révision de la Constitution, il vise à l'exercice d'une compétence définie déjà par la Constitution. Il est constituant par ses effets ; il est constitué quant à ses conditions d'exercice » (Vedel, Droit constitutionnel, op. cit., p.161). « Si l'organe constituant existe en vertu d'une Constitution en vigueur, il est constituant par son objet, mais constitué quant à sa compétence » (Ibid., p.277).
[124]. En ce sens voir : Burdeau, Essai d'une théorie de la révision..., op. cit., p.43. C'est nous qui soulignons.
[125]. Vedel, Droit constitutionnel, op. cit., p.160. « Il est constituant par son objet, mais constitué quant à sa compétence » (Ibid., p.277).
[126]. Georges Vedel, « Schengen et Maastricht : à propos de la décision n°91-294 DC du Conseil constitutionnel du 25 juillet 1991 », Revue française de droit administratif, 1992, p.179.
[127]. Vedel, « Souveraineté et supraconstitutionnalité », op. cit., p.90. C'est nous qui soulignons.
[128]. Comme on va le voir en bas, les partisans (Carl Schmitt et Olivier Beaud) de la conception matérielle refusent l'homogénéité du pouvoir constituant originaire et du pouvoir de révision constitutionnelle, ainsi qu'il nie la nature constituante du pouvoir de révision constitutionnelle.
[129]. Carl Schmitt, Théorie de la Constitution, Trad. par Lilyane Deroche, Paris, P.U.F., Coll. « Léviathan », 1993., p.211.
[130]. Ibid., p.241.
[131]. Ibid., p.213.
[132]. Ibid., p.229.
[133]. Ibid.
[134]. Ibid., p.121.
[135]. Ibid., p.151.
[136]. Ibid., p.241.
[137]. Ibid., p.237.
[138]. Ibid., p.151.
[139]. Ibid.
[140]. Ibid.
[141]. Ibid., p.154.
[142]. Ibid., p.152, 153.
[143]. Ibid., p.153.
[144]. Ibid., p.141-142.
[145]. Ibid., p.155.
[146]. Ibid., p.141.
[147]. Ibid., p.142
[148]. Ibid., p.155.
[149]. Ibid. C'est nous qui soulignons.
[150]. Ibid., p.155. « Par la voie de l'art.76, on peut modifier les lois constitutionnelles, mais pas la constitution » (Ibid., p.156). « Que la ‘constitution’ puisse être révisée ne veut pas dire que les décisions politiques fondamentales qui constituent la substance de la constitution peuvent être abrogées à tout moment par le parlement ou remplacées par n'importe quelles autres. Le Reich allemand ne peut pas être transformé en monarchie ou en république soviétique par une décision du Reichstag à la majorité des deux tiers » (Ibid.).
[151]. Ibid., p.237.
[152]. Ibid., p.156.
[153]. Ibid., p.241.
[154]. Beaud, La puissance de l'Etat, op. cit., p.315. Voir également Olivier Beaud, « Maastricht et la théorie constitutionnelle », Les Petites affiches, 31 mars 1993, n° 39, p.15.
[155]. Beaud, La puissance de l'Etat, op. cit., p.315.
[156]. Beaud, La puissance de l'Etat, op. cit., p.316 ; Beaud, « Maastricht et la théorie constitutionnelle », op. cit., p.15.
[157]. Ibid., p.319.
[158]. Beaud, La puissance de l'Etat, op. cit., p.336-337 ; Olivier Beaud, « La souveraineté de l'Etat, le pouvoir constituant et le Traité de Maastricht : remarques sur la méconnaissance de la limitation de la révision constitutionnelle », Revue française de droit administratif, 1993, p.1048.
[159]. Beaud, « La souveraineté de l'Etat... », op. cit., p.1048. C'est nous qui soulignons. Egalement voir Ibid., p.1058 : « La loi constitutionnelle de révision n'exprime ni un 'pouvoir constituant' ni un pouvoir 'souverain', mais bien plutôt un pouvoir constitué, le pouvoir de révision qui est un pouvoir non souverain ».
[160]. « Différents par leur objet et leur contenu, l'acte constituant et l'acte de révision... » (Beaud, La puissance de l'Etat, op. cit., p.364).
[161]. Voir Beaud, « La souveraineté de l'Etat... », op. cit., p.1048-49.
[162]. Voir Ibid., p.1048-1049, 1059, 1061-1063.
[163]. Beaud, La puissance de l'Etat, op. cit., p.439.
[164]. Schmitt, op. cit., p.154, 213-218.
[165]. Olivier Beaud, « La souveraineté de l'Etat... », op. cit., p.1048.
[166]. Ibid., p.1059.
[167]. Ibid., p.1048. « Seul le pouvoir constituant du peuple peut remettre en cause la souveraineté » (Ibid., p.1059).
[168]. Ibid., p.1048.
[169]. Ibid., p.1063.
[170]. Ibid.
[171]. Loi constitutionnelle n° 62-1292 du 6 novembre 1962.
[172]. Beaud, La puissance de l'Etat, op. cit., p.383.
[173]. Carl Schmitt, op. cit., p.229 ; Beaud, La puissance de l'Etat, op. cit., p.315 ; Beaud, « Maastricht et la théorie constitutionnelle », op. cit., p.15.
[174]. Beaud, La puissance de l'Etat, op. cit., p.316 ; Beaud, « Maastricht et la théorie constitutionnelle », op. cit., p.15.
[175]. Ibid.
[176]. Beaud, La puissance de l'Etat, op. cit., p.314-315.
[177]. Beaud, « La souveraineté de l'Etat... », op. cit., p.1048.
[178]. Schmitt, op. cit., p..213.
[179]. Beaud, « La souveraineté de l'Etat... », op. cit., p.1048.
[180]. Vedel, « Shengen et Maastricht... », op. cit., p.179.
[181]. Carré de Malberg, Contribution..., op. cit., t.II, p.572.
[182]. Beaud, La puissance de l'Etat, op. cit., p.439.
[183]. Ibid.
[184]. Voir Beaud, La puissance de l'Etat, op. cit., p.360-368 ; « La souveraineté de l'Etat... », op. cit., p.1057, 1059.
[185]. Ce chapitre, § 1.
[186]. Schmitt, op. cit., p.154.
[187]. Ibid., p.155.
[188]. Ibid.
[189]. Ibid.
[190]. Ibid.
[191]. Ibid., p.364.
[192]. Beaud, « La souveraineté de l'Etat... », op. cit., p.1068.
[193]. Ibid.
[194]. Ibid., p.1054.
[195]. Ibid., p.1059.
[196]. Ibid., p.1061.
[197]. Ibid., p.1061-1062.
[198]. Ibid., p.1063.
[199]. Georges Vedel, « Place de la Déclaration de 1789 dans le ‘bloc de constitutionnalité’ », La Déclaration des droits de l'homme et du citoyen et la jurisprudence, (Colloque des 25 mai et 26 mai au Conseil constitutionnel), Paris, P.U.F., 1989, p.54.
[200]. Vedel, « Souveraineté et supraconstitutionnalité », op. cit., p.84.
[201]. C.C., décision n°92-312 DC du 2 septembre 1992, Traité sur l'Union européenne (Maastricht II), Rec., 1992, p.80 (19e considérant).
[202]. Schmitt, op. cit., p.154.
[203]. Ibid., p.155.
[204]. Beaud, « La souveraineté de l'Etat... », op. cit., p.1047.
[205]. Ibid.
[206]. Ibid. Seul un acte constituant est « en mesure d'abolir la souveraineté de l'Etat » (Ibid., p.1063).
[207]. Vedel, « Souveraineté et supraconstitutionnalité », op. cit., p.80-81.
[208]. En effet Olivier Beaud avoue lui-même que « cette souveraineté propre à l'Etat, cette inhérente qualité de l'Etat, cette « étaticité » (Staatlichkeit), ne figure pas toujours dans la Constitution... La Constitution de 1958 est typique de cette oblitération de la souveraineté de l'Etat et même la souveraineté constituante » (Beaud, « La souveraineté de l'Etat... », op. cit., p.1049-1050.
[209]. Beaud, « La souveraineté de l'Etat... », op. cit., p.1050. C'est nous qui soulignons.
[210]. Ibid., p.1068.
[211]. Rappelons que Carré de Malberg n'emploie pas l'expression « pouvoir constituant originaire » ni celle de « pouvoir constituant dérivé ». Voir supra, § 2, A, 1, a.
[212]. Carré de Malberg, Contribution..., op. cit., t.II, p..497. Carré de Malberg examine ce type de pouvoir constituant dans le titre « 444. Cas dans lesquels les changements de Constitution cessent d'être régis par le droit » (Ibid., t.II, p.495-497).
[213]. Ibid., p.497. Il étudie ce type du pouvoir constituant dans le titre « 445. Système juridique de la révision de la Constitution par l'organe régulièrement désigné à cet effet » (Ibid., t.II, p.497-500).
[214]. Burdeau, Essai d'une théorie de révision..., op. cit., p.80. G. Burdeau souligne que le pouvoir constituant originaire existe « après tous les mouvements révolutionnaires » (Ibid., p.80).
[215]. Bonnard, op. cit., p.49.
[216]. Voir supra note 48.
[217]. Kelsen, Théorie pure du droit, op. cit., p.279. Dans cette conception, il est également indifférent que le changement ou la modification de la constitution « soit provoqué par un mouvement de masse du peuple, ou par un groupe très restreint d'individus. Une seule chose compte : c'est que la Constitution en vigueur est soit modifiée soit remplacée complètement par une nouvelle Constitution d'une façon autre que celle qu'elle prescrivait » (Ibid.).
[218]. Velu, op. cit., p.140 ; Cadoux, op. cit., t.I, p.134 : « On appelle pouvoir constituant originaire celui qui crée la Constitution... » ; Debbasch, op. cit., p.92 ; Fabre, op. cit., p.149 . Olivier Duhamel, « Pouvoir constituant » in Olivier Duhamel et Yves Meny (sous la direction de -), Dictionnaire constitutionnel, Paris, P.U.F., 1992, p.777‑778 ; Vedel, Droit constitutionnel, op. cit., p.115.
[219]. Velu, op. cit., p.140. Fabre, op. cit., p.150 : « Il [le pouvoir constituant dérivé] correspond au pouvoir constituant qui a pour objet de réviser la constitution en vigueur ». Cadoux, op. cit., t.I p.134 : « On appelle le pouvoir constituant institué ou dérivé celui qui modifie une constitution déjà en vigueur » ; Burdeau, Hamon et Troper, op. cit., 23e éd., p.53. Koubi et Romi, op. cit., p.79 : Le pouvoir constituant dérivé est « un pouvoir destiné à s'occuper de ‘la révision de la constitution’ ».
[220]. E. de Gerlache in E. Huytens, Discussions du Congrès national du Belgique, 1844-1845, cité par Francis Delpérée, Droit constitutionnel (Tome I: Les données constitutionnelles), Bruxelles, Larcier, 2e édition, 1987, p.80. C'est nous qui soulignons.
[221]. Baguenard, op. cit., p.32. C'est nous qui soulignons.
[222]. Benoît Jeanneau, Droit constitutionnel et institutions politiques, Paris, Dalloz, 8e édition, 1991, p.91.
[223]. Baguenard, op. cit., p.32.
[224]. Geneviève Koubi et Raphaël Romi, Etat, Constitution, loi, La Garenne-Colombes, Editions de l'Espace européen, 1991, p.79 : « Le pouvoir constituant réparerait les failles d'une constitution antérieure, toujours en vigueur... ».
[225]. Chantebout, op. cit., p.38-39 ; Turpin, Droit constitutionnel, op. cit., p.85 ; Jeanneau, op. cit., p.75.
[226]. Gicquel, op. cit., p.168.
[227]. Pactet, op. cit., p.71.
[228]. Bonnard, op. cit., p.49. Voir par exemple Velu, op. cit., p.140 ; Prélot et Boulouis, op. cit., p.219.
[229]. Pactet, op. cit., p.71 ; Ardant, op. cit., p.72,
[230]. Cadart, op. cit., p.141 ; Jeanneau, op. cit., p.90 ; Duhamel, op. cit., p.777‑778.
[231]. Lavroff, Le droit constitutionnel..., op. cit., p.99. « Ne pas distinguer le pouvoir originaire directement exercé par le souverain des pouvoirs institués qui sont confiés à des organes créés par la constitution... » (Ibid., p.100). En effet le président Lavroff considère le pouvoir constituant comme « l'expression directe de la souveraineté » (Ibid., p.115-116).
[232]. C.C., décision n° 62-20 DC du 6 novembre 1962, Loi référendaire, Rec., 1962, p.27-28.
[233]. Deuxième partie, Titre 2, Chapitre 2, Section 1, Sous-section 2, § 2. A.
[234]. Voir par exemple Léo Hamon, Note sous la décision du 6 novembre 1962, Recueil Dalloz, 1963, p.399 ; François Luchaire, Le Conseil constitutionnel, Paris, Economica, 1980, p.129. Contra : Burdeau, Hamon et Troper, op. cit., 23e éd., p.441 ; Gérard Conac, « Article 11 », in Françoise Luchaire et Gérard Conac (sous la direction de), La Constitution de la République française, Paris, Economica, 2e édition, 1987, p.439.
[235]. Voir supra, § 2, A.
[236]. Burdeau, Essai d'une théorie de la révision..., op. cit., p.XIV, 79
[237]. Ibid., p.78-79.
[238]. Héraud, L'ordre juridique..., op. cit., p.2.
[239]. C.C., décision n° 92‑312 DC du 2 septembre 1992, Traité sur l'Union européenne (Maastricht II), 19e considérant, Rec., 1992, p.80.
[240]. Voir infra, Chapitre 2, Section 2 (p.85-86).
[241]. Deuxième partie, Titre 2, Chapitre 2, Section 1, Sous-section 2, § 2, B, 1.
[242]. Voir infra, Chapitre 2, Section 2 (p.86).
[243]. Burdeau, Essai d'une théorie de la révision..., op. cit., p.42.
[244]. En ce sens voir : Berlia, « De la compétence des assemblées constituantes », op. cit., p.356 ; Burdeau, Essai d'une théorie de la révision..., op. cit., p.41-43 ; Vedel, Droit constitutionnel, op. cit., p.277 ; Jorge Miranda, Intervention à la Xe Table-ronde internationale d'Aix‑en‑Provence des 16 et 17 septembre 1994, sur « Révision de la Constitution et justice constitutionnelle », in Thierry Di Manno, Ferdinand Mélin-Soucramanien et Joseph Pini, Le compte rendu de cette Table ronde, Revue française de droit constitutionnel, n° 19, 1994, p.661.
[245]. Supra, § 3, A, 3.
[246]. Burdeau, Traité..., op. cit., t.IV, p.219.
[247]. Burdeau, Essai d'une théorie de la révision..., op. cit., p.41.
[248]. En ce sens voir : Burdeau, Traité..., op. cit., t.IV, p.219.
[249]. Burdeau, Essai d'une théorie de la révision..., op. cit., p.40-41 ; Id., Traité..., op. cit., t.IV, p.219 ; Bonnard, op. cit., p.49.
Avant de passer à l'examen des limites à l'exercice du pouvoir de révision constitutionnelle, il convient d'abord de voir, ici, quelques questions préalables, telle que la question de la permanence du pouvoir constituant originaire (Section 1) et celle de savoir si le pouvoir de révision constitutionnelle est limité (Section 2).
Dans cette section, nous allons examiner la question de la permanence du pouvoir constituant originaire. En effet, pour qu'il y ait des limites s'imposant à l'exercice du pouvoir de révision constitutionnelle, il faut tout d'abord résoudre la question de savoir si le pouvoir constituant originaire est permanent, car, selon une thèse, la permanence de ce pouvoir ne permet pas l'existence même d'un pouvoir de révision constitutionnelle.
Dans la doctrine du droit constitutionnel, après avoir établi la distinction entre le pouvoir constituant originaire et le pouvoir de révision constitutionnelle, se pose ensuite généralement une deuxième question : celle de la permanence du pouvoir constituant originaire[1]. On peut constater que la vraie question qui se pose sous le titre de la permanence du pouvoir constituant originaire est en effet celle de savoir quelles relations s'établissent entre le pouvoir constituant originaire et le pouvoir de révision constitutionnelle du point de vue de leur existence réciproque. C'est pourquoi, il conviendrait de remplacer le titre de cette section[2] par le titre suivant : « Les relations entre le pouvoir constituant originaire et le pouvoir de révision constitutionnelle du point de vue de leur existence réciproque ». Cependant nous avons conservé le titre actuel, car il est d'un usage établi.
Voyons donc maintenant les relations entre le pouvoir constituant originaire et le pouvoir de révision constitutionnelle du point de vue de leur existence réciproque. De ce point de vue on peut envisager quatre types de relation[3].
1. Existence du pouvoir constituant originaire et inexistence du pouvoir de révision constitutionnelle
2. Inexistence du pouvoir constituant originaire et existence du pouvoir de révision constitutionnelle
3. Existence du pouvoir constituant originaire et existence du pouvoir de révision constitutionnelle
4. Inexistence du pouvoir constituant originaire et inexistence du pouvoir de révision constitutionnelle
La dernière combinaison est mathématiquement possible, mais nous l'écartons de notre travail, car dans ce cas, il n'existera plus d'objet à examiner. Il nous reste alors les trois premières combinaisons.
Maintenant voyons comment se pose le problème en termes juridiques.
Dans le chapitre précédent, nous avons vu qu'il y a, d'une part, un pouvoir constituant originaire qui fait la constitution, et d'autre part, un pouvoir de révision constitutionnelle, qui est institué par cette constitution. Au niveau de l'établissement de la première constitution de l'Etat, il n'y a pas de problème, c'est le pouvoir constituant originaire qui va l'établir, par ailleurs il n'existe pas à ce moment de pouvoir de révision constitutionnelle. Mais les constitutions ne sont pas parfaites, elles ne sont pas des oeuvres éternelles, elles sont donc toujours révisables[4]. Ainsi au niveau de la révision de la constitution, une question surgit : à quel pouvoir constituant appartient-il le droit de réviser la constitution ? Car à ce niveau, il y a deux pouvoirs constituants : pouvoir constituant originaire et pouvoir constituant dérivé (pouvoir de révision constitutionnelle)[5].
Il y a théoriquement trois réponses probables à cette question, coïncidant avec les trois premières combinaisons ci-dessus.
Première réponse. – C'est le pouvoir constituant originaire qui a établi la constitution qui va la réviser. A chaque fois que l'on a besoin de réviser la constitution, c'est toujours le même pouvoir constituant souverain qui intervient. Par conséquent, dans cette réponse il n'y a pas de place pour un pouvoir de révision constitutionnelle. Cette réponse a été soutenue surtout à l'époque révolutionnaire par Sieyès comme la thèse de la permanence du pouvoir constituant originaire. Nous préférons utiliser l'expression « permanence exclusive » au lieu de « permanence » tout court. Car, d'une part, dans la troisième réponse aussi, le pouvoir constituant originaire est permanent, et d'autre part, cette thèse nie l'existence d'un pouvoir de révision constitutionnelle. C'est pourquoi cette thèse peut être appelée aussi « la thèse de la négation de l'existence du pouvoir de révision constitutionnelle ». Quel que soit l'appellation de cette thèse, notons qu'elle exprime la combinaison de « l'existence du pouvoir constituant originaire et de l'inexistence du pouvoir de révision constitutionnelle ».
Deuxième réponse. – Selon cette réponse, la constitution ne peut être révisée que par le pouvoir de révision constitutionnelle, ou selon la terminologie plus usitée par le pouvoir de révision constitutionnelle. Dans cette réponse, il n'y a pas de place pour un pouvoir constituant originaire permanent. Ainsi cette réponse soutient le caractère momentané du pouvoir constituant originaire. Une fois que le pouvoir constituant originaire établit la constitution, il disparaît pour laisser sa place au pouvoir de révision, ou il se transforme en pouvoir de révision constitutionnelle. Cette réponse a été soutenue par Rousseau et Frochot. Nous allons plus tard le voir comme « la thèse de la disparition du pouvoir constituant originaire ». Cette thèse coïncide avec la combinaison de « l'inexistence du pouvoir constituant originaire et de l'existence du pouvoir de révision constitutionnelle ».
Troisième réponse. – Selon cette réponse, la constitution peut être révisée par le pouvoir constituant originaire ou par le pouvoir de révision constitutionnelle. Dans cette réponse, il y a la place pour les deux pouvoirs constituants. Ainsi cette réponse essaye de trouver un moyen terme entre les deux premières réponses extrêmes. Cette réponse a été soutenue par Georges Burdeau (dans son Traité), comme « la thèse de la coexistence du pouvoir constituant originaire et du pouvoir constituant institué ». Précisons que cette thèse exprime la combinaison de « l'existence du pouvoir constituant originaire et de l'existence du pouvoir de révision constitutionnelle ».
Ainsi conformément à ces trois réponses, il y a trois thèses sur la question de la permanence du pouvoir constituant originaire.
Nous allons d'abord voir ces trois thèses en présence (§ 1), ensuite nous allons tenter de faire une appréciation générale de la problématique (§ 2).
Comme on vient de le dire, conformément à ces trois réponses, il y a trois thèses opposées sur la question de la permanence du pouvoir constituant originaire. La première soutient la permanence exclusive du pouvoir constituant originaire, ainsi qu'elle nie l'existence même d'un pouvoir de révision constitutionnelle (A). La deuxième thèse affirme la disparition du pouvoir constituant originaire (A). Enfin la troisième essaye de trouver un moyen terme entre ces deux premières thèses (C).
Rappelons d'abord que cette thèse correspond à la combinaison de « l'existence du pouvoir constituant originaire et de l'inexistence du pouvoir de révision constitutionnelle ». Nous allons d'abord voir l'exposé (1), ensuite les critiques adressées à cette thèse (2).
Selon cette thèse, à chaque fois que l'on a besoin de modifier la constitution, c'est le même pouvoir constituant originaire qui intervient. Par conséquent, entre l'établissement d'une nouvelle constitution et la révision d'une constitution en vigueur, il n'y a aucune différence de nature. C'est toujours le même pouvoir constituant souverain qui apparaît. De ce fait, on ne peut prévoir aucune règle juridique pour la révision constitutionnelle. Le pouvoir constituant qui a établi la constitution est donc permanent. Toutes les fois qu'il le juge nécessaire, il peut réviser la constitution comme il veut quand il le veut, libre de toutes formes juridiques, même par les procédés analogues à ceux qu'opèrent les révolutions et les coups d'Etat.
Ainsi cette thèse nie l'existence d'un pouvoir de révision constitutionnelle. En d'autres termes, dans cette thèse « on élimine toute possibilité pour une constitution de prévoir utilement sa propre modification »[6]. Par conséquent, on peut logiquement affirmer que, selon cette thèse, la constitution ne peut et ne doit pas organiser sa révision. Si la constitution a organisé sa révision, « ce que l'on appelle pouvoir de révision ne saurait être qu'une parodie du pouvoir constituant véritable, celui-ci n'a qu'un visage, celui sous lequel il se révèle indépendamment de tout ordonnancement étatique, qu'un titulaire, celui qui apparaît dans son exercice originaire »[7].
Cette thèse a été soutenue à l'époque révolutionnaire par Sieyès[8]. Selon lui, le pouvoir constituant du peuple est libre de toutes formes juridiques[9], car la souveraineté populaire réside dans le pouvoir constituant du peuple. Une constitution est intangible à l'égard des pouvoirs constitués[10], mais elle ne peut pas lier la nation de laquelle elle émane. Ainsi le peuple a le droit originaire de réviser ses institutions en dehors des procédures prévues par la constitution[11].
Sieyès place la nation dans l'état de nature, telle qu'elle est conçue par Rousseau, pour les individus. « On doit, dit Sieyès, concevoir les nations sur la terre comme des individus hors du lien social ou, comme l'on dit, dans l'état de nature »[12]. La nation se forme par seul droit naturel[13].
« Le gouvernement, au contraire ne peut appartenir qu'au droit positif. La nation est tout ce qu'elle peut être par cela seul qu'elle est. Il ne dépend point de sa volonté de s'attribuer plus ou moins de droits qu'elle n'en a »[14].
De ces idées, Sieyès dégage une double conséquence[15].
Premièrement, la nation ne peut être soumise à aucune constitution[16].
« Qu'on nous dise, demande Sieyès, d'après quelles vues, d'après quel intérêt on aurait pu donner une constitution à la nation elle-même. La nation existe avant tout, elle est l'origine de tout. Sa volonté est toujours légale, elle est la loi elle même. Avant elle et au-dessus d'elle, il n'y a que le droit naturel »[17].
Deuxièmement, la nation est libre et indépendante de toutes formes juridiques pour changer sa constitution. C'est‑à‑dire que la nation n'est pas liée par les procédures de révision constitutionnelle prévues dans la constitution. Elle peut exercer son pouvoir constituant en dehors de formes préétablies par la constitution.
« L'exercice de la volonté des nations, dit Sieyès, est libre et indépendant de toutes formes civiles. N'existant que dans l'ordre naturel, leur volonté, pour sortir tout son effet, n'a besoin de porter les caractères naturels d'une volonté. De quelque manière qu'une nation veuille, il suffit qu'elle veuille ; toutes les formes sont bonnes, et sa volonté est toujours la loi suprême. [...] Une nation ne sort jamais de l'état de nature, et au milieu de tant de périls elle n'a jamais trop de toutes les manières possibles d'exprimer sa volonté. Ne craignons point de le répéter : Une nation est indépendante de toute forme ; et de quelque manière qu'elle veuille, il suffit que sa volonté paroisse, pour que tout droit positif cesse devant elle comme devant la source et le maître suprême de toute droit positif »[18].
Sieyès reproduira ces principes devant le comité de Constitution de l'Assemblée nationale, dans son « Exposition raisonnée » du 20 juillet 1789 :
« le pouvoir constituant... n'est point soumis d'avance à une Constitution donnée. La nation, qui exerce alors le plus grand, le plus important de ces pouvoirs, doit être dans cette fonction, libre de toute contrainte, et de toute forme, autre que celle qu'il lui plaît d'adopter »[19].
Notons que Sieyès préconise le régime représentatif en matière constituante. Mais il fait une distinction entre la représentation ordinaire et la représentation d'ordre constituant[20]. Cependant dans la doctrine de Sieyès cette représentation extraordinaire n'est soumise à aucune forme, pour changer la constitution. En d'autres termes, Sieyès étendait cette même liberté absolue de la nation d'être indépendante de toute forme aux représentants extraordinaire de la nation. La représentation extraordinaire « n'est soumise à aucune forme en particulier ; elle s'assemble et délibère comme ferait la nation elle-même. »[21]. Ceci parce que cette représentation extraordinaire remplace la nation dans son indépendance de toutes formes constitutionnelles.
Après avoir ainsi expliqué la thèse de la permanence exclusive du pouvoir constituant originaire sur la doctrine de Sieyès, maintenant voyons la critique de cette thèse.
Plusieurs critiques sont adressées à cette thèse.
1. Tout d'abord Esmein note que les idées de Sieyès
« n'étaient pas neuves. Elles avaient été développées bien auparavant, au profit du souverain, alors que la souveraineté résidait dans un monarque. Ici on transportait au peuple souverain ce qui avait été établi pour le souverain monarque »[23].
2. Ensuite, comme l'observe Georges Burdeau, « placée dans le cadre où elle a pris naissance, la théorie de Sieyès se justifiait par un puissant motif d'opportunité »[24]. En effet, cette théorie est en parfaite harmonie avec les idées dominantes de son époque. « Parmi les nuées révolutionnaires qui contribuèrent à assombrir l'horizon juridique, ce pouvoir absolu et indépendant de toute forme reconnu à la nation pour la révision de sa constitution est parfaitement à sa place »[25]. En d'autres termes, comme le constate Massimo Luciani, l'idée d'un pouvoir constituant, comme pouvoir illimité, a été élaborée au début de la révolution française comme un instrument constitutionnel pour réaliser, et légitimer les grandes transformations sociales et politiques de l'époque[26]. En ce qui concerne le caractère opportuniste de cette thèse, on peut avec Georges Burdeau noter que « c'est elle également qu'invoquent les milieux politiques pour s'affranchir des règles fixées par la procédure révisionniste »[27].
3. Georges Burdeau, dans sa thèse de doctorat, souligne que « toute la théorie de Sieyès est viciée par une erreur initiale, celle de placer l'idée d'un droit naturel[28] à la base de l'oeuvre constituante, en ne reconnaissant à la constitution d'autre fondement que ce droit absolu antérieur à l'Etat »[29]. Selon Georges Burdeau,
« sans doute il existe des normes de morale supérieure au droit positif, mais elles ne sauraient être érigées en préceptes juridiques. Toutes les théories qui procèdent de la croyance en un pacte social commettent la même erreur qui est de vouloir enfermer dans une construction juridique les événements d'où sont sorties la fondation et l'organisation de l'Etat. Du moment, en effet, que le Droit est un ensemble de règles applicables aux individus vivant sur un territoire déterminé, règles dont le respect est assuré par une autorité capable de faire valoir la force de contrainte qui leur est inhérente, il est difficile de rechercher hors de l'Etat cette autorité puisqu'elle est probablement l'autorité étatique »[30].
4. Georges Burdeau précise encore que l'idée d'un pouvoir constituant inconditionné et permanent repose sur le dogme de l'inaliénabilité de la souveraineté du peuple. En d'autres termes,
« derrière la puissance constituante du peuple, il y a la souveraineté populaire qui l'étaie et l'entraîne, l'une sans l'autre n'est rien : la souveraineté du peuple s'affirme en ce que c'est lui qui constitue les autorités représentatives et leur pouvoir. Ainsi la reconnaissance de la puissance constituante absolue de la nation reçoit sa signification parfaite lorsqu'on l'envisage comme devant être le signe le plus manifeste de la souveraineté. Là est sa véritable portée, sa raison d'être, mais aussi sa faiblesse »[31].
Il y a aussi d'autres auteurs qui voient un lien entre la notion de pouvoir constituant et celle de souveraineté. Par exemple, Walter Leisner, dans sa thèse de doctorat, identifie le pouvoir constituant à la souveraineté. Selon lui, « la principale manifestation de la souveraineté en droit interne est le pouvoir constituant »[32]. Et il examine les théories de la souveraineté au lieu du pouvoir constituant. Plus récemment encore Olivier Beaud défend qu'il existe un lien fondamental entre la souveraineté et le pouvoir constituant[33]. Selon l'auteur, « d'un côté la souveraineté de l'Etat se caractérise par la monopolisation du droit positif et, de l'autre, la forme moderne de cette souveraineté est la détention du pouvoir constituant par le peuple »[34].
En établissant ainsi un lien entre la souveraineté et le pouvoir constituant, on peut parler de la « souveraineté constituante du peuple » au lieu du « pouvoir constituant originaire ». Mais dans ce cas, on revient au débat classique sur la souveraineté, et par conséquent on peut aussi transposer les critiques adressées à la notion de souveraineté à celle de pouvoir constituant.
Ainsi avec Georges Burdeau, on peut dire que le dogme de la souveraineté populaire qui se trouve derrière le pouvoir constituant originaire du peuple, « reste une affirmation juridiquement sans valeur »[35]. Sans entrer dans les détails, donnons la critique adressée par Léon Duguit à la notion de souveraineté. Selon l'auteur, quand on parle de l'origine de la souveraineté,
« il faut expliquer... comment dans un groupe humain donné, il y a certains individus qui peuvent légitimement imposer leur volonté comme telle aux autres individus, mettre légitimement en mouvement une puissance de contraindre irrésistible, déterminer les cas dans lesquels ils peuvent la mettre en mouvement, comment il y a dans une société donnée certaines volontés qui ont légitimement le privilège de ne se déterminer que par elles-mêmes, le pouvoir d'adresser des commandements inconditionnés aux autres volontés »[36].
Selon Duguit,
« on discute ce problème depuis des siècles, et... cependant la solution n'a pas avancé d'un pas. La raison en est que le problème est insoluble. Pour le résoudre, en effet, il faudrait démontrer que certaines volontés terrestres sont d'une essence supérieure à certaines autres. Dans le langage courant, on peut bien parler d'ordre, de commandement ; mais si l'on réfléchit, on s'aperçoit que pour qu'il y ait un commandement, il faut nécessairement que la volonté qui commande ait une supériorité de nature sur les volontés auxquelles s'adresse le commandement. Cette supériorité ne peut exister au profit d'une volonté humaine sur une autre volonté humaine. Rien, en effet, ne nous permet d'affirmer qu'une volonté humaine est supérieure à une autre volonté humaine. Rien ne nous permet de dire qu'une volonté même collective (si l'on admet l'existence de volontés humaines collectives) est supérieure à une volonté humaine individuelle »[37].
Léon Duguit note que l'on peut probablement expliquer « la souveraineté par l'intervention d'une puissance surnaturelle »[38]. Mais « il est absolument impossible d'expliquer humainement la souveraineté de l'Etat. C'est... le vice irrémédiable de toutes les doctrines démocratiques qui veulent expliquer humainement la souveraineté »[39].
En conséquence selon Duguit, les deux explications (divine et humaine) qu'on donne à l'origine de la souveraineté
« sont aussi artificielles et chimériques l'une que l'autre. Dire que la puissance publique est de création divine, ou dire qu'elle est de création populaire, sont deux affirmations de même ordre et de même valeur, c'est‑à‑dire de valeur égale à zéro, parce qu'elles sont aussi indémontrées et indémontrables l'une que l'autre »[40].
Dans sa thèse de doctorat, Georges Burdeau, après avoir critiqué la notion de souveraineté[41] fait la conclusion suivante :
« Des lors, si le concept de souveraineté populaire est impuissant à légitimer la puissance étatique, le pouvoir constituant inconditionné de la nation que l'on avait fait intervenir comme essentiel à cette souveraineté devient une notion inutile et encombrante »[42].
Ainsi selon Georges Burdeau, en organisant la procédure de révision, le peuple abdique son pouvoir constituant illimité. Ainsi, la nation entre dans un état de droit, en sortant de l'état de nature. Désormais le peuple ne peut plus logiquement user de son pouvoir constituant illimité, parce qu'il l'a abdiqué[43].
D'ailleurs il y a d'autres auteurs qui critique la thèse de la permanence du pouvoir constituant inconditionné. Par exemple selon Massimo Luciani,
« l'idée que le pouvoir souverain est unitaire et que son titulaire est aussi unitaire et individualisé... est actuellement difficilement perceptible dans les systèmes de démocratie pluraliste »[44]. Car, d'une part, « le peuple se sert d'une expression qui fait référence à une pure fiction juridique : il n'existe pas de sujet unitaire qualifié de ce nom, alors qu'existe la réalité des divisions sociales, économiques, culturelles, etc. D'autre part, aujourd'hui la souveraineté apparaît pulvérisée et dispersée, si bien qu'il est devenu plus difficile d'individualiser ‘des actes de souveraineté’ particuliers plutôt que la souveraineté en elle-même et par elle-même »[45].
5. La critique la plus destructive adressée à la thèse de Sieyès se concentre, sans doute, sur le fait que cette thèse n'est pas conciliable avec un ordre juridique stable[46]. L'intervention d'un pouvoir constituant libre de toutes formes n'assure à l'Etat aucune stabilité et conduit à une agitation révolutionnaire chronique[47]. A chaque fois que l'on a besoin de réviser la constitution, on ne peut pas admettre que la constitution puisse être révisée par le pouvoir constituant originaire, en utilisant les procédés extra-juridiques analogues à ceux qu'opèrent les révolutions et les coups d'Etat[48]. Il est évident qu'une telle solution pourrait conduire à l'anarchie dans l'ordre constitutionnel. Georges Burdeau note que dans cette solution, « c'est la stabilité des institutions qui est compromise puisque, dès qu'il s'agira de les retoucher, il faudra faire appel au pouvoir originaire dont les réactions sont souvent brutales et toujours imprévues »[49].
Esmein refuse toute idée de Sieyès en disant que la conséquence de telle doctrine
« ce n'est pas autre chose qu'une action révolutionnaire reconnue légitime et presque en permanence ; mieux vaudrait cent fois le système qui permet au législateur de statuer librement en toutes matières »[50].
Comme le montre Paul Bastid, le raisonnement de Sieyès « maintient au coeur même de la société politique comme un foyer permanent d'insurrections possibles »[51]. Comme on l'a déjà cité, Sieyès déclare formellement qu'« on doit concevoir les nations sur la terre comme des individus hors du lien social, ou comme l'on dit dans l'état de nature »[52]. Bref, la thèse de Sieyès est une thèse proprement révolutionnaire.
6. Ensuite les auteurs notent que la thèse de Sieyès n'a pas été retenue par le droit positif. Car si la thèse de la permanence du pouvoir constituant originaire telle qu'elle est défendue par Sieyès avait été acceptée, les constitutions ne devraient pas comporter les règles prévoyant leur révision. Puisque presque toutes les constitutions écrites prévoient et organisent leur révision, cela signifie qu'il existe un pouvoir constituant institué chargé de révision constitutionnelle. Par conséquent les constitutions n'acceptent pas le droit originaire du peuple à la révision de sa constitution en dehors des procédures prévues par celle-ci à cet effet. Comme le disait Louis Dupraz, « la simple présence de normes de révision dans une constitution... atteste le fait de l'institutionnalisation du pouvoir constituant »[53]. L'existence des règles de révision signifie l'organisation d'un pouvoir de révision constitutionnelle. Ainsi en déterminant les procédures de leur révision, les constitutions créent un pouvoir de révision. Ce pouvoir, puisqu'il est créé et réglementé par la constitution, est un pouvoir constitué.
A titre d'exemple citons les deux premières constitutions du Monde. La Constitution américaine de 1787 réglemente sa révision dans son article V. Ainsi l'article premier du titre VIII de la Constitution française de 1791 stipule que
« ...la nation a le droit imprescriptible de changer sa constitution, et néanmoins considérant qu'il est plus conforme à l'intérêt national d'user seulement, par les moyens pris dans la constitution même[54], du droit d'en reformer les articles dont l'expérience avait fait sentir les inconvénients, décrète qu'il y sera procédé par une Assemblée de Révision en la forme suivante ».
Comme on le voit, les deux premières Constitutions, ainsi que les suivantes, en organisant la procédure de leur révision, ont rejeté la thèse de la permanence exclusive du pouvoir constituant originaire, et ont attribué la tâche de leur révision à une autorité qu'elles ont instituée.
7. Enfin, il faut remarquer que la pensée de Sieyès a été évaluée sur ce point. En effet Sieyès lui-même a tempéré ses idées sur le pouvoir constituant libre de tout forme. Comme l'a bien montré Paul Bastid, « il y a deux phases dans la vie de Sieyès. Révolutionnaire intransigeant dans la première période, par la suite, soucieux d'ordre et de stabilité »[55].
La doctrine révolutionnaire que nous avons vue en haut, comme le constate Paul Bastid,
« se modifiera avec les années. De plus en plus Sieyès s'apercevra que c'est surtout dans les fondements de l'édifice constitutionnel qu'il convient d'assurer la stabilité. Quant à l'exacte observation des compétences à l'intérieur de la constitution établie, il va chercher s'il n'y a pas moyen de la garantir autrement que par l'intervention redoutable d'un pouvoir régulateur, lui-même soustrait à toute règle »[56].
Et c'est dans cette recherche qu'il rencontrera l'idée de son Jury constitutionnaire[57], doté de certaines attributions constituantes, chargé de préparer l'amélioration des lois fondamentales en même temps que d'assurer leur stricte observation[58]. Cependant, ce Jury constitutionnaire, comme le montre Paul Bastid,
« n'est lui-même qu'une institution établie par les textes fondamentaux et soumise dans l'exercice de ses prérogatives aux formes que ces textes prévoient. Ce n'est, comme nous dirions aujourd'hui, qu'un pouvoir constituant institué, dérivé. Toujours est-il que, dans le discours du 2 thermidor, le pouvoir constituant de la nation s'estompe dans le lointain. Après avoir exalté la distinction des pouvoirs constituants et des pouvoirs constitués, Sieyès déclare qu'on n'en a pas tiré tout le parti qu'elle comportait. Il est donc temps d'en faire un meilleur usage, c'est‑à‑dire un usage plus restreint, en organisant le jury constitutionnaire »[59].
On se rapproche ainsi de la deuxième fonction et de la deuxième utilité du pouvoir constituant . Celui-ci doit être considéré dans ses effets aussi bien que dans son origine. Dire qu'il y a un pouvoir constituant supérieur aux pouvoirs constitués, ce n'est pas seulement affirmer la puissance inconditionnée de l'autorité nationale et entretenir la flamme révolutionnaire derrière les institutions existantes, c'est aussi maître à l'abri de violations accidentelles accomplies par des autorités subalternes certaines règles fondamentales, favorables en l'espèce à la liberté, puisque l'autonomie de l'individu est le principe même et la raison d'être de l'Etat[60].
Ainsi « l'affirmation qu'un peuple a toujours le droit de revoir et de reformer sa constitution recule-t-elle peu à peu au second plan. Formulée avec énergie en 1789, elle ne joue plus aucun rôle en l'an III »[61].
En conclusion, comme le remarque Paul Bastid, « considérée de ce point de vue, la constitution n'est plus l'expression momentanée d'une force révolutionnaire permanente. Elle représente au contraire une vertu d'ordre et de stabilité »[62]. En conséquence, on peut avec Georges Burdeau dire que, l'évolution de la pensée de Sieyès s'achève par le transfert du pouvoir originaire à un pouvoir institué[63].
Nous arrivons ainsi à la thèse la transformation du pouvoir constituant originaire en pouvoir constituant institué, autrement dit celle de la disparition du pouvoir constituant originaire.
Cette thèse correspond à la combinaison de « l'inexistence du pouvoir constituant originaire et de l'existence du pouvoir de révision constitutionnelle ». Nous allons d'abord voir l'exposé ensuite la critique de cette thèse.
Cette thèse soutient le caractère momentané du pouvoir constituant originaire. Le pouvoir constituant originaire, après avoir établi la constitution, doit disparaître[66] pour laisser la place au pouvoir de révision, ou au moins doit se transformer en pouvoir constituant institué. En d'autres termes, « dès que la Constitution est établie... s'efface le pouvoir constituant originaire et... naît le pouvoir constituant institué »[67]. Bref, le pouvoir constituant originaire s'épuise dans le premier usage.
1. Selon cette thèse, la constitution peut et doit prévoir sa révision. Le principal argument de cette thèse consiste à dire que presque toutes les constitutions écrites[68] prévoient et organisent leur révision, cela signifie qu'il existe un pouvoir de révision institué par la constitution. Car, comme le disait Louis Dupraz, « la simple présence de normes de révision dans une constitution... atteste le fait de l'institutionnalisation du pouvoir constituant »[69]. Et une fois que la constitution a organisé un pouvoir de révision constitutionnelle, elle ne peut être révisée que par ce pouvoir. En d'autres termes, le droit de réviser la constitution appartient seul au pouvoir de révision constitutionnelle, non pas au pouvoir constituant originaire. Ainsi, à chaque fois que l'on a besoin de modifier la constitution c'est le pouvoir de révision qui intervient, non pas le pouvoir constituant originaire qui a établi la constitution. C'est‑à‑dire qu'après avoir fait la première constitution, le pouvoir constituant originaire disparaît pour laisser sa place au pouvoir de révision constitutionnelle ou bien il se transforme en pouvoir constituant institué. En empruntant la métaphore de Georges Burdeau, on peut dire que le pouvoir constituant originaire « comme l'agave de Mistral qui meurt après avoir donné sa fleur, disparaît à partir du moment où il s'est épanoui dans l'oeuvre qui l'épuise »[70].
2. Cette thèse repose essentiellement sur la doctrine de Rousseau sur un pouvoir constituant lié par la procédure prévue par la constitution[71] exposée dans les Considérations sur le gouvernement de Pologne, comme l'autre thèse repose sur la doctrine de Sieyès.
Comme on le sait, Rousseau soutenait dans Du contrat social, que le peuple ne peut se lier par aucune loi fondamentale. « Il n'y a ni ne peut y avoir nulle espèce de loi fondamentale obligatoire pour le corps du peuple »[72]. Cependant dans les Considérations sur le gouvernement de Pologne, il atténuait la rigueur de ce principe, en acceptant que la constitution peut exiger pour sa révision la mise en oeuvre d'une certaine procédure. Dans ce cas la constitution ne peut être révisée que par l'autorité et selon la procédure qu'elle détermine elle-même[73]. C'est ce qui résulte de la citation suivante :
« Il faut bien peser et bien méditer les points capitaux qu'on établira comme des lois fondamentales, et l'on fera porter sur ces points seulement la force du liberum veto, De cette manière on rendra la constitution solide et ses lois irrévocables autant qu'elles peuvent l'être : car il est contre la nature du corps politique de s'imposer des lois qu'il ne puisse révoquer ; mais il n'est ni contre la nature ni contre la raison qu'il ne puisse révoquer ces lois qu'avec la même solennité qu'il mit à les établir. Voilà toute chaîne qu'il peut se donner pour l'avenir »[74].
3. Cette thèse a été particulièrement défendue par Georges Burdeau dans sa thèse de doctorat. Selon Georges Burdeau, l'attribution de la tâche de révision constitutionnelle à un seul pouvoir de révision organisé par la constitution elle-même peut assurer une vie juridique régulière et paisible[75]. Dans cette solution, pour modifier la constitution, il n'y aura pas de lieu de sortir du droit. La constitution sera révisée selon la procédure prévue par celle-ci, c'est‑à‑dire sans solution de continuité[76].
Ainsi Georges Burdeau écarte le droit originaire du peuple de réviser sa constitution en dehors de tout ordre statutaire[77]. Selon lui, la révision de la constitution aura lieu selon les formes prescrites par le droit positif[78]. De plus, « on ne peut pas dire que le pouvoir de révision suppose et met en oeuvre un pouvoir constituant autonome dont le sujet serait la nation. C'est une fiction que de dire que le peuple manifeste sa volonté par l'intermédiaire de l'organe qui a statutairement compétence pour réviser la constitution : la révision est juridiquement organisée pour que l'ordre social soit maintenu, mais pour prix de cet ordre, le peuple a abdiqué l'indépendance constituante dont il jouissait lorsqu'il vivait dans une société inorganisée. La nation ayant accepté un état de droit ne peut plus légitimement user du pouvoir constituant qui était, et ne pouvait être en elle, qu'un pouvoir de fait ; elle s'en est dépouillée »[79].
4. Maryse Baudrez accepte que le peuple soit souverain et ait le droit de changer sa constitution. Néanmoins, d'après elle, le droit du peuple de changer sa Constitution doit être utilisé dans le cadre déterminé par la constitution[80]. En d'autres termes, « le pouvoir constituant ne s'exerce pas hors constitution »[81]. Selon l'auteur,
« admettre qu'il existe un droit originaire du peuple à la révision des institutions en dehors des procédures prévues par la constitution, revient à nier toute distinction entre le pouvoir constituant originaire et pouvoir de révision constitutionnelle ou plus exactement... entre pouvoir constituant et pouvoirs constitués, dans la mesure où l'on considère que le pouvoir constituant institué n'est, en réalité, lui-même qu'un pouvoir constitué supérieur. Or l'idée même de Constitution repose sur cette distinction entre pouvoirs constituant originaire et dérivé »[82].
5. Comme le note Georges Burdeau, la thèse de la transformation du pouvoir constituant originaire en pouvoir constituant institué a été soutenue par Frochot pour réfuter la doctrine de Sieyès sur un pouvoir constituant libre de toutes formes. « En effet, tandis que pour Sieyès la souveraineté de la nation impliquait son indépendance complète en matière constituante, pour Frochot, la même souveraineté permettait à la nation de fixer les formalités et la procédure à l'intérieure desquelles sera enfermé son exercice »[83]. Frochot résumait avec une parfaite clarté cette thèse dans son discours prononcé devant l'Assemblée constituante en 1791 :
« La souveraineté nationale, a-t-on dit, ne peut se donner aucune chaîne ; sa détermination future ne peut être interprétée ou prévue, ni soumise à des formes certaines, car il est de son essence de prévoir ce qu'elle voudra. Eh bien! Messieurs, c'est précisément par un effet de sa toute puissance que la nation veut aujourd'hui en consacrant son droit, se prescrire à elle-même un moyen légal et paisible de l'exercer, et, loin de trouver dans cet acte une aliénation de la souveraineté nationale, j'y remarque au contraire un des plus beaux moments de sa force et de son indépendance... Il n'est pas une loi, depuis l'acte constitutionnel jusqu'au décret de police le moins important, qui ne soit en effet un engagement de la souveraineté nationale envers elle de vouloir telle chose de telle manière et non d'aucune autre... Garantir au peuple sa constitution contre lui-même, je veux dire contre ce penchant irrésistible de la nature humaine qui la porte sans cesse à changer de position pour un mieux chimérique ; garantir au peuple sa constitution contre les attaques des factieux, contre les entreprises de ses délégués ou de ses représentants ; enfin, donner au peuple souverain le moyen de réformer dans ses parties et même de changer dans sa totalité la constitution qu'il a jurée tel est, il me semble, Messieurs, le véritable objet de la loi qui nous occupe »[84].
En résumé, comme le montre Georges Burdeau, selon cette thèse, le pouvoir constituant, lorsqu'il est aménagé par la constitution, devient un pouvoir constitué. Et si la nation est liée par le fonctionnement des pouvoirs constitués, elle est aussi liée par l'organisation de la révision constitutionnelle telle qu'elle est réglée par la constitution elle-même. Bref selon cette thèse, le pouvoir constituant se transforme en pouvoir institué du seul fait de son aménagement par la constitution[85].
Comme on l'a vu, Georges Burdeau, dans sa thèse de doctorat, soutient que le pouvoir constituant originaire disparaît après avoir établi la première constitution du pays. Cependant Georges Burdeau, dans son Traité de science politique, souligne qu'il ne partage plus aujourd'hui cette opinion[87]. Voyons donc maintenant les raisons qui ont poussé Georges Burdeau à renoncer à la thèse de la transformation du pouvoir constituant originaire en pouvoir constituant institué. En effet l'exposé de ces raisons sera la critique de cette thèse.
1. Selon Georges Burdeau, la thèse de la disparition du pouvoir constituant originaire n'est acceptable que si l'on admet d'abord que la constitution est une oeuvre parfaite qui peut durer éternellement. Car, si cela est vrai, une fois que la constitution est faite par un pouvoir constituant originaire, celui-ci peut disparaître, parce que la constitution est parfaite et qu'elle va durer éternellement, par conséquent on n'a plus besoin d'un pouvoir constituant originaire. Or, l'expérience historique nous apprend qu'aucune constitution ne saurait se prétendre éternelle. Par conséquent il n'est pas possible d'admettre que le pouvoir constituant originaire s'épuise dans le premier usage. Alors il subsiste[88].
2. D'après Georges Burdeau, la thèse de la transformation du pouvoir constituant originaire en pouvoir constituant institué repose sur un syllogisme étayé lui-même par une pétition de principe. Voici le syllogisme :
- le
pouvoir constituant, lorsqu'il est aménagé par la constitution, devient
un pouvoir constitué
- la nation est liée par le fonctionnement des pouvoirs constitués ;
- donc, elle est liée par l'organisation de la révision réglée par l'acte constitutionnel.
Et voici la pétition de principe :
- le pouvoir constituant devient le pouvoir institué du seul fait de son aménagement par la constitution[89].
Selon Georges Burdeau,
« c'est ce qu'il faudrait prouver... et ce qui ne peut l'être, car ce n'est pas en faisant du pouvoir constituant un pouvoir constitué par son aménagement qu'on l'empêchera de demeurer constituant par son objet. Malgré son baptême il restera carpe... Et comme la majeure du syllogisme repose sur cette pétition de principe, c'est le syllogisme dans son ensemble qui s'effondre »[90].
3. Selon Georges Burdeau encore, la transformation du pouvoir constituant originaire en pouvoir constitué porte atteinte à la souveraineté nationale. Car, dans ce cas la nation sera liée par la décision de ce pouvoir constitué chargé de révision constitutionnelle. « Or, le seul fondement valable de l'obligation où se trouve la nation de respecter la volonté des pouvoirs constitués, c'est la possibilité qu'elle conserve de les organiser différemment »[91]. Et d'après Georges Burdeau, avec l'attribution du pouvoir constituant à un organe constitué, cette liberté disparaît puisque cet organe constitué pourrait éventuellement écarter la nation de la possibilité d'organiser les pouvoirs constitués différemment. On ne peut donc pas dire que la révision faite par l'organe constitué est toujours celle qui est voulue par la nation. Car, l'organe de révision peut faire une telle révision constitutionnelle pour qu'à l'avenir la nation n'ait plus la possibilité d'influencer la procédure de révision[92].
Ainsi, selon Georges Burdeau affirme qu'« il est impossible d'aligner le pouvoir constituant sur le même plan que les pouvoirs constitués par le seul artifice de son aménagement par la constitution »[93]. Car, le souveraine demeure toujours libre de réorganiser le pouvoir de révision.
4. Enfin Georges Burdeau invoque un dernier argument contre la thèse de la transformation du pouvoir constituant originaire en pouvoir constituant institué. C'est la possibilité du changement du souverain. Certes, l'hypothèse n'est pas fréquente. Cependant elle peut se produire. Qu'adviendra-t-il si le souverain a été changé dans le pays à la suite de la modification de l'équilibre des forces ? Pourra-t-on affirmer que le nouveau souverain sera lié, quant à l'exercice du pouvoir constituant, par la procédure de révision prévue par la constitution en vigueur ?
« Quand bien même le souverain du régime précédent aurait lui-même établi cette procédure, il est clair qu'elle n'obligera pas son successeur. Qu'est-ce à dire, sinon qu'il subsiste un pouvoir constituant qui n'est pas absorbé par les institutions de l'ordre juridique positif »[94] ?
5. Dans le même sens, Dmitri Georges Lavroff souligne que
« le fait que le souverain détermine une organisation constitutionnelle n'implique pas qu'il soit définitivement lié par celle-ci notamment qu'il ne puisse s'expliquer autrement que par la voie qui a été définie pour que les organes institués puissent réviser la constitution »[95].
Selon le président Lavroff,
« la seule obligation que le souverain s'est créée en établissant une organisation constitutionnelle, c'est de respecter sa présence et non pas de s'imposer son maintien. Le constituant originaire a toujours la possibilité de modifier l'organisation constitutionnelle, les organes institués qu'il a mis en place, il a simplement l'obligation de mettre fin à l'institution qu'il a créée avant de la remplacer par une autre, mais il n'est jamais obligé de la conserver indéfiniment. Comment peut-on soutenir que le titulaire du pouvoir constituant originaire, qui est nécessairement le souverain, soit limité par ses propres créations et par l'ordre juridique qu'il a établi »[96] ?
6. En dernier lieu, Carl Schmitt, lui non plus, n'accepte pas la thèse de la transformation du pouvoir constituant originaire en pouvoir de révision constitutionnelle. Car, selon le célèbre constitutionnaliste du IIIe Reich, le pouvoir constituant [originaire[97]] est inaliénable. Le pouvoir constituant [originaire] « ne peut pas être transmis, aliéné, absorbé ou consommé. Il continue toujours à exister virtuellement, coexiste et reste supérieur à toute constitution qui procède de lui et à toute disposition des lois constitutionnelles valide au sein de cette constitution »[98]. L'exercice du pouvoir constituant ne s'épuise pas[99]. D'après lui,
« de même qu'édicter un règlement d'organisation n'épuise pas le pouvoir d'organisation de celui qui a la haute main sur l'organisation et le pouvoir d'organisation, de même édicter une constitution ne peut en aucun cas épuiser, absorber ou consommer le pouvoir constituant [originaire]. Le pouvoir constituant [originaire] n'est pas abrogé ou évacué parce qu'il s'est exercé une fois. La décision politique que représente la constitution ne peut agir en retour sur son sujet et supprimer son existence politique. Cette volonté continue à exister à coté de la constitution et au-dessus d'elle »[100].
Après avoir ainsi vu les critiques adressées à la thèse de la transformation du pouvoir constituant originaire en pouvoir constituant institué, maintenant nous pouvons passer à la troisième thèse.
Cette thèse a été développée par le professeur Georges Burdeau dans son Traité de science politique[101]. Selon l'auteur, la thèse de la permanence du pouvoir constituant originaire et celle de la transformation de ce pouvoir en pouvoir institué, l'une et l'autre, sont excessives. La première « élimine toute possibilité pour une constitution de prévoir utilement sa propre modification »[102]. La deuxième « élimine radicalement, dans le cadre d'un ordre juridique donné, toute possibilité d'intervention régulière du pouvoir constituant originaire. Ses manifestations ne pourront, par conséquent, qu'être affectées d'un caractère révolutionnaire »[103]. Dans le premier cas, « c'est la stabilité des institutions qui est compromise puisque, dès qu'il s'agira de les toucher, il faudra faire appel au pouvoir originaire dont les réactions sont souvent brutales et toujours imprévues »[104]. Dans le second cas, « ce sont les prérogatives du souverain qui risquent de se voir méconnues puisque le statut constitutionnel de l'Etat peut être changé sans son consentement actuel »[105].
C'est pourquoi, Georges Burdeau essaye de trouver un moyen terme entre ces deux extrêmes.
D'abord Georges Burdeau constat que « presque toutes les constitutions écrites prévoient la manière dont elles peuvent être modifiées, ce qui veut dire qu'elles organisent – et lient par conséquent – l'exercice du pouvoir constituant »[106]. Et puis, il pose la question suivante : « Dans quelle mesure une pratique si répandue peut-elle se concilier, en fait, avec l'existence du pouvoir constituant proprement dit »[107] ?
Ensuite pour trouver un terrain de compromis, Georges Burdeau considère les raisons qui militent en faveur de l'intervention d'un pouvoir constituant institué.
« Il s'agit, écrit-il, avant tout, d'éliminer le jeu de forces politiques inorganisées, d'éviter l'agitation et le désordre que ne manque pas de déclencher l'intervention du pouvoir constituant originaire... C'est pourquoi la plupart des constitutions prévoient elles-mêmes l'autorité qui aura qualité pour les modifier et la procédure selon laquelle seront effectués les changements éventuels »[108].
Selon Georges Burdeau, « il y a là un souci légitime de garantir contre les emportements du souverain la stabilité des institutions en vigueur. On ne saurait donc nier l'opportunité de l'aménagement d'un pouvoir de révision »[109].
Mais d'autre part, il faut sauvegarder la permanence du pouvoir constituant originaire. C'est pourquoi Georges Burdeau envisage la coexistence du pouvoir constituant institué avec le pouvoir constituant originaire. Et pour cela, selon lui, le pouvoir constituant institué doit respecter une triple condition[110].
(1) « Le pouvoir constituant institué ne peut d'abord prétendre éliminer le pouvoir originaire. En aucun cas, son établissement n'implique que le souverain a renoncé à ses prérogatives constituantes »[111].
(2) Le pouvoir constituant institué est seulement compétent pour des révisions limitées[112].
(3) « Enfin, l'existence d'une procédure de révision ne sera compatible avec le pouvoir constituant du souverain que dans la mesure où elle permettra à celui-ci de se faire entendre au cours de l'opération »[113].
Comme nous l'avons indiqué dans l'introduction, selon la conception que nous avons adoptée dans ce travail, il n'appartient pas à la science du droit de justifier telle ou telle doctrine sur telle ou telle institution. La science du droit a pour objet les normes juridiques. La tâche de la science du droit, comme celle de toutes les autres sciences est seulement de décrire, non pas de prescrire[114].
C'est pourquoi, nous excluons, par hypothèse même, les arguments prescriptifs invoqués pour justifier la thèse de la permanence du pouvoir constituant originaire ou celle de sa transformation en pouvoir institué, ou celle de la coexistence de ces deux pouvoirs.
Ainsi, les arguments de Sieyès invoqués en faveur de la thèse de la permanence du pouvoir constituant originaire n'ont pour objet de que justifier cette thèse, non pas décrire une norme juridique. Par exemple, Sieyès affirmait qu'« une nation ne doit[115] pas se mettre dans les entraves d'une forme positive »[116], et que « la nation... doit[117] être dans cette fonction, libre de toute contrainte, et de toute forme, autre que celle qu'il lui plaît d'adopter »[118], ainsi qu'« on doit[119] concevoir les nations sur la terre comme des individus hors du lien social ou, comme l'on dit, dans l'état de nature »[120]. Comme on le voit, ces propositions sont prescriptives, non pas descriptives, par conséquent elles n'appartiennent pas à la science du droit. D'ailleurs elles ne concernent nullement une norme juridique.
D'autre part, une partie des arguments invoqués en faveur de la thèse de la transformation du pouvoir constituant originaire en pouvoir constituant institué, eux non plus, ne relèvent pas de la science juridique. Par exemple, rappelons-nous que selon Georges Burdeau (dans sa thèse de doctorat), le pouvoir constituant originaire, après avoir fait la première constitution, doit disparaître pour laisser sa place au pouvoir institué, car la permanence d'un pouvoir constituant libre de toutes formes n'assure à l'Etat aucune stabilité et conduit à une agitation révolutionnaire chronique[121], tandis que l'attribution de la tâche de révision constitutionnelle à seul un pouvoir de révision organisé par la constitution peut assurer une vie juridique régulière et paisible[122]. Ces propositions, quoiqu'elles expriment une idée juste ou injuste, ne décrivent aucune norme juridique.
En outre, une partie des arguments de Georges Burdeau (dans son Traité) invoqués en faveur de la thèse de la coexistence du pouvoir constituant originaire et du pouvoir constituant institué n'appartiennent non plus à la science du droit. Comme on l'a vu, Georges Burdeau, d'une part, constate que le pouvoir constituant originaire ne disparaît pas après avoir établi une nouvelle constitution, mais d'autre part, il essaye de justifier la coexistence d'un pouvoir de révision organisé par la constitution. Rappelons-nous ce passage que nous avons déjà cité :
« Il y a là un souci légitime de garantir contre les emportements du souverain la stabilité des institutions en vigueur. On ne saurait donc nier l'opportunité de l'aménagement d'un pouvoir de révision. Mais puisque, par ailleurs, celui-ci doit sauvegarder la permanence du pouvoir originaire, il devra respecter une triple condition »[123].
Comme on le voit clairement, le langage de Georges Burdeau est un langage prescriptif, et non pas descriptif. Il veut légitimer l'existence d'un pouvoir constituant institué, autrement dit il veut justifier l'opportunité de l'organisation d'un tel pouvoir. Comme on l'a dit, il n'appartient pas à la science du droit de justifier quoi que ce soit. La science du droit a pour objet de décrire les normes juridiques en vigueur. Or les propositions de Georges Burdeau ne sont pas relatives à une norme juridique. De plus, Georges Burdeau prescrit une norme qui n'existe dans aucun texte positif : « le pouvoir de révision doit respecter une triple condition ». Par exemple, une de ces conditions est que le pouvoir de révision ne peut pas entreprendre une refonte totale des institutions constitutionnelles, ainsi qu'il ne peut pas atteindre à l'esprit du régime politique ou à la substance de l'idée de droit[124]. Cependant ces conditions ne sont pas inscrites dans le texte de la Constitution. Ainsi Georges Burdeau essaye non seulement de justifier l'opportunité de telle ou telle disposition constitutionnelle, mais encore de prescrire des normes qui n'existent pas dans la constitution. Or, le rôle de la science du droit est seulement de décrire les normes juridiques en vigueur, non pas ni de justifier leur opportunité, ni de prescrire des nouvelles normes[125].
* * *
Alors, maintenant, conformément à notre conception de la science du droit, c'est‑à‑dire, en décrivant les normes constitutionnelles, essayons de vérifier le bien‑fondé de ces trois thèses, c'est‑à‑dire celle de la permanence exclusive du pouvoir constituant originaire, celle de la transformation de ce pouvoir en pouvoir constituant institué et celle de la coexistence de ces deux pouvoirs.
Commençons d'abord par la première.
Rappelons-nous que selon cette thèse, c'est le pouvoir constituant originaire qui a établi la constitution qui va la réviser. A chaque fois que l'on a besoin de réviser la constitution, c'est toujours le même pouvoir constituant souverain qui intervient. Par conséquent, dans cette thèse, il n'y a pas de place pour un pouvoir constituant institué. Autrement dit, cette thèse, telle qu'elle est défendue par Sieyès, nie l'existence même d'un pouvoir constituant institué.
Or quand on regarde les constitutions, on voit que presque toutes les constitutions organisent un pouvoir de révision, en réglementant la procédure de leur révision. En d'autres termes, la présence des normes constitutionnelles qui règlent la révision constitutionnelle atteste qu'il existe un pouvoir de révision. Alors, si cette thèse niant l'existence du pouvoir constituant institué avait été retenue par le droit positif, les constitutions ne devraient pas comporter les règles prévoyant leur révision. Par conséquent, nous pouvons affirmer que la thèse de la permanence exclusive du pouvoir constituant originaire, telle qu'elle est défendue par Sieyès, n'est pas fondée devant l'existence des normes de la constitution qui règlent la révision constitutionnelle. En d'autres termes, cette thèse a été démentie par le droit positif.
On se souviendra que, selon cette thèse, les constitutions, en réglementant leur révision, organisent un pouvoir de révision. Ainsi, une fois que le pouvoir constituant originaire établit la constitution, il disparaît en se transformant en pouvoir constituant institué. C'est‑à‑dire que le pouvoir constituant originaire, lorsque la constitution a organisé sa révision, dévient un pouvoir constituant institué. Et comme on l'a vu, dans cette thèse il n'y a pas de place pour le pouvoir constituant originaire permanent. Par conséquent la constitution ne peut être révisée que par la mise en oeuvre des procédés prévus par la constitution elle-même à cet effet. Ainsi cette thèse, qui soutient le caractère momentané du pouvoir constituant originaire, nie la possibilité de réapparition de ce pouvoir après avoir fait une nouvelle constitution.
Pour vérifier le bien-fondé de cette thèse devant les normes constitutionnelles, posons-nous la question suivante : L'organisation d'un pouvoir de révision signifie‑t‑elle la disparition du pouvoir constituant originaire ? En d'autres termes, la présence des dispositions de la constitution qui règlent la révision constitutionnelle élimine‑t‑elle l'existence permanente du pouvoir constituant originaire ?
A notre avis, non. Parce que, selon la conception formelle que nous avons adoptée dans cette thèse, le pouvoir constituant originaire est un pur fait, non susceptible de qualification juridique. Ce pouvoir, on l'a vu, s'exerce par les voies révolutionnaires[126]. Le pouvoir constituant originaire, après avoir fait une nouvelle constitution se retire de l'exercice pour une certaine durée, mais il ne disparaît pas éternellement, parce qu'il a toujours la possibilité de se remettre en exercice, de réapparaître, simplement en procédant à une révolution. En d'autres termes, pour que le pouvoir constituant originaire réapparaisse, il lui suffit d'abroger ou de déconstitutionnaliser la constitution en vigueur et d'anéantir le pouvoir de révision constitutionnelle en place. Mais cette possibilité dépend des circonstances de forces, c'est‑à‑dire qu'elle relève du domaine du fait, non pas du droit.
Par conséquent on ne peut pas nier la possibilité de la réapparition du pouvoir constituant originaire. Car, nier cette possibilité revient à nier aussi le phénomène des révolutions. Or, comme on le sait, les révolutions sont des purs faits qui ne connaissent pas des restrictions juridiques. De ce fait, une constitution ne peut ni prévoir, ni interdire sa révision révolutionnaire. Même si une constitution comporte une règle interdisant sa révision révolutionnaire, cette règle n'a aucun sens, n'a aucune valeur juridique. Car, les dispositions de la constitution sont adressées aux pouvoirs constitués, mais non pas au pouvoir constituant originaire. Le pouvoir constituant originaire, étant un pouvoir de fait, n'est pas lié par les dispositions constitutionnelles.
En conséquence, les dispositions de la constitution qui règlent sa révision n'interdisent pas la révision révolutionnaire de la constitution, c'est‑à‑dire la révision faite par le pouvoir constituant originaire. Alors, le pouvoir constituant originaire ne disparaît pas, ou ne se transforme pas en pouvoir constituant institué du seul fait que la constitution organise un pouvoir de révision. Bref le pouvoir constituant originaire n'est qu'un pur fait ; et un pouvoir de fait ne peut pas être réglementé par le droit. Ainsi une disposition de la constitution ne peut pas disparaître du pouvoir constituant originaire.
De plus il est logiquement impossible de transformer le pouvoir constituant originaire en pouvoir constituant institué, car ces deux pouvoirs se trouvent dans deux différents mondes : le premier dans le monde des faits, le deuxième dans celui du droit. Et, selon la « loi de Hume », il n'y a pas de passage autorisé entre ces deux mondes[127].
D'ailleurs, dans la pratique aussi, probablement parce qu'étant conscientes de ce phénomène, les constitutions en général ne nient pas les révolutions. Presque toutes les constitutions organisent leur révision, Cependant ces mêmes constitutions ne contiennent aucune disposition interdisant leur révision révolutionnaire. A notre connaissance, il y a seulement deux constitutions qui nient le phénomène révolutionnaire. L'article 136 de la Constitution du Mexique du 31 janvier 1917[128] et l'article 250 de la Constitution du Venezuela du 23 janvier 1961[129] stipulent que les interventions de fait n'ont aucun effet sur la validité de la constitution.
Même si une constitution interdit sa révision révolutionnaire, cette interdiction n'a aucun sens, n'a aucune valeur juridique. Car, comme on vient de l'expliquer les révolutions sont des purs faits qui ne connaissent pas de restrictions juridiques.
En conclusion (1) les dispositions de la constitution qui règlent la révision constitutionnelle n'interdisent pas la révision révolutionnaire de la constitution. Car, elles sont adressées au pouvoir constituant institué, non pas au pouvoir constituant originaire. Alors, l'organisation d'un pouvoir de révision ne signifie pas la disparition du pouvoir constituant originaire.
(2) Même si une constitution, en interdisant sa révision révolutionnaire, prévoit la disparition du pouvoir constituant originaire, cette interdiction n'a aucun sens, n'a aucune valeur juridique. Car, une constitution ne peut ni prévoir ni interdire sa révision révolutionnaire.
En conséquence, le pouvoir constituant originaire, après avoir fait une nouvelle constitution, se retire de l'exercice pour une certaine durée, mais il ne disparaît pas éternellement. Car il a toujours la possibilité de se remettre en exercice, de réapparaisse, de resurgir. Pour cela il lui suffit d'abroger ou de déconstitutionnaliser la constitution en vigueur par la voie révolutionnaire.
Maintenant passons à la vérification de la troisième thèse.
Rappelons-nous que cette thèse, qui est défendue par Georges Burdeau, essaye de trouver un moyen terme entre les deux premières thèses extrêmes. Dans cette thèse, il y a la place pour les deux pouvoirs constituants. En effet, Georges Burdeau, d'une part, en acceptant la permanence du pouvoir constituant du souverain, et d'autre part, en observant « l'opportunité de l'aménagement d'un pouvoir de révision »[130], envisage la coexistence du pouvoir constituant originaire et du pouvoir constituant institué. Et pour cela, il prévoit quelques conditions que nous avons vues plus haut. Soulignons seulement que, selon une de ces conditions, la procédure de révision doit permettre au pouvoir constituant du souverain de se faire entendre au cours de l'opération[131]. En d'autres termes, le souverain, c'est‑à‑dire le pouvoir constituant originaire peut toujours intervenir dans l'opération de révision constitutionnelle.
A notre avis, la thèse de la coexistence du pouvoir constituant originaire et du pouvoir constituant institué, telle qu'elle est entendue par Georges Burdeau, est loin d'être discutable. Car, d'abord, répétons que nous acceptons la permanence du pouvoir constituant originaire, telle que nous l'avons expliquée en haut, c'est‑à‑dire que le pouvoir constituant originaire, après avoir fait une nouvelle constitution, ne disparaît pas éternellement. Il subsiste donc. Il a toujours la possibilité de réapparaître. Il peut intervenir quand il veut, comme il le veut. Cependant, par définition même, il ne peut intervenir que par les voies révolutionnaires, c'est‑à‑dire en abrogeant ou en déconstitutionnalisant la constitution en vigueur. Car, le pouvoir constituant originaire, selon la conception formelle, ne peut s'exercer que dans le vide juridique. Autrement dit, l'exercice d'un pouvoir constituant originaire et l'existence d'une constitution en vigueur ne sont pas en même temps concevables. La présence d'une constitution signifie que le pouvoir constituant originaire n'est pas en exercice. Par conséquent s'il y a une constitution en vigueur, et tant que celle-ci n'est pas abrogée ou déconstitutionnalisée, logiquement elle ne peut être révisée que par le pouvoir de révision constitutionnelle conformément à la procédure prévue par la constitution, non pas par le pouvoir constituant originaire. De ce fait, la thèse de Georges Burdeau selon laquelle le pouvoir constituant originaire peut s'immiscer dans l'opération de révision ne nous paraît pas pertinente. Car, ce dernier, on l'a dit, ne s'exerce pas en présence d'une constitution. Autrement dit, pour que le pouvoir constituant originaire soit en exercice, il ne faut pas qu'il y ait une constitution en place. Parce que par définition même il ne peut pas exister à la fois un pouvoir constituant originaire en exercice et une constitution en vigueur.
Alors, le pouvoir constituant originaire ne peut s'exercer qu'après avoir abrogé ou déconstitutionnalisé la constitution en vigueur. Et si une constitution est abrogée ou déconstitutionnalisée, le pouvoir de révision institué par cette constitution s'effondre aussi, car il tient son existence de cette constitution. En d'autres termes, l'apparition du pouvoir constituant originaire implique nécessairement la disparition du pouvoir de révision constitutionnelle en place. Alors, l'exercice du pouvoir constituant originaire et l'existence du pouvoir de révision constitutionnelle sont deux choses logiquement incompatibles[132].
En conséquence, la thèse de la coexistence de pouvoir constituant originaire et du pouvoir de révision constitutionnelle, telle qu'elle est défendue par Georges Burdeau, c'est‑à‑dire que ces deux pouvoirs peuvent s'exercer en même temps, n'est pas acceptable, car s'il y a un pouvoir constituant originaire en exercice, cela implique nécessairement qu'il n'existe pas de pouvoir de révision constitutionnelle en place, et s'il y a un pouvoir de révision constitutionnelle en place, cela signifie que le pouvoir constituant originaire n'est pas en exercice.
Alors, la thèse de la coexistence de pouvoir constituant originaire et du pouvoir de révision constitutionnelle ne peut être acceptée que si le pouvoir constituant originaire n'est pas en exercice. Il faut donc reformuler cette thèse comme suit : « la thèse de la coexistence du pouvoir constituant originaire qui n'est pas en exercice et du pouvoir de révision constitutionnelle qui est en exercice ». C'est‑à‑dire que cette thèse est fondée à condition que le pouvoir constituant originaire ne soit pas en exercice.
Et comme on l'a vu, le non-exercice du pouvoir constituant originaire, c'est‑à‑dire la réalisation de cette condition, dépend des circonstances de force. Autrement dit, c'est une condition de fait, non pas de droit. Par conséquent, même dans sa nouvelle formulation, cette thèse n'est pas fondée du point de vue de la théorie positiviste du droit, parce qu'elle insère une condition de fait dans une proposition de droit. En d'autres termes, selon cette nouvelle formulation, le pouvoir constituant originaire coexiste avec le pouvoir de révision constitutionnelle, s'il n'est pas en exercice. La vérification de la valeur « vraie / fausse » d'une proposition du droit se fait par le critère de la validité juridique[133]. Tandis que dans la proposition ci-dessus, il y a une prémisse dont la valeur « vraie » dépend des faits, non pas du droit. En effet, le pouvoir constituant originaire peut être en exercice ou non, et cela ne dépend pas du droit, mais seulement des faits.
Alors, la thèse de la coexistence du pouvoir constituant originaire et du pouvoir de révision constitutionnelle telle qu'elle est formulée par Georges Burdeau n'est pas fondée, car si le pouvoir constituant originaire est en exercice, le pouvoir de révision constitutionnelle disparaît. C'est pourquoi il faut corriger comme il suit : le pouvoir constituant originaire et le pouvoir de révision constitutionnelle coexistent, si le pouvoir constituant originaire n'est pas en exercice. Néanmoins, même dans cette nouvelle formulation, cette thèse n'est pas fondée, parce qu'elle est en contradiction avec la « loi de Hume » selon laquelle on ne peut pas inférer les conclusions du droit à partir de prémisses des faits, autrement dit il n'y a pas de passage autorisé entre le « fait » et le « droit »[134].
Récapitulons maintenant nos conclusions ci-dessus.
1. La thèse de la permanence exclusive du pouvoir constituant originaire, c'est‑à‑dire celle de la négation de l'existence du pouvoir de révision constitutionnelle n'est pas valable, parce que les constitutions, en organisant leur révision, créent un pouvoir de révision.
2. La thèse de la disparition du pouvoir constituant originaire n'est pas fondée, parce que l'organisation d'un pouvoir de révision par la constitution n'implique pas la disparition du pouvoir constituant originaire. Car les dispositions de la constitution qui règlent la révision constitutionnelle n'interdisent pas la révision révolutionnaire de la constitution. En effet, elles sont adressées au pouvoir de révision constitutionnelle, non pas au pouvoir constituant originaire. Même si une constitution, en interdisant sa révision révolutionnaire, prévoit la disparition du pouvoir constituant originaire, cette interdiction n'a aucun sens, n'a aucune valeur juridique, parce qu'une constitution ne peut ni prévoir, ni interdire sa révision révolutionnaire. Alors, le pouvoir constituant originaire, après avoir fait une nouvelle constitution, se retire de l'exercice pour une certaine durée, mais il ne disparaît pas éternellement. Car, il a toujours la possibilité de se remettre en exercice, de réapparaître, de resurgir. Pour cela il lui suffit d'abroger ou de déconstitutionnaliser la constitution en vigueur par la voie révolutionnaire.
3. La thèse de la coexistence du pouvoir constituant originaire et du pouvoir de révision constitutionnelle telle qu'elle est formulée par Georges Burdeau n'est pas fondée, car si le pouvoir constituant originaire est en exercice, le pouvoir de révision constitutionnelle disparaît. C'est pourquoi cette thèse doit être corrigée comme il suit : le pouvoir constituant originaire et le pouvoir de révision constitutionnelle coexistent, à condition que le pouvoir constituant originaire ne soit pas en exercice. Mais, même après cette correction, cette thèse n'est pas valable du point de vue de la théorie générale du droit, parce qu'elle insère une condition de fait dans une proposition du droit.
Quel que soit le bien-fondé de ces trois thèses, pour nous, il y a un pouvoir constituant originaire et un pouvoir de révision constitutionnelle. Le pouvoir constituant originaire, après avoir fait une nouvelle constitution, se retire de l'exercice, mais il ne disparaît pas éternellement. Il pourrait toujours réapparaître. Pour cela il lui suffit d'abroger ou de déconstitutionnaliser la constitution en vigueur, ainsi que d'anéantir le pouvoir de révision constitutionnelle en place. Alors, tant que la constitution n'est pas abrogée ou déconstitutionnalisée, elle ne peut être révisée que par le pouvoir de révision conformément à la procédure prévue par la constitution à cet effet. Mais une fois que la constitution a été abrogée ou déconstitutionnalisée, le pouvoir de révision constitutionnelle disparaît, seul le pouvoir constituant originaire reste. Comme on le voit, en tout état de cause, le pouvoir constituant originaire subsiste. Ce pouvoir est donc permanent, même s'il n'est pas toujours en exercice[135].
(Constinue après les notes)
[1]. Voir par exemple Burdeau, Traité..., op. cit., t.IV, p.193-196 ; Lavroff, Le droit constitutionnel..., op. cit., p.100.
[2]. « Le pouvoir constituant originaire est-il permanent ? »
[3]. En termes de logique, il s'agit de quatre combinaisons entre les éléments de l'ensemble = { existence du pouvoir constituant originaire ; inexistence du pouvoir constituant originaire ; existence du pouvoir constituant dérivé ; inexistence du pouvoir constituant originaire }.
[4]. Pour la nécessité de la révision constitutionnelle voir : Burdeau, Droit constitutionnel, 21e édition par Hamon et Troper op. cit., p.80 ; Cadoux, op. cit., t.I, p.149 Gicquel, op. cit., p.179 ; Jeanneau, op. cit., p.80-81.